vendredi 24 octobre 2014

La culture ligotée


Non, ce billet ne parlera pas de plug anal : si vous l’avez ouvert avec cet espoir, vous pouvez tout de suite le refermer. Je vais vous parler d’une autre œuvre d’art autrement choquante, j’ai nommé Carmen, de Bizet.

Oui, Carmen. Comment ça, ce n’est pas choquant ? D’après Carolyn Chard, directrice du West Australian Opera de Perth, si. Un article du Monde nous apprend en effet que ledit opéra a déprogrammé – censuré serait plus juste – pour atteinte aux bonnes mœurs et à la morale publique : pensez donc, il parle de cigaretières, et qui fument ! oui, qui fument !!! Et qui n’ont même pas l’air d’en avoir honte.

Je crois que là, on a touché le fond. Déjà, tout le tintouin autour du caractère raciste de Tintin au Congo ou de l’antisémitisme de Céline, ça me les brisait menu. Une œuvre d’art, quelle qu’elle soit, est toujours historiquement datée, et reflète donc généralement les travers de son temps, sauf caractère particulièrement visionnaire de son auteur. Tintin au Congo est raciste comme Aristote justifie l’esclavage ; Céline est antisémite, c’est certain, mais dans les années 1930 et 1940, il était loin d’être le seul. Avant cela, Voltaire aussi était antisémite, et on ne l’a pas mis à l’Index pour autant.

Mais bon, jusqu’à présent, ça se cantonnait justement à cela : les élucubrations de quelques excités qui voulaient faire interdire un Tintin, et qui en général n’arrivaient même pas à obtenir qu’on y ajoute un bandeau d’avertissement. Et encore, pour quelque chose d’aussi grave que du racisme ! Mais là, on est passé au stade supérieur : un opéra est déprogrammé, pour de bon, parce qu’il y a du tabac dedans. On ne peut guère s’empêcher de faire le lien avec ceux qui voudraient interdire de fumer dans la rue, ou sur les plages – c’est déjà le cas à certains endroits – et on se dit que décidément, il y a un problème.

La question est rendue plus complexe par le fait que le problème est en fait double. Il y a, d’une part, des attaques de plus en plus répétées, de plus en plus intenses, en provenance d’horizons de plus en plus divers, contre la liberté d’expression, en particulier la liberté artistique : que ce soit pour des motifs religieux, politiques, sociaux, sanitaires, on cherche de plus en plus à interdire de parler.

Mais ce problème de principe se double, comme on peut s’y attendre dans un système capitaliste où l’argent est la valeur maîtresse, d’un problème financier. En effet, un des sponsors du West Australian Opera est la fondation publique Healthway qui lutte, entre autres, contre le tabagisme. Le problème n’est donc pas seulement que le monde de l’art et de la culture est de plus en plus soumis à des attaques contre sa liberté de s’exprimer ; le problème est également qu’il est vulnérable face à ces attaques car en manque de moyens financiers dans un monde où l’argent peut tout.

La morale est assez évidente, et c’est que l’art et la culture ont besoin de plus de moyens garantis par l’État, afin de garantir leur indépendance de toute influence. C’est loin d’être le cas : on entend partout des critiques plus ou moins directes sur ce que la culture coûte à la société ; surtout en ces temps de crise économique, elle est, avec l’écologie, la première à passer aux oubliettes des budgets.

Le 8 janvier dernier, un éditorial du Monde avait tenté d’inverser la tendance en montrant ce que la culture rapportait économiquement – en chiffrant par exemple les emplois qu’elle génère et les effets induits dont bénéficient les autres secteurs. Mais cette approche, si elle part d’une bonne intention, est au fond désolante. On ne devrait même pas se poser la question de savoir si l’art rapporte ou pas quelque chose : ce n’est pas sa fonction.

