dimanche 29 décembre 2013

Homélie pour ce dimanche : la famille est menacée, protégeons-la !

Le premier dimanche après Noël (c’est ça, c’est aujourd’hui) est, pour les catholiques, le dimanche de la Sainte Famille : on y célèbre donc la famille formée par Jésus, Marie et Joseph (et, selon moi, les frères et sœurs cadets du Christ, mais tout le monde n’est pas d’accord là-dessus). Il est de tradition, à cette occasion, de faire un sermon portant sur la défense des valeurs familiales.

Et ça tombe bien, je trouve qu’il y a de quoi. Oui, dans la société actuelle, la famille est menacée. Ou plutôt, les familles sont menacées. La nuance est de taille : je ne crois pas que le modèle familial qui est le nôtre soit menacé. Par quoi pourrait-il l’être ? Contrairement à ce que beaucoup de prêtres ont dû raconter aujourd’hui, pas par le mariage et l’adoption pour les couples homosexuels, qui vont au contraire permettre la constitution et surtout la reconnaissance de nouvelles familles aimantes, sans rien enlever à celles qui existent déjà. Pas non plus par la théorie du genre, qui, contrairement à ce qu’on entend encore, n’a pas pour objectif de faire manger leurs couilles aux petits garçons ni d’obliger les petites filles à devenir toutes camionneuses.

Tout cela est de nature à faire évoluer le modèle familial traditionnel, mais pas à le menacer. C’est même devenu un lieu commun pour les catholiques réformistes que de souligner à quel point la famille de Jésus est peu conventionnelle, peu traditionnelle, peu naturelle : un homme y élève l’enfant que sa femme a eu, avant leur mariage, avec un autre, et en plus par un procédé qui n’a rien de « naturel » ou de « biologique ». Selon nos catégories actuelles, l’Incarnation se situerait quelque part entre une gestation pour autrui et une procréation divinement assistée ; on est assez loin du « un papa, une maman, on ne ment pas aux enfants ».

Il y a bien quelques fous furieux qui réclament, à l’Assemblée nationale ou ailleurs, que les enfants soient retirés à leurs parents dès leur naissance ou peu après, et confiés à d’autres familles pour des durées limitées, voire élevés dans des centres publics. Cela, oui, menacerait le modèle familial. Mais ces discours délirants sont fort heureusement extrêmement marginaux et, je pense, ne sont pas en passe d’être appliqués – Dieu merci.

Et pourtant, oui, les familles sont menacées. Les menaces qui pèsent sur elles, ce sont les réductions du nombre de crèches, les suppressions de postes d’instituteurs en maternelle, qui font que les enfants en bas âge sont moins bien accueillis, et leurs parents moins libres. Ce sont les pressions des employeurs pour se donner toujours plus à son travail, et donc toujours moins à ses proches. C’est le chômage qui plonge les familles dans la misère et la désespérance. C’est le travail du dimanche, qui fait que les familles ne peuvent plus se retrouver ni passer du temps ensemble. Ce sont les inégalités, qui font que les couples ne peuvent plus subvenir à leurs besoins essentiels et à ceux de leurs enfants, et que les familles se délitent et se déchirent. Ce sont les immigrés clandestins à Mayotte qui, quand ils sont arrêtés, mentent à la police en disant qu’ils n’ont pas d’enfants, pour être renvoyés seuls aux Comores, et doivent abandonner leurs rejetons sur place pour leur éviter les dangers de la traversée du retour. C’est une organisation sociale qui ne nous offre ni le temps, ni les moyens de nous occuper nous-mêmes des personnes âgées, et qui nous condamne à enfermer nos parents et nos grands-parents dans des mouroirs où ils crèvent de solitude.

Oui, mes frères, les familles sont menacées ; mais pas par ceux que vous montrez ordinairement du doigt parce qu’ils ne sont pas comme vous. Elles le sont par le Système dans lequel nous vivons. Elles le sont par ceux qui sont avides d’argent, et par les incompétents qui les servent et nous dirigent.

lundi 16 décembre 2013

L'Église nous demande notre avis (et c'est pas tous les jours)

Sautez sur l’occasion : pour une fois, l’Église catholique vous demande votre avis sur quelque chose. Un questionnaire circule pour préparer le Synode d’octobre prochain sur la famille. Évidemment, comme c’est une première, c’est un peu brouillon : le Vatican a envoyé ça aux conférences épiscopales partout dans le monde, mais apparemment sans consignes claires sur ce qu’il fallait en faire ; du coup, certaines ont relayé auprès des paroisses ou des diocèses, avec consigne de faire remonter l’avis des laïcs vers la hiérarchie ; alors que d’autres (en France par exemple, ahem) n’ont pas fait ce travail de diffusion, à l’exception de quelques diocèses (il me semble que quelque part dans le Nord, ils ont organisé un Synode diocésain).

Mais bon, ne nous laissons pas abattre : la magie d’Internet nous offre une chance de vaincre les pesanteurs épiscopales et l’inertie hiérarchique ! Je vous propose donc ma réponse à ce questionnaire, réponse pour l’instant toute personnelle, mais que je compte soumettre à la prochaine Assemblée locale de Tol Ardor pour en faire une réponse (un peu plus) collective.

NB : Il est évident que j’invite tous mes amis, en particulier cathos, à remplir ce questionnaire, à le diffuser autour d’eux, et surtout à le renvoyer aux « autorités compétentes », en l’occurrence à votre évêque. Le questionnaire d’origine est assez complexe (organisé en 39 points parfois très techniques). Vous pouvez trouver l’original ici, si vous êtes intéressé ; de mon côté, je n’ai repris que les neuf points de base, et il est évident que vous pouvez faire de même. Il faut être rapide cependant, la consultation des laïcs prend fin à la fin du mois de janvier. Enfin, la CCBF est intéressée par vos réponses : vous pouvez lui renvoyer les questionnaires complétés à synodefamille@baptises.fr.

