Je ne suis pas un homme de droite. Je n’ai aucune sympathie
pour la droite, même modérée, et je ne pense pas que les solutions qu’elle
prétend apporter à la crise que nous traversons puissent avoir une quelconque efficacité.
Je ne suis pas non plus favorable à la politique menée par l’État d’Israël. Même
si je ne conteste pas le droit des Juifs de vivre en paix sur cette terre et même
d’avoir un « État juif » qui soit vraiment le leur, ma sympathie va plutôt
au peuple palestinien, qui subit une immense injustice de la part d’un peuple
qui a pour lui le droit que donne la force.
Et pourtant, je me suis senti, ces derniers jours,
solidaires d’un homme de droite, Alain Juppé, et d’un ardent défenseur d’Israël,
Alain Finkielkraut. Mes démêlés avec une lectrice de mon blog m’ayant
violemment accusé d’islamophobie, de racisme, de paternalisme etc. ont sans
doute contribué à mon malaise, et certains de mes amis y verront la preuve que
je suis, décidément, engagé dans une dérive droitière, raciste et islamophobe. Évidemment.
Mais je crois qu’il y a quelque chose de bien plus profond et de bien plus important.
Alain Finkielkraut apparaissait dans un débat avec Edwy
Plenel sur Arte consacré à l’éternelle question : « Y a-t-il un problème
de l’islam en France ? ». Alain Juppé était le centre d’une émission
de France 2 qui couvrait son retour à la politique nationale. Finkielkraut s’est
vu accusé d’être, en quelque sorte, l’idiot utile du Front National (« une
aubaine » pour ce parti, selon Plenel) en banalisant et en offrant une
caution intellectuelle à l’islamophobie ambiante. Juppé a reçu le qualificatif
de « bourreau des principes républicains » qui « [relaierait] le
discours raciste ». Finkielkraut, comme trop souvent, s’est énervé, ce qui
est regrettable, mais franchement compréhensible quand on voit à quel point
tout ce qu’il dit est immédiatement déformé et injustement retourné contre lui
– de ce point de vue, le discours d’Edwy Plenel, mensonger, car on peut
difficilement croire qu’il ne comprend pas ce que Finkielkraut dit vraiment, mais redoutablement efficace d’un
point de vue rhétorique, mériterait d’être décortiqué en détail, ce que je n’ai
pas le temps de faire. Juppé, pour des raisons qui tiennent sans doute autant à
son caractère qu’à sa plus grande habitude de l’exercice du débat télévisé, a
gardé un calme olympien que je ne peux pas m’empêcher d’admirer.
Il n’est en effet probablement pas facile de ne pas enrager quand
on se voit mis en accusation parce qu’on est « un homme blanc de plus de
soixante ans ». Il a bien vu le piège, et s’abstient de répondre, puisque,
pour reprendre ses mots il aura « forcément tort ». Mais comment une
telle phrase peut-elle ne pas déclencher davantage de réactions ?
Imaginons une seconde que les choses soient retournées : si un homme politique
mettait en accusation une contradictrice au prétexte qu’elle est « une
femme de moins de 35 ans et issue de l’immigration », quel tumulte ne
déclencherait-il pas ! On l’accuserait immédiatement de dérapage, voire de
crypto-racisme.
On va me dire que les deux situations ne sont pas
comparables, parce que les gens issus de l’immigration sont effectivement, objectivement,
victimes de discriminations dont les blancs n’ont pas à souffrir. C’est
parfaitement juste : je ne suis pas en train de dire que les deux
situations seraient absolument symétriques. Alain Juppé, après avoir été accusé
de la sorte, restera un homme très aisé, jouissant d’un certain pouvoir, d’une grande
respectabilité et d’une position sociale dominante. Alors qu’un musulman pauvre
des quartiers, après avoir été mis en accusation d’une manière comparable, a
encore à souffrir de sa position sociale qui fait de lui, objectivement, un
opprimé.
Pour cette raison, je reconnais parfaitement que le « racisme
anti-blancs » ou la « cathophobie », pour reprendre des termes
que je n’aime pas énormément, ne sont pas comparables au racisme anti-noirs, ou
anti-arabes, ou à l’islamophobie. Les souffrances qui en découlent ne sont
absolument pas les mêmes.
Mais sont-ils pour autant justes ou même sans importance,
indigne d’intérêt ? Je ne le crois pas. Une position qui se répand,
défendue par exemple par les Indigènes de la République, consiste à affirmer
que le racisme ne peut être que le fait d’oppresseurs sur des opprimés, et que par
conséquent une classe sociale dominante peut être l’objet d’une colère de la
part des dominés, mais non pas être l’objet de racisme. Cette manière de penser
me semble extrêmement dangereuse, parce qu’elle fait l’amalgame entre des
choses qui devraient rester clairement séparées. Le racisme, et plus généralement
les haines contre une communauté ou une minorité, n’ont strictement rien à voir
avec la position sociale des acteurs considérés. Le racisme est la haine ou le
mépris des gens qui n’ont pas la même couleur de peau que soi, point final. À
ce titre, on peut être raciste envers les blancs comme on peut l’être envers
les noirs ou les arabes. De la même manière, la « christianophobie » existe,
et depuis très longtemps ; bien plus longtemps, en fait, que l’islamophobie.