Je tiens que l’art est une des plus hautes et des plus importantes activités humaines ; en fait, il est l’un des buts de l’humanité. Comme la science, l’art élève l’âme et exprime notre humanité ; mais il ne comprend pas les mêmes risques et dérives qu’elle. Surtout, les productions artistiques sont uniques. Si Newton était mort à la naissance, la loi de la gravitation aurait tout de même été découverte, et elle l’aurait été exactement dans les mêmes termes, par quelqu’un d’autre ; car Newton n’a rien inventé, rien extrait de lui-même, il n’a fait que découvrir une loi extérieure à l’humanité. Alors que si Mozart était mort à la naissance, La flûte enchantée n’aurait jamais existé, car cette œuvre est née de Mozart, c’est-à-dire d’une personne particulière, unique, avec son histoire, sa formation, sa personnalité uniques, et personne d’autre n’aurait pu l’écrire.

Voilà pourquoi il est essentiel que l’art reste le plus libre possible : parce que chaque entrave qu’on lui impose est une perte irrémédiable et définitive pour l’humanité tout entière. Cette liberté doit se défendre de toutes les manières : d’un point de vue politique, en luttant contre les tentatives d’atteinte à la liberté d’expression, et d’un point de vue économique, en lui garantissant les revenus dont il a besoin.

À l’heure où la culture non seulement semble moins importante que l’économie, mais encore semble généralement déconsidérée – qu’on observe la chute du niveau culturel des hommes politiques depuis 30 ans ou plus simplement la disparition de la révérence qui entourait autrefois la culture, révérence qui tend à disparaître et même souvent à être remplacée par un franc mépris –, il y a là un vaste programme.

jeudi 23 octobre 2014

Synode sur la famille 2015 : première action, le jeûne eucharistique


Dans mon dernier billet, j’appelais à des actes forts en vue de préparer le chemin du Synode ordinaire sur la famille de 2015, qui sera bien plus important que celui qui s’achève, puisque c’est alors seulement que le pape prendra des décisions concrètes.

Dans cette direction, Anne Soupa et Christine Pedotti, fondatrices du Comité de la Jupe et de la Conférence Catholique des Baptisés Francophones, ont eu une idée que je trouve à la fois très forte et très courageuse : elles entament dès à présent un jeûne eucharistique qui durera un an, jusqu’au prochain Synode. Autrement dit, tout en continuant à participer à la messe, elles s’abstiendront de communier. Ce sera pour elles une manière d’être solidaires de ceux qui n’ont théoriquement pas le droit de le faire, en particulier les divorcés remariés et les homosexuels vivant en couple.

Je vous arrête tout de suite : je vois très bien moi-même les limites de ce geste. Déjà, si c’est un geste très fort pour les catholiques, et sans doute plus généralement pour les chrétiens pratiquants, ça semblera sans doute très vide et inutile à tous les autres. Mais après tout, ce sont les autorités et les fidèles catholiques qui sont les premiers destinataires de cette action ; elle devrait donc toucher son public. En outre, je pense que même des non chrétiens, pour peu qu’ils sachent ce que représente l’Eucharistie pour un pratiquant, pourront comprendre ou au moins entrevoir sa portée.

On peut également objecter qu’il semble contradictoire d’appeler à la possibilité pour tous de communier en n’allant pas communier soi-même, et que ce n’est pas en nous privant de la communion qu’on l’accordera davantage à d’autres. On peut dire que ce n’est pas à nous, qui ne commettons pas d’injustice, et qui militons même pour plus de justice, de nous priver de quelque chose à quoi nous tenons énormément. Mais le jeûne est aussi un acte de solidarité avec ceux que l’on affame.