1. Sur la diffusion des Saintes Écritures et du Magistère de l’Église concernant la famille.

Commençons par une évidence : le Magistère de l’Église sur la famille et la sexualité n’est pas respecté. Il ne l’est pas par les non catholiques, bien sûr, mais il ne l’est pas non plus par les catholiques, même pratiquants. Ces derniers agissent à peu près comme si de rien n’était, se masturbent, ont des relations homosexuelles quand ils sont homosexuels, utilisent la contraception, avortent même parfois. Ils le font avec plus ou moins de bonne conscience, plus ou moins de culpabilité et de souffrance, mais dans leur immense majorité, ils le font.

Est-ce parce que l’enseignement de l’Église ne leur serait pas connu ? De toute évidence, il l’est peu, ou plutôt il est bien connu dans ses très grandes lignes, pas du tout dans les détails. Et c’est vrai y compris des catholiques, et même des pratiquants. Rarissimes en effet, même parmi les déjà rares qui vont à la messe tous les dimanches, sont ceux qui ont lu, ou même qui connaissent l’existence de Gaudium et spes ou de Familiaris consortio.

L’immense majorité des gens, catholiques ou pas, ne retiennent donc du Magistère qu’une liste de condamnations toutes plus exotiques les unes que les autres : refus de la sexualité hors mariage, refus de la masturbation, refus de la contraception, refus des actes sexuels qui ne sont pas « ouverts sur la vie », refus de l’homosexualité, refus de l’avortement quels qu’en soit la date et le motif.

Bien sûr, ils connaissent mal ou pas du tout les argumentaires développés par l’Église pour justifier ces positions. Mais est-ce vraiment bien le problème ? Moi qui les connais, je suis bien placé pour dire qu’ils ne sont pas convaincants du tout. J’ai longuement discuté de cela avec des prêtres ou des intellectuels catholiques, et ils n’ont jamais réussi à me convaincre sur aucun de ces points ; j’ai toujours estimé que la discussion révélait au contraire les impasses logiques, théologiques et intellectuelles dans lesquelles ils s’enferraient.

J’affirme donc que si le Magistère de l’Église sur les questions de famille et de sexualité n’est pas respecté, ce n’est pas d’abord parce qu’il n’est pas connu, mais avant tout parce qu’il est, au fond, indéfendable en raison.

2. Sur le mariage selon la loi naturelle.

Là encore, il y a un malentendu. Il est vrai que la notion de « loi naturelle » est assez obscure pour nombre de catholiques, même pratiquants – ne parlons pas des non croyants. Mais ce n’est pas le problème. La frontière n’est pas tant entre ceux qui croient qu’il y a une loi naturelle et ceux qui ne le croient pas. D’ailleurs, ces derniers sont assez rares : l’immense majorité de la population, quelles que soient ses croyances, accepte intuitivement, instinctivement, l’idée de loi naturelle, même s’ils ne l’appellent pas ainsi. C’est au nom de ce principe supérieur que, par exemple, aucune société développée n’accepterait de légaliser l’infanticide ou les actes de cruauté envers les animaux. Ils n’appellent peut-être pas cela « loi naturelle » ou « volonté de Dieu » (deux expressions absolument synonymes), mais ils croient tout de même, à de rares exceptions près, à des principes moraux transcendants et absolus.

La véritable frontière divise donc plutôt différentes visions de ce qu’est la loi naturelle. Ainsi, de mon point de vue de catholique pratiquant, j’affirme que le mariage ou la possibilité d’adopter des enfants pour les couples homosexuels est parfaitement conforme à la loi naturelle. Ce n’est pas le lieu, dans ce questionnaire, de développer les arguments en faveur de cette position : je l’ai longuement fait ailleurs. Mais il est important de reconnaître qu’accepter le principe de « loi naturelle » est une chose ; croire que l’Église en a une vision correcte en est une autre, bien différente.

De ma position découle naturellement l’idée que l’Église devrait, pour se rapprocher de la volonté de Dieu, réformer ses positions morales et adapter ses rites et ses pratiques en conséquence.

3. La pastorale de la famille dans le contexte de l’évangélisation.

Les familles me semblent le lieu essentiel de transmission de la foi. Mais elles rencontrent un obstacle majeur : même une culture familiale forte ne fait plus le poids face au refus de l’enseignement de l’Église dans la majorité de la société. Un enfant a beau avoir été formé dans la foi la plus solide, dans la prière et les rites, il aura bien du mal, devenu adolescent puis adulte, à résoudre la contradiction entre ce qu’on lui aura appris et l’évidence du monde dans lequel il vit ; et ce d’autant plus que les points précédents ont montré qu’il n’aura pas les outils argumentatifs qui lui permettrait de le faire en faveur du Magistère.

En conséquence, il risque fort de s’éloigner de l’Église, plus ou moins violemment, puis de se couper d’elle. Pour éviter cela, il me semble donc que les familles doivent être le premier lieu de résistance à un enseignement non seulement faux, mais extrêmement dangereux pour l’avenir de l’Église elle-même, car il contribue dramatiquement à la vider de ses forces vives.

4. Sur la pastorale pour affronter certaines situations matrimoniales difficiles.

Sur ce point particulier, on ne peut que répéter ce qui a été dit au 1. : oui, les catholiques, même pratiquants, vivent en couple et ont des relations sexuelles avant le mariage ; oui, certains vivent « en union libre, sans reconnaissance aucune, ni civile ni religieuse » ; oui, certains se séparent, et parfois se remarient.

Coller, comme on nous demande de le faire, des pourcentages à ces réalités indéniables est évidemment bien difficile. Sauf sur un point : le taux de catholiques pratiquants qui ont des relations sexuelles avant le mariage est très probablement supérieur à 90%.

