vendredi 24 octobre 2014

La culture ligotée


Non, ce billet ne parlera pas de plug anal : si vous l’avez ouvert avec cet espoir, vous pouvez tout de suite le refermer. Je vais vous parler d’une autre œuvre d’art autrement choquante, j’ai nommé Carmen, de Bizet.

Oui, Carmen. Comment ça, ce n’est pas choquant ? D’après Carolyn Chard, directrice du West Australian Opera de Perth, si. Un article du Monde nous apprend en effet que ledit opéra a déprogrammé – censuré serait plus juste – pour atteinte aux bonnes mœurs et à la morale publique : pensez donc, il parle de cigaretières, et qui fument ! oui, qui fument !!! Et qui n’ont même pas l’air d’en avoir honte.

Je crois que là, on a touché le fond. Déjà, tout le tintouin autour du caractère raciste de Tintin au Congo ou de l’antisémitisme de Céline, ça me les brisait menu. Une œuvre d’art, quelle qu’elle soit, est toujours historiquement datée, et reflète donc généralement les travers de son temps, sauf caractère particulièrement visionnaire de son auteur. Tintin au Congo est raciste comme Aristote justifie l’esclavage ; Céline est antisémite, c’est certain, mais dans les années 1930 et 1940, il était loin d’être le seul. Avant cela, Voltaire aussi était antisémite, et on ne l’a pas mis à l’Index pour autant.

Mais bon, jusqu’à présent, ça se cantonnait justement à cela : les élucubrations de quelques excités qui voulaient faire interdire un Tintin, et qui en général n’arrivaient même pas à obtenir qu’on y ajoute un bandeau d’avertissement. Et encore, pour quelque chose d’aussi grave que du racisme ! Mais là, on est passé au stade supérieur : un opéra est déprogrammé, pour de bon, parce qu’il y a du tabac dedans. On ne peut guère s’empêcher de faire le lien avec ceux qui voudraient interdire de fumer dans la rue, ou sur les plages – c’est déjà le cas à certains endroits – et on se dit que décidément, il y a un problème.

La question est rendue plus complexe par le fait que le problème est en fait double. Il y a, d’une part, des attaques de plus en plus répétées, de plus en plus intenses, en provenance d’horizons de plus en plus divers, contre la liberté d’expression, en particulier la liberté artistique : que ce soit pour des motifs religieux, politiques, sociaux, sanitaires, on cherche de plus en plus à interdire de parler.

Mais ce problème de principe se double, comme on peut s’y attendre dans un système capitaliste où l’argent est la valeur maîtresse, d’un problème financier. En effet, un des sponsors du West Australian Opera est la fondation publique Healthway qui lutte, entre autres, contre le tabagisme. Le problème n’est donc pas seulement que le monde de l’art et de la culture est de plus en plus soumis à des attaques contre sa liberté de s’exprimer ; le problème est également qu’il est vulnérable face à ces attaques car en manque de moyens financiers dans un monde où l’argent peut tout.

La morale est assez évidente, et c’est que l’art et la culture ont besoin de plus de moyens garantis par l’État, afin de garantir leur indépendance de toute influence. C’est loin d’être le cas : on entend partout des critiques plus ou moins directes sur ce que la culture coûte à la société ; surtout en ces temps de crise économique, elle est, avec l’écologie, la première à passer aux oubliettes des budgets.

Le 8 janvier dernier, un éditorial du Monde avait tenté d’inverser la tendance en montrant ce que la culture rapportait économiquement – en chiffrant par exemple les emplois qu’elle génère et les effets induits dont bénéficient les autres secteurs. Mais cette approche, si elle part d’une bonne intention, est au fond désolante. On ne devrait même pas se poser la question de savoir si l’art rapporte ou pas quelque chose : ce n’est pas sa fonction.

Je tiens que l’art est une des plus hautes et des plus importantes activités humaines ; en fait, il est l’un des buts de l’humanité. Comme la science, l’art élève l’âme et exprime notre humanité ; mais il ne comprend pas les mêmes risques et dérives qu’elle. Surtout, les productions artistiques sont uniques. Si Newton était mort à la naissance, la loi de la gravitation aurait tout de même été découverte, et elle l’aurait été exactement dans les mêmes termes, par quelqu’un d’autre ; car Newton n’a rien inventé, rien extrait de lui-même, il n’a fait que découvrir une loi extérieure à l’humanité. Alors que si Mozart était mort à la naissance, La flûte enchantée n’aurait jamais existé, car cette œuvre est née de Mozart, c’est-à-dire d’une personne particulière, unique, avec son histoire, sa formation, sa personnalité uniques, et personne d’autre n’aurait pu l’écrire.

Voilà pourquoi il est essentiel que l’art reste le plus libre possible : parce que chaque entrave qu’on lui impose est une perte irrémédiable et définitive pour l’humanité tout entière. Cette liberté doit se défendre de toutes les manières : d’un point de vue politique, en luttant contre les tentatives d’atteinte à la liberté d’expression, et d’un point de vue économique, en lui garantissant les revenus dont il a besoin.

À l’heure où la culture non seulement semble moins importante que l’économie, mais encore semble généralement déconsidérée – qu’on observe la chute du niveau culturel des hommes politiques depuis 30 ans ou plus simplement la disparition de la révérence qui entourait autrefois la culture, révérence qui tend à disparaître et même souvent à être remplacée par un franc mépris –, il y a là un vaste programme.

1 commentaire:

  1. Que l’art élève l’âme, tout le monde est – probablement – d’accord.

    Mais si l’art est – comme vous l’écrivez – l’un des buts de l’humanité, il faut bien dire que les moyens mis en œuvre pour atteindre ce but sont insignifiants !

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