Car on les affame. Anne et Christine l’expliquent très bien sur le blog qu’elles ont lancé à l’occasion :

« Dans la communion eucharistique nous absorbons physiquement […] une nourriture spirituelle. Mais cet acte produit aussi une communion du croyant avec son Dieu […] et une communion entre tous ceux qui y participent. […] D’autres sens s’ajoutent. Cette communion nous unit aussi dans le temps à tous ceux et celles qui sont “admis” dans le Corps du Christ à travers les âges, c’est ce qu’on nomme la Communion des saints. La communion eucharistique a donc un caractère cosmique. Elle nous unit à Dieu, et nous unit les uns aux autres à travers le temps et l’espace. À quoi il faut encore ajouter que dans la mesure où elle est communion au Corps du Ressuscité, elle est comme […] un avant-goût […] du banquet final de l’humanité, ses noces définitives avec Dieu à la fin des temps […]. Dieu est vraiment là, dans le présent de nos vies : dans la communion eucharistique, le présent et l’éternité se confondent. Dieu est dans le présent et nous sommes dans l’éternité.

La prodigieuse pluralité des sens de la communion eucharistique – pluralité et ampleur que sans doute nous saisissons fort médiocrement à chaque fois que nous communions – suffit à monter à quel point le fait de ne pas admettre certaines personnes à la communion eucharistique fait violence aux sentiments profonds et à la foi des croyants. »

Il s’agit donc de se mettre volontairement dans la situation d’impasse qu’on impose aux exclus de l’Eucharistie. Je cite encore Anne et Christine : « Pour sortir de cette impasse, certains promeuvent ce qu’ils nomment “la communion de désir”, qui consiste à s’unir d’intention à la communion eucharistique sans y participer réellement. Cette solution nous semble bien piètre, mais nous allons l’expérimenter puisque nous allons accepter volontairement de nous mettre dans cette situation. »

On me dira qu’on les exclut nettement moins en pratique qu’en théorie. De facto, les divorcés remariés et les couples d’homos qui veulent communier peuvent, la plupart du temps, le faire : il leur suffit pour cela de ne pas se faire trop remarquer. Les prêtres n’ont aucun moyen de les repérer a priori ; et même quand ils savent, nombreux sont ceux qui tolèrent et ferment les yeux. Mais voulons-nous que ces gens soient tolérés, ou voulons-nous qu’ils soient réellement acceptés pour ce qu’ils sont ? Le jeûne eucharistique est visible, comme devrait être visible la communion de tous au Corps du Christ.

La principale objection est bien sûr théologique : comment, pour un chrétien, peut-on vouloir jeûner de Dieu ? Comment peut-on vouloir se priver de ce qui est à la fois notre but et notre plus grand soutien dans notre marche vers ce but ? Mais ne pas communier par solidarité avec des exclus, je crois que c’est communier à autre chose. On ne communie plus au Corps du Christ présent dans l’Eucharistie, mais si l’Église est aussi le Corps du Christ, alors on communie avec ce qu’elle a de blessé, de déchiré. Car ce ne sont pas seulement les personnes que blesse cette exclusion, c’est l’Église tout entière, « qui est comme mutilée, blessée par cette exclusion qu’elle pratique sur elle-même. En partageant le sort de nos frères et sœurs exclus, nous voulons entrer en communion avec ce corps blessé dont nous croyons qu’il est aussi le Corps du Christ. » Et ne pas communier pour que d’autres puissent communier comporte aussi une dimension sacrificielle – puisqu’il s’agit d’un renoncement personnel extrêmement coûteux – dont je ne peux pas imaginer qu’elle ne nous rapproche pas, autrement, de Dieu.

Tout ça pour vous dire que je vais m’associer à leur geste. Pas exactement de la même manière qu’elles, peut-être parce que je ne souhaite pas me couper totalement de la communion sacramentelle mais plutôt trouver un autre équilibre, peut-être surtout parce que je n’ai pas tout à fait le courage ou la solidarité nécessaires. Pendant un an, je ne communierai donc qu’à l’occasion des grandes fêtes ; le reste du temps, je participerai à la messe, mais sans communier.