Comment les baptisés vivent-ils ces « situations particulières » ? Cela dépend de beaucoup de facteurs. On ne vit pas de la même manière l’interdiction de la communion après un remariage ou le fait d’avoir, à 25 ans, des relations sexuelles sans être marié. De même, tous n’ont pas la même histoire, les mêmes principes, les mêmes idées, le même ressenti. Certains sont indifférents. D’autres souffrent, parfois beaucoup.

D’après mon expérience, l’enseignement de l’Église est surtout source de souffrance, chez les pratiquants, pour les homosexuels et les divorcés remariés. Les uns comme les autres vivent le discours et les pratiques de l’Église comme une véritable exclusion, voire une manifestation de haine, et comme un rejet de ce qu’ils sont, de leur histoire ou d’une part de leur identité.

Que faire ? ­À partir du moment où la doctrine de l’Église en la matière me semble absolument fausse, il est évident que je ne prône pas la mise en place de « programmes pastoraux adaptés ». C’est au contraire la doctrine même de l’Église qu’il s’agit de changer, en en tirant toutes les conséquences : libre accès à la communion pour les divorcés remariés, remariages religieux, mariages religieux pour les couples homosexuels.

Petite parenthèse à propos des couples divorcés remariés : une facilitation des annulations de mariage pourrait-elle représenter une solution ? Assurément pas. Ce serait éminemment hypocrite. La plupart des mariages qui échouent ont pourtant été, en toute objectivité, parfaitement légaux du point de vue du droit canon. On ne gagnera rien à ménager la chèvre et le chou, c’est-à-dire à vouloir sauver à la fois l’idée que la doctrine de l’Église est juste, mais que les situations particulières des divorcés remariées sont justes aussi. En outre, il y a quelque chose de malsain à vouloir effacer un pan entier de l’histoire d’une personne, à lui dire : « en fait, vous n’avez jamais été marié ». Si, une personne divorcée a été mariée, mais son mariage a été un échec. Toute autre proposition est, au fond, un mensonge.

Et j’insiste : j’invite toute personne qui verrait des empêchements théologiques à tout cela à venir m’en parler ; je suis prêt à un débat public sur toutes ces questions.

5. Sur les unions de personnes de même sexe.

La France a légalisé le mariage et l’adoption pour les couples de même sexe. En tant que catholique pratiquant, je m’en réjouis sans la moindre réserve. L’Église de France s’est très largement mobilisée contre ce texte, et à mon sens elle, dans la manière dont elle l’a fait, s’est déshonorée de la dernière manière.

Que des évêques s’expriment contre la proposition de loi, c’était leur droit le plus absolu. Mais ils auraient dû entendre la profonde division des catholiques, même pratiquants, sur ce sujet, et en tirer la conclusion qui s’imposait : ils ne pouvaient parler qu’en leur nom propre, pas au nom de l’Église tout entière, car « nous sommes aussi l’Église ». À tout le moins, même quand ils choisissaient de répéter la position officielle de l’Église, ils avaient le devoir de souligner que tous n’étaient pas d’accord avec elle.

Tout au contraire, ils ont choisi, délibérément, d’ignorer, de mépriser, d’étouffer les voix discordantes qui cherchaient pourtant à se faire entendre. Ils ont exigé un débat dans la société qu’ils ont refusé catégoriquement de mener au sein de l’Église. Ainsi, ils ont accentué le malaise dans l’Église de France. Aujourd’hui, ils n’ont toujours pas clairement fait amende honorable, ce qui empêche la cicatrisation des blessures internes et la réduction de la fracture qui nous divise. Ils contribuent donc à ce que les adversaires d’hier ne se reparlent pas.

Aujourd’hui, il faut tourner la page de la lutte pour ou contre la loi Taubira ; mais cela ne pourra se faire que si les catholiques favorables à ce texte sont pleinement et publiquement reconnus a posteriori, à défaut de l’avoir été pendant le débat.

6. Sur l’éducation des enfants au sein de situations de mariages irréguliers.

Il est nécessaire aujourd’hui que l’Église se pose très sérieusement la question de savoir si ce qu’elle a toujours considéré comme « irrégulier » est vraiment contraire à la volonté divine. Un débat franc et ouvert qui donnerait la parole à tout le monde permettrait, je pense, de répondre « non ». Et on dissiperait ainsi nombre de faux problèmes.

7. Sur l’ouverture des époux à la vie.

Encore une question qui ouvre la porte à moult malentendus. Non, les catholiques, même pratiquants, et a fortiori les non pratiquants ou les non chrétiens, ne connaissent en effet pas bien Humanæ vitæ. Mais encore une fois, c’est tant mieux, car cette encyclique est d’une telle viduité intellectuelle, d’une telle fragilité théologique que, mieux connue, elle ne pourrait guère que contribuer à éloigner davantage encore les chrétiens de l’Église. Déjà, lors de sa publication en 1968, elle avait été un rude coup pour tous ceux qui avaient nourri quelque espoir de voir Vatican II permettre une évolution de la doctrine morale de l’Église. Dans le contexte actuel, elle semblerait encore plus ridicule et inadaptée à la réalité de ce que nous vivons.

Le questionnaire nous invite à réfléchir à « l’évaluation morale des différentes méthodes de régulation des naissances ». Que l’Église n’a-t-elle mené elle-même la réflexion à laquelle elle nous incite ! Elle se serait peut-être rendu compte que rien, absolument rien, ne s’oppose théologiquement aux méthodes habituelles de contraception (pilule contraceptive, préservatif, stérilet). De même, elle aurait peut-être compris que, dans un monde aux ressources finies, la croissance de la population humaine doit elle aussi être limitée.

Faute d’une telle réflexion, l’Église vit dans une bulle, dans une tour d’ivoire, loin, très loin de la réalité, du quotidien des fidèles. Sans surprise, ces derniers se moquent éperdument de ses commandements en la matière. Ainsi, puisque la question est évoquée, il est évident que jamais, lors de mes confessions, je ne mentionne mon (notre) usage de la contraception. Cela, en fait, ne me viendrait même pas à l’esprit, tant il est évident pour moi que je ne commets en la matière pas le moindre petit péché.

