Non, ce billet ne parlera pas de plug anal : si vous l’avez
ouvert avec cet espoir, vous pouvez tout de suite le refermer. Je vais vous
parler d’une autre œuvre d’art autrement choquante, j’ai nommé Carmen, de Bizet.
Oui, Carmen.
Comment ça, ce n’est pas choquant ? D’après Carolyn Chard, directrice du
West Australian Opera de Perth, si. Un article du Monde nous apprend en effet que ledit opéra a déprogrammé – censuré
serait plus juste – pour atteinte aux bonnes mœurs et à la morale publique :
pensez donc, il parle de cigaretières, et qui fument ! oui, qui fument !!!
Et qui n’ont même pas l’air d’en avoir honte.
Je crois que là, on a touché le fond. Déjà, tout le tintouin
autour du caractère raciste de Tintin au
Congo ou de l’antisémitisme de Céline, ça me les brisait menu. Une œuvre d’art,
quelle qu’elle soit, est toujours historiquement datée, et reflète donc généralement
les travers de son temps, sauf caractère particulièrement visionnaire de son
auteur. Tintin au Congo est raciste
comme Aristote justifie l’esclavage ; Céline est antisémite, c’est certain,
mais dans les années 1930 et 1940, il était loin d’être le seul. Avant cela,
Voltaire aussi était antisémite, et on ne l’a pas mis à l’Index pour autant.
Mais bon, jusqu’à présent, ça se cantonnait justement à cela :
les élucubrations de quelques excités qui voulaient faire interdire un Tintin,
et qui en général n’arrivaient même pas à obtenir qu’on y ajoute un bandeau d’avertissement.
Et encore, pour quelque chose d’aussi grave que du racisme ! Mais là, on
est passé au stade supérieur : un opéra est déprogrammé, pour de bon,
parce qu’il y a du tabac dedans. On ne peut guère s’empêcher de faire le lien
avec ceux qui voudraient interdire de fumer dans la rue, ou sur les plages – c’est
déjà le cas à certains endroits – et on se dit que décidément, il y a un problème.
La question est rendue plus complexe par le fait que le problème
est en fait double. Il y a, d’une part, des attaques de plus en plus répétées, de
plus en plus intenses, en provenance d’horizons de plus en plus divers, contre
la liberté d’expression, en particulier la liberté artistique : que ce
soit pour des motifs religieux, politiques, sociaux, sanitaires, on cherche de
plus en plus à interdire de parler.
Mais ce problème de principe se double, comme on peut s’y
attendre dans un système capitaliste où l’argent est la valeur maîtresse, d’un problème
financier. En effet, un des sponsors du West Australian Opera est la fondation
publique Healthway qui lutte, entre autres, contre le tabagisme. Le problème n’est
donc pas seulement que le monde de l’art et de la culture est de plus en plus soumis
à des attaques contre sa liberté de s’exprimer ; le problème est également
qu’il est vulnérable face à ces attaques car en manque de moyens financiers dans
un monde où l’argent peut tout.
La morale est assez évidente, et c’est que l’art et la
culture ont besoin de plus de moyens garantis par l’État, afin de garantir leur
indépendance de toute influence. C’est loin d’être le cas : on entend
partout des critiques plus ou moins directes sur ce que la culture coûte à la
société ; surtout en ces temps de crise économique, elle est, avec l’écologie,
la première à passer aux oubliettes des budgets.
Le 8 janvier dernier, un éditorial du Monde avait tenté d’inverser la tendance en montrant ce que la
culture rapportait économiquement – en chiffrant par exemple les emplois qu’elle
génère et les effets induits dont bénéficient les autres secteurs. Mais cette
approche, si elle part d’une bonne intention, est au fond désolante. On ne
devrait même pas se poser la question de savoir si l’art rapporte ou pas quelque
chose : ce n’est pas sa fonction.
Je tiens que l’art est une des plus hautes et des plus importantes
activités humaines ; en fait, il est l’un des buts de l’humanité. Comme la
science, l’art élève l’âme et exprime notre humanité ; mais il ne comprend
pas les mêmes risques et dérives qu’elle. Surtout, les productions artistiques
sont uniques. Si Newton était mort à la naissance, la loi de la gravitation
aurait tout de même été découverte, et elle l’aurait été exactement dans les mêmes
termes, par quelqu’un d’autre ; car Newton n’a rien inventé, rien extrait
de lui-même, il n’a fait que découvrir une loi extérieure à l’humanité. Alors
que si Mozart était mort à la naissance, La
flûte enchantée n’aurait jamais existé, car cette œuvre est née de Mozart, c’est-à-dire
d’une personne particulière, unique, avec son histoire, sa formation, sa personnalité
uniques, et personne d’autre n’aurait pu l’écrire.
Voilà pourquoi il est essentiel que l’art reste le plus
libre possible : parce que chaque entrave qu’on lui impose est une perte
irrémédiable et définitive pour l’humanité tout entière. Cette liberté doit se
défendre de toutes les manières : d’un point de vue politique, en luttant
contre les tentatives d’atteinte à la liberté d’expression, et d’un point de
vue économique, en lui garantissant les revenus dont il a besoin.
À l’heure où la culture non seulement semble moins importante
que l’économie, mais encore semble généralement déconsidérée – qu’on observe la
chute du niveau culturel des hommes politiques depuis 30 ans ou plus simplement
la disparition de la révérence qui entourait autrefois la culture, révérence
qui tend à disparaître et même souvent à être remplacée par un franc mépris –,
il y a là un vaste programme.
Que l’art élève l’âme, tout le monde est – probablement – d’accord.
RépondreSupprimerMais si l’art est – comme vous l’écrivez – l’un des buts de l’humanité, il faut bien dire que les moyens mis en œuvre pour atteindre ce but sont insignifiants !