Afin de rendre ce signe plus visible, je porterai un badge expliquant rapidement mon action ; quelque chose comme ça :




Ou encore ça :



Comme Anne et Christine, je n’appelle personne à nous suivre ou à nous rejoindre. C’est bien un jeûne, et pas une grève, puisque « nous ne demandons rien à personne sinon à Dieu dans la prière ». Nous posons un signe : si d’autres se sentent concernés, si d’autres se sentent de le faire avec nous, pour une fois, un mois, trois mois, un an, ou si d’autres veulent simplement porter un badge en continuant à communier, qu’ils le fassent.

Puisse ce geste être aimé de Dieu, nous rapprocher de Lui et contribuer à ressouder l’Église.

lundi 20 octobre 2014

Synode sur la famille : fin du sprint, début du marathon


Ça y est, on a de quoi faire de l’étude de documents. Comme en histoire-géographie, déformation professionnelle oblige, c’est quand on peut mettre différents documents en relation que ça devient intéressant ; et là, l’Église nous sert sur un plateau un véritable bac blanc pour la filière « ecclésiologie ».

On a en effet quatre documents ; et comme en histoire-géographie (j’espère que certains de mes élèves me lisent, ça leur ferait un entraînement du tonnerre), il faut les présenter si on veut comprendre leur intérêt et leur valeur respective.

Le premier est la Relatio Synodi, le document final voté par les évêques participant au Synode et censé exprimer le bilan des débats. Il est important de noter qu’il ne s’agit pas d’un document magistériel : il n’a aucune autorité, que ce soit sur le plan de l’enseignement doctrinal ou sur celui de la pastorale. Il a pourtant une double valeur. D’abord, il sera la base de travail du Synode ordinaire de 2015, celui qui sera le plus important puisque c’est de lui que sortiront, in fine, des décisions concrètes. Ensuite, il a été voté, paragraphe par paragraphe, par les membres du Synode ; ce qui signifie qu’il a une légitimité indiscutable.

De ce point de vue, deux choses sont à noter. La première, c’est que le pape a choisi de publier, pour chaque paragraphe, le nombre de voix favorables ou défavorables à son adoption. Sur les 62 paragraphes que comporte le document, on s’aperçoit ainsi que tous ont obtenu une majorité absolue – ce qui, en soi, est un signe intéressant –, mais que trois d’entre eux, nous y reviendrons, n’ont pas obtenu la majorité des deux tiers nécessaire à une adoption formelle. Pourtant – et c’est le second point qu’il faut noter –, le pape a choisi de publier tout de même, dans le corps du texte, comme s’ils avaient été adoptés, ces articles qui ont obtenu une majorité absolue, mais pas une majorité qualifiée. Autrement dit, ces points ne font pas consensus au Synode, mais le pape ne considère pas que la question soit close : clairement, tout est encore sur la table, aucune porte n’a été fermée définitivement.

Le second document à notre disposition est la Relatio post disceptationem, le document de mi-parcours publié par le cardinal Erdö et qui était censé faire le bilan des discussions et interventions de la première partie du Synode. Ce document a une valeur moindre que le précédent, puisqu’il n’a pas été voté par les évêques. Mais là encore, cela ne signifie pas qu’il soit sans valeur – loin de là. D’une part, en tant que document de travail, intermédiaire, non officiel, il a pu faire preuve d’une audace un peu plus grande que celle du document final. Il a d’ailleurs été très violemment critiqué pour cela, tant par certains évêques et cardinaux que par certains laïcs. On a même dit qu’il ne reflétait que la position de son auteur, pas celle des pères synodaux, et moins encore celle du pape ; qu’il aurait été récupéré par des journalistes en mal de scoop et instrumentalisé par les progressistes.

Mais cette interprétation ne résiste pas à l’analyse. Ainsi, alors que les cardinaux conservateurs fustigeaient les médias, le pape a pris soin de les remercier pour le travail qu’ils avaient accompli. Difficile de croire qu’il s’agit d’une simple coïncidence ou d’une politesse formelle : clairement, la diffusion médiatique de la Relatio post disceptationem n’est pas un accident de communication ; elle a au contraire été voulue par le pape, tout comme il a voulu la publication des articles non votés de la Relatio Synodi.