Dieu merci, l’éducation civile est un peu plus responsabilisante que l’éducation religieuse, sans quoi je ne sais pas où nous en serions. En l’occurrence, la question qui clôt cette partie du questionnaire, et qui invite à réfléchir au meilleur moyen de « favoriser la croissance des naissances », me semble proprement criminelle dans le contexte écologique actuel.

8. Sur le rapport entre la famille et la personne.

Bien sûr que vie de famille et vie de la foi ont une incidence l’une sur l’autre. Bien sûr que la famille est un lieu particulier d’épanouissement et de rencontre avec le Christ.

Pour autant, est-elle forcément le meilleur lieu d’une telle rencontre ? Il me semble qu’à l’heure actuelle, l’Église tend à considérer qu’il n’y a que deux modèles de vie valables : le mariage et la famille d’une part, le sacerdoce d’autre part. Or, entre les deux, il y a tous ces gens qui ne se sont jamais mariés, qui n’ont jamais fondé de famille, mais qui n’ont pas non plus entendu d’appel à devenir prêtres. J’ai souvent parlé avec eux de la souffrance qu’ils ressentaient de voir que l’Église ne parlait jamais d’eux, ne s’adressait jamais spécifiquement à eux. Elle parle aux prêtres, elle parle aux familles, elle parle aux couples, elle parle aux jeunes (c’est-à-dire aux futurs mariés et aux futurs prêtres), elle parle aux vieux (c’est-à-dire aux ex-mariés et aux ex-prêtres) ; mais rien, rien de rien, pour les laïcs célibataires et sans enfants. Il y a là un grand vide à combler d’urgence ; mais bien sûr, pour combler ce vide, il faut corriger les erreurs théologiques sur lesquelles il repose.

9. Autres défis et propositions.

Le questionnaire n’aborde absolument pas le sujet de la place et du rôle des femmes dans l’Église. Or, il me semble qu’il est lié à ceux qui sont abordés ici. L’Église, là encore, commet une erreur théologique fondamentale, encore une fois liée au sexe, au fond, en ne comprenant pas que tout, absolument tout, ce qu’un homme peut faire, une femme peut aussi bien le faire, ou en croyant que Dieu réserve certains rôles aux hommes et d’autres aux femmes, ou en croyant qu’Il est plus masculin que féminin. Il y a là, à mon sens, un autre défi des plus urgents à relever, et qu’on ne peut pas vraiment dissocier des précédents.

Enfin, l’Église devrait engager une réflexion sur les études de genre, pour se rendre compte qu’elles ne sont pas le travail de Satan que certains dépeignent.

dimanche 8 décembre 2013

Pour tourner la page des « Manifs pour tous »


Sur son blog Aigreurs administratives, Emmanuel Navarre a publié un billet tout à fait remarquable dans lequel il raconte la manière dont il a vécu l’année des « manifs pour tous ». Il décrit en particulier son cheminement intellectuel et émotionnel : ses hésitations du début face à la question de l’homosexualité (toujours officiellement condamnée comme un « désordre » dans la doctrine morale de l’Église) et face à la loi Taubira, puis la manière dont les arguments des partisans du projet de loi ont peu à peu emporté son adhésion, alors même que les opposants s’enferraient dans ce qu’il voyait comme des impasses intellectuelles, et enfin le basculement final et la réalisation, très douloureuse, qu’il avait été longtemps imprégné de préjugés homophobes.

Je recommande chaudement la lecture de ce billet à tout le monde, en particulier aux catholiques, et tout spécialement aux opposants à la loi Taubira. Pour ma part, il m’a beaucoup touché, et a fait écho à ce que j’ai moi-même ressenti.

Pourtant, je n’ai pas du tout vécu la même année que lui. Sans doute parce que je partais sur des bases radicalement différentes. Catholique pratiquant, mon parcours spirituel très atypique et dont je n’ai renié aucune étape m’a donné pas mal de recul face à l’institution et à ses dogmes. J’ai rejoint l’Église catholique, et je ne le regrette pas, pour « le bien que j’y ai vu et par amour pour son unité », pour reprendre les termes d’Emmanuel. Mais il y a beaucoup de choses que je ne digère pas, et j’essaye de dialoguer avec les fidèles, avec l’institution, et avec les non catholiques, dans le but avoué et afficher de les faire évoluer.

Pour ma part, cela fait des années que je suis favorable au mariage et à l’adoption pour les couples homosexuels. Il s’agissait donc d’une des rares promesses de Hollande dont j’espérais la réalisation. Et, circonstance aggravante, en tant que catholique pratiquant, je suis également favorable à ce que l’Église accorde le sacrement de mariage aux couples homosexuels, ce contre quoi je ne vois absolument aucun argument théologique tenable.

J’ai donc réagi très tôt sur le sujet. J’ai publié un premier billet sur mon blog à l’occasion de l’élection de Hollande, puis un autre, nettement plus énervé, après la « prière du 15 août » de l’évêque Vingt-Trois, qui a été, selon moi, le point de départ de la mobilisation (et je sentais bien, déjà, que ça risquait fort de déraper). Ensuite, j’ai essayé de synthétiser les arguments, tant civils que religieux, dans deux autres billets, l’un en réponse à Civitas, l’autre en réponse au texte du Conseil famille et société de la Conférence des évêques de France. À partir de là, j’ai publié pas mal de billets, au gré de l’actualité de la Manif pour Tous, de l’Église et de la sphère politique.

Mais, comme Emmanuel, j’ai eu la nette et désagréable impression que, dans leur immense majorité, les opposants à la loi Taubira cherchaient moins le débat que l’anathème. On m’a beaucoup rappelé à mon prétendu devoir d’obéissance au Magistère et à la Tradition. On m’a beaucoup envoyé d’infaillibilité (à laquelle je ne crois pas du tout, elle est logiquement impossible) à la figure. On m’a beaucoup dit que j’aurais mieux fait de ne pas rejoindre l’Église, si c’était pour chercher à la changer. On m’a beaucoup dit que je ferais mieux de me faire protestant.