Qu’on reprenne les débats autour de la loi de 1905 : on s’aperçoit que de nombreux
politiciens, par exemple Émile Combes ou surtout Maurice Allard, étaient tout à
fait « christianophobes » – on dit plutôt « anticlérical »,
mais ce terme est assez impropre.
Un racisme, ou tout simplement des propos racistes ou
discriminatoires, peuvent-ils être sans gravité, sans intérêt ? Je ne
pense pas. Pour le comprendre, il faut revenir à la base de ce qui est dit :
Alain Juppé n’est pas mis en accusation pour ce qu’il dit ou pour ce qu’il fait,
mais bien pour ce qu’il est. Comment
cela pourrait-il être sans gravité ? Il y a là une question de principe,
et il faut tenir un juste milieu : reconnaître d’une part qu’il est moins
grave de voir M. Juppé mis en accusation parce qu’il est blanc que de voir un
demandeur d’emploi n’être pas embauché parce qu’il est noir ; mais reconnaître
également, d’autre part, que la première forme de racisme, pour être moins
grave que la seconde, n’est pas sans gravité pour autant. C’est une position d’équilibriste,
mais c’est, je crois, la seule qui nous évite la chute dans un excès ou un
autre.
Bien sûr, je comprends assez bien ceux qui tombent dans ce
travers. La domination des dominants est tellement dure, les inégalités
tellement élevées, les privilèges des privilégiés – dont j’ai bien conscience
de faire partie : moi pour le coup, je suis, à coup sûr, un héritier – tellement écrasants, qu’il doit être bien
tentant de disqualifier ceux qui en bénéficient pour ce qu’ils sont. Je n’ai, en fait, qu’une toute
petite idée de la colère que doivent ressentir ceux qui sont tout en bas de l’échelle
sociale – mais cette toute petite idée me suffit à comprendre qu’il soit bien
tentant d’user de stratégies rhétoriques injustes, et de dire : « je
peux être la victime d’une discrimination, mais par principe je ne peux pas en être
l’auteur ».
Et pourtant, je ne crois pas que l’injustice terrible subie
par les dominés justifie en aucune façon cette autre injustice qui consiste à
rejeter un discours pour ce qu’est son
auteur. Je ne vois pas en quoi cette seconde injustice permettrait de redresser
la première. Pas plus qu’elle ne justifie une atteinte aux droits fondamentaux,
comme la liberté d’expression. Oui, moi qui suis blanc, aisé, père de famille,
j’ai le droit non seulement de dire ce que je veux de l’islam, mais encore de
dire aux musulmans ce que, selon moi, ils devraient faire, de la même manière
que je n’interdis à personne de me dire ce qu’il pense que je devrais faire.
Nombreux sont ceux qui me disent : « Tu n’es pas musulman, donc tu n’as
pas à dire aux musulmans ce qu’ils devraient faire » ; pourtant, de nombreux
parents d’élèves, qui ne sont pas professeurs eux-mêmes, ne se privent pas de
venir me dire ce que, selon eux, je devrais faire en tant que professeur – et c’est
bien leur droit. De la même manière, les gens qui me nient le droit de parler
de l’islamophobie (je dis bien d’en parler, pas de la nier, puisque je ne la
nie pas) au prétexte que je ne peux pas la subir ne se gênent pas, de leur
côté, pour nier l’existence même de la christianophobie.
Un droit fondamental n’est jamais sans limite aucune ;
mais il faut veiller à ce que les limites que lui fixe la loi soient toujours absolument
et rigoureusement nécessaires. On ne peut pas s’appuyer sur un contexte social,
fût-il aussi grave que les inégalités et les discriminations qui structurent
notre société, pour justifier une limitation injuste d’une liberté
fondamentale.
Outre ces considérations de droit, qui sont à mes yeux, de
très loin, les plus importantes, il faut également tenir compte de l’intérêt stratégique.
Dire à tout bout de champ à n’importe qui qu’il est raciste ou islamophobe, c’est,
à mon sens, le meilleur moyen de répandre effectivement le racisme et l’islamophobie.
Répéter quotidiennement à un élève qu’il est stupide, ou à un enfant qu’il est
méchant, il n’y a pas de plus sûr moyen de le rendre tel. La critique est d’autant
plus difficile à accepter sereinement qu’elle nous semble injustifiée. Je ne
connais pas exactement les politiques menées par Juppé à Bordeaux, mais je suis
à peu près convaincu qu’il n’est pas un « bourreau des principes républicains ».
Finkielkraut est, fondamentalement, un humaniste préoccupé par l’accès à tous d’une
culture qu’il a lui-même reçue comme la plus grande des chances. De la même manière,
c’est vrai que j’ai du mal à accepter calmement d’être traité d’islamophobe
alors que je donne chaque semaine une demi-journée de mon temps pour que des
gens, musulmans à 95%, puissent obtenir des papiers et rester en France.
Je comprends la colère de ceux qui usent et abusent
des accusations d’islamophobie et de racisme. Mais ils n’ont rien à gagner à
faire monter la colère concurrente de ceux qu’ils pointent ainsi du doigt. Dans
la montée de ces colères et dans leur choc à venir résident non seulement la
défaite, déjà présente, de la pensée, mais encore celle, à venir, du droit et
de la paix.
Le pire c'est que pendant que les différentes communautés qui composent la France se battent pour des futilités, nos politiques, avec leur incompétence, ouvre la voie à un parti au idées aussi archaïques et déconnectées de la réalité que le FN.
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