Les deux derniers documents sont de portée moindre, mais ils ont tout de même leur intérêt : il s’agit d’une part du discours de clôture du pape, et d’autre part du « message » adressé par les évêques, à l’issue du Synode, aux familles chrétiennes.

Cette présentation des documents étant faite, passons à l’analyse. La première chose qui frappe, évidemment, c’est l’écart qui sépare la Relatio post disceptationem d’une part, et les trois autres documents d’autre part : le document de mi-parcours est, de très loin, le plus audacieux des quatre. Et pourtant, objectivement, il ne l’était guère ! Sur les questions les plus cruciales en matière de morale sexuelle et familiale – l’homosexualité, la contraception, les cohabitations hors-mariage et l’accès à la communion pour les divorcés remariés –, il n’allait pas bien loin.

Sur la contraception, il se contentait de renvoyer à l’encyclique Humanæ vitæ, qui est d’une pauvreté intellectuelle et argumentative affligeante et défend une position intenable en raison. Sur l’homosexualité, tout en réaffirmant que l’Église refuse de mettre sur un pied d’égalité couples homo- ou hétérosexuels, il disait également que la question nécessitait réflexion et se demandait si les communautés catholiques « acceptaient » assez les homosexuels et même « accordaient une valeur » suffisante à leur orientation sexuelle. Sur les divorcés remariés, il ouvrait la porte à un possible retour à la communion après un chemin de pénitence. Sur les couples non mariés, enfin, et tout en réaffirmant « l’idéal » promu par l’Église, il y reconnaissait des « éléments constructifs », ce qui n’est pas sans rappeler les « éléments de vérité » que le concile de Vatican II avait reconnu aux religions non chrétiennes.

Certes, tout cela était insuffisant ; mais enfin, c’était déjà pas mal. Toutes ces avancées ou presque disparaissent dans les autres documents. La Relatio Synodi conserve à peu près le passage sur les couples non mariés ; en revanche, ses paragraphes 52 et 53, qui ouvrent la possibilité pour les divorcés remariés de recevoir la communion, font partie de ceux qui n’ont pas été votés par les pères. Le pape les a publiés tout de même, ce qui, comme je l’ai déjà indiqué, leur confère une certaine légitimité, mais il est clair qu’il n’y a pas eu de consensus sur ce point au Synode. De la même manière, le paragraphe 55 sur l’homosexualité a été durci par rapport au document de mi-parcours : finies les références à la valeur des unions homosexuelles ou au possible accueil d’enfants par des familles homoparentales ; les pères se contentent de répéter ce qui a toujours été dit (« l’homosexualité, c’est très vilain, mais quand même, c’est pas une raison pour leur faire du mal »). Et malgré ce changement de ton pour le pire, le paragraphe n’a pas recueilli la majorité des deux-tiers, preuve, là encore, d’un malaise persistant sur le sujet.

Les autres documents sont à l’avenant : le message des pères synodaux aux familles est complètement creux et vide ; celui du pape est principalement fondé sur la mise en parallèle d’une « tentation intégriste » avec une « tentation progressiste », ce qui est la base du discours des conservateurs dans l’Église.

Mais il y a quand même un signe d’espoir, et c’est que François appelle à « travailler » sur la Relatio Synodi pendant l’année qui nous sépare du prochain Synode. Or, rien n’indique que cet appel au travail doive se limiter aux pères synodaux : les conférences épiscopales sont explicitement citées, et rien n’interdit de penser que, comme pour le questionnaire qui a précédé le Synode, les fidèles laïcs soient également appelés à la réflexion.