Beaucoup de catholiques, même favorables au projet de loi, affirment n’avoir pas senti de haine de la part des opposants. Tant mieux pour eux, bien sûr ; et tant mieux pour leurs paroisses, surtout. Ça témoigne qu’il y en a où, même sur un sujet polémique, les relations peuvent être paisibles.

Mais moi, je l’ai senti, cette haine. Pas vraiment dans ma belle-famille – alors qu’ils étaient pour la plupart très opposés à la loi – parce que ce sont des gens bien, gentils et intelligents, et que malgré l’incompréhension et le rejet profonds que leur inspiraient à la fois l’homosexualité, la loi Taubira et ma position réformiste au sein de l’Église, ils sont toujours restés courtois et bienveillants.

Ça a été un peu plus difficile dans ma paroisse. J’avoue, moi qui suis plutôt grande gueule, là je ne la ramenais pas trop. Mais quand, sur la feuille de chant de la messe dominicale, j’ai trouvé un petit encart appelant à manifester « au nom de notre opposition à la loi Taubira », j’ai craqué, et j’ai dit publiquement qu’il n’y avait pas de « notre » opposition, que beaucoup de catholiques pratiquants étaient favorables à la loi, souvent sans réserve, et que l’Église ne s’honorait pas à faire comme s’ils n’existaient pas. Les gens sont restés polis, bien sûr, mais je ne me suis plus senti intégré de la même manière après ça (c’est une paroisse d’outre-mer, avec un turn-over important, donc les relations ne sont pas aussi anciennes et sans doute pas aussi profondes que dans une paroisse où on connaît des gens depuis très longtemps). Et alors sur les blogs et les réseaux sociaux, où n’existaient plus les barrières de politesse de la vie de tous les jours, ça a souvent été l’hallali.

Est-ce que ça m’a affecté ? Peut-être moins que d’autres dont j’ai lu les récits ici ou là – moins qu’Emmanuel, par exemple, puisque ce billet lui est dédié. Christine Pedotti m’a dit un jour, avec beaucoup de justesse, que j’étais trop orgueilleux pour pouvoir être susceptible. Néanmoins, je ne peux pas dire que ces réactions ne m’ont pas touché. Je ne me sentais plus à ma place dans l’Église, tout simplement. J’avais l’impression qu’elle avait changé, qu’elle n’était plus celle qui m’avait baptisé, ou qu’elle avait montré un visage que je ne lui connaissais pas, et que je n’aimais pas. Emmanuel écrit qu’il a pensé partir pour une communauté protestante ; de mon côté, j’attendais le résultat de l’élection du pape, en mars dernier, pour savoir si j’allais ou non rejoindre l’Église vieille-catholique. C’eût été Ranjith ou Scola que je ne serais probablement plus parmi vous (parmi nous ^^). Finalement, François m’a convaincu de rester encore un peu.

Et après ? La Manif pour tous est toujours là, avec ses petites sœurs de l’Avenir pour tous et du Printemps français (on attend avec impatience, au gré des querelles d’idées ou même de personnes, la création d’un « printemps français pour tous », ou d’une « manif pour tous les Français », ou même d’un « français printemps pour tous d’avenir », façon Bourgeois gentilhomme), mais tous ces groupes devenus groupuscules ont clairement perdu la bataille politique, et, bien plus important, ils sont en train de perdre la bataille idéologique. Alors pourquoi y revenir encore ?

Parce qu’il y a quand même, à mon sens, une leçon à retenir de tout ça.

Pendant tout le temps qu’a duré la mobilisation, je me suis beaucoup démené. J’ai discuté des heures et des heures avec ma famille et mes amis, à table, en soirée, sur les réseaux sociaux, par mails. J’ai écrit billet sur billet pour mon blog. J’ai écrit à de nombreux évêques. Et pendant tout ce temps, j’ai eu l’impression d’être très, très seul… alors que je ne l’étais pas. Je ne parle pas seulement des sondages, dont l’un, déjà mentionné sur ce blog, montrait que près de la moitié des catholiques pratiquants (oui, pratiquants !) était favorable au mariage des couples homos, et qu’un tiers était également favorable à l’adoption pour ces mêmes couples ; je parle surtout des langues qui se sont déliées après le passage de la loi, quand les évêques français, sentant la bataille perdue (et un peu aidés, il faut le souligner, par le changement de ton induit par la double élection du pape François à la tête de l’Église et de Georges Pontier à celle de la Conférence des Évêques de France), ont commencé à dire qu’il fallait changer de disque. Là, tout d’un coup, beaucoup de catholiques ont (enfin) parlé pour dire, a posteriori, leur soutien à la loi et leur malaise pendant l’année écoulée.

C’est là qu’à mon sens, il y un problème. J’ai l’impression que les catholiques (surtout pratiquants) qui soutenaient le projet de loi ont bien souvent fait le gros dos en fermant leur gueule et en laissant passer l’orage. Beaucoup des pro ont été, bien plus que les antis, sensibles au risque de déchirure dans l’Église, et ont préféré se taire pour ne pas jeter d’huile sur le feu. L’intention était louable, mais est-il préférable de maintenir une unité de façade plutôt que de crever les abcès douloureux ?

D’autres, sachant que la bataille finirait par être gagnée, se sont dit qu’il n’était pas nécessaire de prendre (ou de donner) des coups pour rien. Je ne peux pas dire que je ne les comprends pas. Pour l’ouvrir, il fallait avoir les reins solides. À la CCBF, par exemple, on en a discuté, et ça a été très tendu, très houleux, parfois agressif, alors qu’on était entre gens bien et qui s’apprécient, entre amis pourrait-on dire. Alors dans une paroisse lambda… Mais là encore, était-ce la meilleure manière de rendre service à l’Église ?

Finalement, il nous aura manqué de nous structurer et de nous faire entendre collectivement. Les médias ont peut-être leur part de responsabilité : pour eux, il était plus croustillant de présenter une Église unie dans la réaction et le rejet de l’homosexualité que d’en peindre, plus fidèlement, les complexités et les nuances. Mais je reste persuadé que l’essentiel de la responsabilité est nôtre. Je ne peux pas m’empêcher de me dire que justement, si tous ceux qui soutenaient le projet de loi l’avaient dit publiquement, ça aurait forcément été moins difficile à gérer. Nous n’avons pas assez cherché à prendre la parole. Or, l’Église pouvait faire semblant de ne pas entendre une majorité (ou une forte minorité, la question n’est pas vraiment là) silencieuse et atomisée ; je ne pense pas que ça aurait été si simple avec le même groupe parlant haut et s’organisant. Et ça, j’aimerais bien qu’on s’en souvienne pour le prochain débat de société où l’Église s’impliquera à tort. Qu’on se rassure, il ne devrait pas tarder.

samedi 7 décembre 2013

Des vertus du retrait


Plus d’un mois sans écrire sur ce blog. Ça vous a paru long, pas vrai ? Moi aussi. En plus, j’avais des sujets, des choses à dire. Tous les deux jours, je voyais passer quelque chose qui me faisait me dire : « ah, faut que j’écrive là-dessus ! » ; ce que je ne faisais pas.

Si ça peut vous rassurer, il y a beaucoup de choses que je ne faisais plus trop, ce dernier mois. De la même manière que je gardais ouvertes des dizaines de fenêtres ouvertes sur mon navigateur internet, pour me faire penser à écrire sur tel ou tel sujet, je rangeais des dizaines de mails dans un petit dossier « urgent ». À la fin, j’aurais pu en rajouter d’autres : « très urgent », « très très urgent », « trop tard »… Ça ne s’arrêtait pas là, et les élèves d’une de mes classes pourraient témoigner qu’ils ont attendu longtemps certain paquet de copies.

Mais pourquoi, pourquoi, me direz-vous ? Pourquoi nous avoir ainsi fait languir ? C’est compliqué, comme on dit. Un combat syndical, d’abord. Je vous la fais courte, mais le gouvernement a trahi en octobre toutes les promesses qu’il avait faites aux fonctionnaires de Mayotte en juin (oh ! quoi ! le gouvernement a trahi ses promesses ! pas croyable !). D’où colère, grève, blocage des établissements scolaires, coups de gueule, coups de sang, coups de poings, AG, re-blocage, manifs, défonçage de cordons de gendarmes mobiles, brûlage de pneus, toussa-toussa. Et grosse fatigue (eh oui, une vraie grève, ça fatigue, figurez-vous). Et puis déprime, en fin de compte : déprime de voir le gouvernement mentir comme autant d’arracheurs de dents, justifiant la chansonnette (« tout le monde ment, tout le monde ment, le gouvernement ment énormément… ») ; et déprime de voir que tant de profs étaient des petites bites, molles comme du beurre (ou des sociaux-traîtres, au choix).

Tout ça ne me donnait pas envie d’agir plus. Et donc, je n’ai pas écrit, et j’ai négligé d’autres devoirs bien plus importants que ce blog (et je ne parle pas de mes copies, pour ceux qui auraient des doutes).

Mais ça m’a permis d’apprendre deux ou trois choses. Sans même parler de ce que j’ai pu apprendre au plan personnel, je me suis aperçu de deux ou trois choses. Par exemple, alors même que j’ai été trop silencieux, mes lecteurs ne m’ont pas complètement abandonné : même pendant le temps où je faisais la gueule, des gens venaient me lire. C’est gentil, merci à eux. Et aussi deux ou trois choses un peu plus rigolotes. Ainsi, le dernier mois, une grosse minorité des lecteurs de mon blog sont arrivés dessus depuis… un site de rencontre. Et le mot-clef de recherche Google qui m’a amené le plus de monde est « arabes nus en érection ». Les voies du Seigneur sont impénétrables. Ou alors, il va vraiment falloir que je dise un mot à mon directeur de la communication.

Bref, me revoilou un peu. Un peu, car j’ai encore pas mal de choses à préparer : les vacances, puisque c’est bien connu, quand un prof n’est pas en grève, eh bien c’est qu’il est en vacances. Et blagues à part, j’ai vraiment des choses à faire, urgentes et importantes ; mais j’essaierai quand même de reprendre un rythme ici aussi. Inch’Allah, comme on dit ici. Eru valuva, comme on dit chez moi.

mercredi 23 octobre 2013

Patrice Évra, Pierre Ménès et le patinage artistique

S’il y a bien un sujet auquel je ne connais rien, mais alors là rien de rien, c’est le foot. Ça ne m’intéresse absolument pas, et pour être honnête, la semaine dernière, j’ignorais jusqu’à l’existence de Patrice Évra. Je connaissais Pierre Ménès de tête, enfin de corps, pour l’avoir vu une ou deux fois au Zapping, mais j’aurais été tout à fait incapable de dire comment il s’appelait. Il m’avait fait l’effet d’un imbécile lourd et vulgaire, mais plutôt inoffensif puisque occupé exclusivement de football, justement – ça me semblait mieux lui aller qu’une carrière politique. J’avais fait le lien avec une marionnette des Guignols assez ressemblante, ma foi – et c’étaient toujours Les Guignols qui faisaient que j’avais une très vague idée de qui était Jean-Michel Larqué. Bref, tout ça, ce n’est ni ma tasse de thé, ni ma spécialité.