C’est en cela que je parle de la fin du sprint et du début du marathon, aussi improbable que soit cette métaphore pour ceux qui me connaissent. Le moment chaud du Synode extraordinaire est passé, mais la pression ne doit pas retomber. Nous, fidèles qui souhaitons que l’Église évolue, nous avons un an pour nous faire entendre. C’est donc notre devoir que de profiter de cette opportunité. Nous devons écrire à nos évêques, leur faire part de notre vécu du Synode, de nos satisfactions, de nos déceptions, de nos attentes et de nos espoirs. Nous avons un an pour prendre la parole, de toutes les manières possibles, et sans nous décourager. Alors n’hésitez pas à le faire : écrivez à votre évêque, écrivez au pape, écrivez aux médias, réécrivez si vous n’avez pas de réponse ; demandez l’organisation d’un débat à l’échelle de votre diocèse ; faites ce que vous voulez, mais parlez. Sinon, il ne faudra pas venir vous plaindre que rien ne change.

mardi 7 octobre 2014

Défaite de la pensée, triomphe de la colère


Je ne suis pas un homme de droite. Je n’ai aucune sympathie pour la droite, même modérée, et je ne pense pas que les solutions qu’elle prétend apporter à la crise que nous traversons puissent avoir une quelconque efficacité. Je ne suis pas non plus favorable à la politique menée par l’État d’Israël. Même si je ne conteste pas le droit des Juifs de vivre en paix sur cette terre et même d’avoir un « État juif » qui soit vraiment le leur, ma sympathie va plutôt au peuple palestinien, qui subit une immense injustice de la part d’un peuple qui a pour lui le droit que donne la force.

Et pourtant, je me suis senti, ces derniers jours, solidaires d’un homme de droite, Alain Juppé, et d’un ardent défenseur d’Israël, Alain Finkielkraut. Mes démêlés avec une lectrice de mon blog m’ayant violemment accusé d’islamophobie, de racisme, de paternalisme etc. ont sans doute contribué à mon malaise, et certains de mes amis y verront la preuve que je suis, décidément, engagé dans une dérive droitière, raciste et islamophobe. Évidemment. Mais je crois qu’il y a quelque chose de bien plus profond et de bien plus important.

Alain Finkielkraut apparaissait dans un débat avec Edwy Plenel sur Arte consacré à l’éternelle question : « Y a-t-il un problème de l’islam en France ? ». Alain Juppé était le centre d’une émission de France 2 qui couvrait son retour à la politique nationale. Finkielkraut s’est vu accusé d’être, en quelque sorte, l’idiot utile du Front National (« une aubaine » pour ce parti, selon Plenel) en banalisant et en offrant une caution intellectuelle à l’islamophobie ambiante. Juppé a reçu le qualificatif de « bourreau des principes républicains » qui « [relaierait] le discours raciste ». Finkielkraut, comme trop souvent, s’est énervé, ce qui est regrettable, mais franchement compréhensible quand on voit à quel point tout ce qu’il dit est immédiatement déformé et injustement retourné contre lui – de ce point de vue, le discours d’Edwy Plenel, mensonger, car on peut difficilement croire qu’il ne comprend pas ce que Finkielkraut dit vraiment, mais redoutablement efficace d’un point de vue rhétorique, mériterait d’être décortiqué en détail, ce que je n’ai pas le temps de faire. Juppé, pour des raisons qui tiennent sans doute autant à son caractère qu’à sa plus grande habitude de l’exercice du débat télévisé, a gardé un calme olympien que je ne peux pas m’empêcher d’admirer.

Il n’est en effet probablement pas facile de ne pas enrager quand on se voit mis en accusation parce qu’on est « un homme blanc de plus de soixante ans ». Il a bien vu le piège, et s’abstient de répondre, puisque, pour reprendre ses mots il aura « forcément tort ». Mais comment une telle phrase peut-elle ne pas déclencher davantage de réactions ? Imaginons une seconde que les choses soient retournées : si un homme politique mettait en accusation une contradictrice au prétexte qu’elle est « une femme de moins de 35 ans et issue de l’immigration », quel tumulte ne déclencherait-il pas ! On l’accuserait immédiatement de dérapage, voire de crypto-racisme.