En lisant Le Monde, ces derniers temps, j’avais bien cru comprendre qu’une grosse polémique agitait le landerneau sportif (j’avais même fini par comprendre qu’il s’agissait de foot), et qu’un certain Patrice Évra était à couteaux tirés avec des « consultants ». Je n’avais aucune idée de ce que pouvait être un « consultant ». J’ai fini par comprendre qu’il s’agissait d’un genre de commentateur sportif, mais un peu pro, un peu complexe, chargé d’analyser les aspects techniques du match. Je ne comprenais toujours pas pourquoi on appelait ça un « consultant », mais après tout, dans l’Éducation nationale, on ne « répartit » pas les services des enseignants, on les « ventile », alors tout est possible.

En tout cas, cette polémique semblait passablement importante, vu qu’elle était tous les jours dans les premiers articles de la page Web du Monde, et dans les plus partagés. J’ai fini par aller lire cet article, qui m’a semblé intelligent puisqu’il traite tout le monde d’imbécile ; en gros, pour lui, un footballer pas forcément très malin a osé s’en prendre (un peu poussé par un journaleux) à ces fameux consultants, largement aussi cons que lui mais tout-puissants dans les médias. L’article (signé Jérôme Latta, connais pas) n’a lui-même pas de mots assez durs contre nos commentateurs, qu’il qualifie de « représentants […] d’une vision étroite du football, d’un journalisme de déblatérations qui ne sert qu’eux-mêmes ». Et d’en rajouter une couche : « versatilité éhontée, copinage et connivences à peine masquées, déférence envers les forts et virulence avec les faibles, hypertrophie de l’ego, haine démagogique des arbitres […], flemme intellectuelle », et de conclure qu’attaquer le consultanat français est « une mission de salubrité publique ». Le portrait colle tout à fait au peu que j’ai entrevu au Zapping.

Mais vous vous en doutez, ce n’est pas de ça que je voulais vous parler. Puisque apparemment les commentateurs sportifs attaquent (ou contre-attaquent) en rangs serrés, c’est l’occasion rêvée de mener une bataille qui me tient à cœur depuis longtemps, celle du patinage artistique.

J’adore le patinage artistique. Je trouve ça sublime, et surtout je trouve ça bien nommé : je crois qu’il s’agit en effet d’un art véritable, un art du spectacle comme le cirque, l’opéra ou le ballet. C’est une des formes de la danse, en réalité, si on y réfléchit ; et qui songerait à nier à la danse le statut d’art ?

Or, il y a une chose qui me met hors de moi, qui me donne des envies de meurtre, vraiment, ce sont les commentateurs dudit patinage. Ils gâchent tout, ruinent tout, ce sont les éléphants du magasin de porcelaine, les orcs de Saruman piétinant furieusement la délicate Comté des joyeux Hobbits. On n’entend plus qu’eux, ils sont là avec leurs criailleries, leurs critiques, leurs éloges, leurs comparaisons, leurs petits désaccords, leurs évaluations, leurs pesées, leurs mesures, leurs comptes d’apothicaires. A-t-il fait un tour, deux tours, trois tours ? Les bras étaient-ils bien droits ? Ou avez-vous mis le fil à plomb, nom de Dieu, qu’on y voie un peu plus clair ? On ne peut même pas couper le son, bien sûr, puisque la musique est une composante essentielle de cet art qu’est le patinage. On est condamné à souffrir, à ronger son frein en silence, à pester impuissamment.

Eh bien je le dis : c’est peut-être comme ça qu’on traite un sport, mais ce n’est pas comme ça qu’on traite un art. Imagine-t-on des critiques de cinéma s’asseoir à côté de vous pendant le film et vous faire à haute voix leurs commentaires au fur et à mesure ? Imagine-t-on des critiques musicaux commenter en direct une représentation de Parsifal au Metropolitan de New York ? Ils seraient morts avant l’entracte (pour ceux qui ne connaissent pas, c’est un peu comme la mi-temps).

Donc par pitié, agissons. Écrivons aux chaînes de télé, aux patineurs, au CSA, au Sénat, au lobby LGBT, je ne sais pas moi, mais faisons quelque chose. Écrivons même aux commentateurs ! Qui sait ? Peut-être un éclair de lucidité leur fera-t-il prendre conscience de toute l’horreur de leur pratique. Je ne veux pas les mettre au chômage, hein ! Les laisser commenter, mais après. Ou alors, leur mettre de l’arsenic dans leur potage. C’est au choix.

lundi 21 octobre 2013

Hommes à poil vs. police des mœurs

Je ne connais pas grand-chose de plus beau que l’être humain dans sa nudité. Bon, ok, pas tout le monde : comme je dis toujours, ce qui va bien à Hayden Christensen ne va pas forcément à Danny DeVito. De même, l’homme n’est pas beau que nu : certains habits le mettent habilement en valeur, qu’ils recouvrent entièrement le corps ou qu’ils ne cachent que l’espace d’une feuille de vigne. Mais tout de même, il faut le reconnaître : la nudité nous va bien.

Les Anciens le savaient bien, et n’avaient pas de problème avec les corps. Ils les représentaient nus en permanence, et ne se contentaient pas des représentations : au gymnase ou lors des jeux olympiques, les athlètes étaient nus. Ils n’étaient pas non plus gênés par le sexe. Ainsi les représentations d’actes sexuels étaient-elles fréquentes sur les coupes ou les assiettes (histoire de se mettre en appétit lors des banquets).

Coupe grecque à figures rouges.

La coupe Warren, coupe à boire romaine
de la fin du Ier siècle avant notre ère.

Le corps était donc pour eux une partie intégrante de notre être, à de rares exceptions près ; ainsi les gnostiques, ou Platon, qui voyaient le corps comme la prison de l’âme – encore Platon a-t-il probablement évolué dans sa vision des choses à la fin de sa vie.