On va me dire que les deux situations ne sont pas comparables, parce que les gens issus de l’immigration sont effectivement, objectivement, victimes de discriminations dont les blancs n’ont pas à souffrir. C’est parfaitement juste : je ne suis pas en train de dire que les deux situations seraient absolument symétriques. Alain Juppé, après avoir été accusé de la sorte, restera un homme très aisé, jouissant d’un certain pouvoir, d’une grande respectabilité et d’une position sociale dominante. Alors qu’un musulman pauvre des quartiers, après avoir été mis en accusation d’une manière comparable, a encore à souffrir de sa position sociale qui fait de lui, objectivement, un opprimé.

Pour cette raison, je reconnais parfaitement que le « racisme anti-blancs » ou la « cathophobie », pour reprendre des termes que je n’aime pas énormément, ne sont pas comparables au racisme anti-noirs, ou anti-arabes, ou à l’islamophobie. Les souffrances qui en découlent ne sont absolument pas les mêmes.

Mais sont-ils pour autant justes ou même sans importance, indigne d’intérêt ? Je ne le crois pas. Une position qui se répand, défendue par exemple par les Indigènes de la République, consiste à affirmer que le racisme ne peut être que le fait d’oppresseurs sur des opprimés, et que par conséquent une classe sociale dominante peut être l’objet d’une colère de la part des dominés, mais non pas être l’objet de racisme. Cette manière de penser me semble extrêmement dangereuse, parce qu’elle fait l’amalgame entre des choses qui devraient rester clairement séparées. Le racisme, et plus généralement les haines contre une communauté ou une minorité, n’ont strictement rien à voir avec la position sociale des acteurs considérés. Le racisme est la haine ou le mépris des gens qui n’ont pas la même couleur de peau que soi, point final. À ce titre, on peut être raciste envers les blancs comme on peut l’être envers les noirs ou les arabes. De la même manière, la « christianophobie » existe, et depuis très longtemps ; bien plus longtemps, en fait, que l’islamophobie. Qu’on reprenne les débats autour de la loi de 1905 : on s’aperçoit que de nombreux politiciens, par exemple Émile Combes ou surtout Maurice Allard, étaient tout à fait « christianophobes » – on dit plutôt « anticlérical », mais ce terme est assez impropre.

Un racisme, ou tout simplement des propos racistes ou discriminatoires, peuvent-ils être sans gravité, sans intérêt ? Je ne pense pas. Pour le comprendre, il faut revenir à la base de ce qui est dit : Alain Juppé n’est pas mis en accusation pour ce qu’il dit ou pour ce qu’il fait, mais bien pour ce qu’il est. Comment cela pourrait-il être sans gravité ? Il y a là une question de principe, et il faut tenir un juste milieu : reconnaître d’une part qu’il est moins grave de voir M. Juppé mis en accusation parce qu’il est blanc que de voir un demandeur d’emploi n’être pas embauché parce qu’il est noir ; mais reconnaître également, d’autre part, que la première forme de racisme, pour être moins grave que la seconde, n’est pas sans gravité pour autant. C’est une position d’équilibriste, mais c’est, je crois, la seule qui nous évite la chute dans un excès ou un autre.

Bien sûr, je comprends assez bien ceux qui tombent dans ce travers. La domination des dominants est tellement dure, les inégalités tellement élevées, les privilèges des privilégiés – dont j’ai bien conscience de faire partie : moi pour le coup, je suis, à coup sûr, un héritier –  tellement écrasants, qu’il doit être bien tentant de disqualifier ceux qui en bénéficient pour ce qu’ils sont. Je n’ai, en fait, qu’une toute petite idée de la colère que doivent ressentir ceux qui sont tout en bas de l’échelle sociale – mais cette toute petite idée me suffit à comprendre qu’il soit bien tentant d’user de stratégies rhétoriques injustes, et de dire : « je peux être la victime d’une discrimination, mais par principe je ne peux pas en être l’auteur ».

Et pourtant, je ne crois pas que l’injustice terrible subie par les dominés justifie en aucune façon cette autre injustice qui consiste à rejeter un discours pour ce qu’est son auteur. Je ne vois pas en quoi cette seconde injustice permettrait de redresser la première. Pas plus qu’elle ne justifie une atteinte aux droits fondamentaux, comme la liberté d’expression. Oui, moi qui suis blanc, aisé, père de famille, j’ai le droit non seulement de dire ce que je veux de l’islam, mais encore de dire aux musulmans ce que, selon moi, ils devraient faire, de la même manière que je n’interdis à personne de me dire ce qu’il pense que je devrais faire. Nombreux sont ceux qui me disent : « Tu n’es pas musulman, donc tu n’as pas à dire aux musulmans ce qu’ils devraient faire » ; pourtant, de nombreux parents d’élèves, qui ne sont pas professeurs eux-mêmes, ne se privent pas de venir me dire ce que, selon eux, je devrais faire en tant que professeur – et c’est bien leur droit. De la même manière, les gens qui me nient le droit de parler de l’islamophobie (je dis bien d’en parler, pas de la nier, puisque je ne la nie pas) au prétexte que je ne peux pas la subir ne se gênent pas, de leur côté, pour nier l’existence même de la christianophobie.

Un droit fondamental n’est jamais sans limite aucune ; mais il faut veiller à ce que les limites que lui fixe la loi soient toujours absolument et rigoureusement nécessaires. On ne peut pas s’appuyer sur un contexte social, fût-il aussi grave que les inégalités et les discriminations qui structurent notre société, pour justifier une limitation injuste d’une liberté fondamentale.

Outre ces considérations de droit, qui sont à mes yeux, de très loin, les plus importantes, il faut également tenir compte de l’intérêt stratégique. Dire à tout bout de champ à n’importe qui qu’il est raciste ou islamophobe, c’est, à mon sens, le meilleur moyen de répandre effectivement le racisme et l’islamophobie. Répéter quotidiennement à un élève qu’il est stupide, ou à un enfant qu’il est méchant, il n’y a pas de plus sûr moyen de le rendre tel. La critique est d’autant plus difficile à accepter sereinement qu’elle nous semble injustifiée. Je ne connais pas exactement les politiques menées par Juppé à Bordeaux, mais je suis à peu près convaincu qu’il n’est pas un « bourreau des principes républicains ». Finkielkraut est, fondamentalement, un humaniste préoccupé par l’accès à tous d’une culture qu’il a lui-même reçue comme la plus grande des chances. De la même manière, c’est vrai que j’ai du mal à accepter calmement d’être traité d’islamophobe alors que je donne chaque semaine une demi-journée de mon temps pour que des gens, musulmans à 95%, puissent obtenir des papiers et rester en France.

Je comprends la colère de ceux qui usent et abusent des accusations d’islamophobie et de racisme. Mais ils n’ont rien à gagner à faire monter la colère concurrente de ceux qu’ils pointent ainsi du doigt. Dans la montée de ces colères et dans leur choc à venir résident non seulement la défaite, déjà présente, de la pensée, mais encore celle, à venir, du droit et de la paix.

samedi 4 octobre 2014

Les paternalistes parlent aux martyrs

Ma réponse à Ficus étant restée en place assez longtemps pour que tous ceux qui étaient intéressés la lisent, comme prévue, je la retire du blog. Non pas que j’en renie la moindre partie : étant donnée la violence de l’attaque contre mon précédent article, je n’estime pas déplacé d’avoir fait preuve moi aussi d’une certain agressivité. Mais ce genre de chose n’a pas vocation à rester en ligne ad vitam ; et malgré une réponse à ma réponse, j’ai franchement mieux à faire que de poursuivre une polémique complètement stérile.

Ceux que le débat pourrait intéresser peuvent me demander mon texte, je le leur enverrai en privé.