Après l’Antiquité, les choses se gâtent. La civilisation chrétienne inaugure un paradoxe, une sorte de schizophrénie. D’un côté, la théologie chrétienne consacre le corps comme une part essentiel de l’être humain. D’après les dogmes catholiques, l’homme n’est pas une âme emprisonnée dans un corps et destinée à s’en libérer dans la mort : tout au contraire, l’homme est un corps et une âme indissolublement liés. La Constitution pastorale Gaudium et spes, promulguée par le Concile de Vatican II, proclame ainsi :

« Corps et âme, mais vraiment un, l’homme, dans sa condition corporelle, rassemble en lui-même les éléments du monde matériel […]. Il est donc interdit à l’homme de dédaigner la vie corporelle. »

Ce qui fait dire au Catéchisme de l’Église catholique : « Le corps de l’homme participe à la dignité de “l’image de Dieu” : […] c’est la personne humaine tout entière qui est destinée à devenir […] le Temple de l’Esprit. »

Cette théologie chrétienne découle largement de l’avant-dernière affirmation du Credo des apôtres : « Je crois […] en la résurrection de la chair », qui affirme sans ambages qu’à la fin des temps, le Royaume de Dieu ne sera pas peuplé d’âme humaines flottant dans un paradis immatériel et désincarné, mais bien d’hommes de chair, dont l’âme et le corps seront bien vivants.

Alors pourquoi paradoxe et schizophrénie ? Parce que dans le même temps, le christianisme inonde la morale d’interdits sexuels en tous genres. La théologie chrétienne glorifie le corps, mais la morale chrétienne interdit très largement de s’en servir. Le sexe hors mariage ? Un péché ! Les relations homosexuelles ? Un péché ! La masturbation ? Un péché ! Les théologiens nous disent que nous avons un corps et que nous aurons, en ressuscitant, un « corps glorieux », qui aura très probablement un « sexe glorieux », mais les moralistes déboulent sans crier gare et se mettent à hululer sinistrement qu’il ne faudra surtout pas les utiliser (alors autant commencer tout de suite à se retenir).

Et ça donne la situation actuelle, dans laquelle beaucoup de chrétiens ne croient plus, en fait (et je l’ai constaté personnellement à de très nombreuses reprises) à cette fameuse « résurrection de la chair ». Fruit de siècles d’interdits et de tabous, leur corps les gêne, finalement, et ils se disent qu’on serait bien plus à l’aise sans cet amas sanguinolent d’hormones titillantes et de nerfs trop à vif.

Le David de Michel-Ange (1501-1504).

La civilisation occidentale hésite. Michel-Ange réalise son David, la plus belle sculpture du monde, et l’expose en place publique à Florence ; mais quelques siècles plus tard, la reine Victoria, very shocked, fait recouvrir d’une feuille de figuier le sexe de la reproduction en plâtre qu’elle découvre au Victoria and Albert Museum de Londres.

Fort heureusement, nous n’en sommes plus tout à fait là : mai 68 et la libération sexuelle ont volé à notre secours (thank goodness, Dieu que je plains ceux qui ont vécu avant). Mais la libération, finalement, n’est que partielle, et nous ne sommes pas venus pleinement à bout de nos tabous. Nous sommes encore très loin du véritable amour du corps dont témoignaient les Grecs et plus généralement les hommes de l’Antiquité – je laisse découvrir les épigrammes de Martial à ceux qui en douteraient. Notre société reste l’héritière et, dans une certaine mesure, la prisonnière, d’une partie – et pas la meilleure – du judéo-christianisme.

Bien sûr, cet héritage ne s’exprime pas toujours et partout de la même manière. La France n’est pas un si mauvais élève. Quand on regarde les Américains, par exemple, on se dit qu’on n’est pas si malheureux. Pensez que chez eux, un élu à la Chambre des représentants, donc un parlementaire, a dû démissionner de son mandat simplement parce qu’il avait envoyé à de jeunes femmes des photos de lui en slip ! Là on se dit qu’on a quand même compris plus de choses qu’eux sur la distinction entre vie privée et vie publique.

De même, hommes et femmes ne sont pas logés à la même enseigne. On a encore un peu de mal à montrer les femmes entièrement nues, mais finalement pas tant que ça, et elles peuvent exposer leurs seins sans que ça pose vraiment de problème à quiconque. Pour les hommes, c’est une autre paire de manches : autant leur torse, voire leurs fesses, sont banalisés, autant la nudité frontale reste un tabou puissant. Regardez les scènes de cul dans les films : vous pouvez voir la femme entière, ou une bonne part de son anatomie, mais le drap viendra toujours pudiquement recouvrir le sexe masculin ; l’homme reste même parfois tout habillé – et dans ce cas, question angoissante : le réalisateur a-t-il déjà fait l’amour ?

Alexis Palisson photographié
par François Rousseau
pour les Dieux du Stade
Pourquoi cette différence ? Sans doute d’abord parce que, pour les « mâles dominants », le corps de la femme est plus naturellement objet de désir, voire de marchandisation ; mais aussi parce que, pour les mêmes, l’homosexualité féminine reste beaucoup moins taboue que l’homosexualité masculine (on trouve ainsi des sites pour vous expliquer que d’après la Bible, seule la seconde est condamnée). Or, le nu masculin est systématiquement associé à l’homosexualité (voyez par exemple les critiques contre le calendrier des dieux du stade), alors même que le nu féminin est associé au désir hétérosexuel masculin.

Cela étant, malgré les différences de traitement selon les lieux et selon les cas, je trouve que nous assistons à un inquiétant retour de la pudibonderie. Une pub comme celle du parfum d’Yves Saint-Laurent M7, en 2002, aurait plus de mal à sortir aujourd’hui. Même celle d’Absolut Vodka avec Jason Lewis rencontrerait sans doute quelques problèmes. De l’héritage chrétien, nous avons gardé la pruderie et oublié la charité ; des pays anglo-saxons, j’ai la triste impression que nous importons davantage la pudibonderie que le thé ou le combat pour les libertés individuelles…

Un exemple qui m’a frappé récemment est celui de l’exposition Masculin/Masculin, au musée d’Orsay. Expo qui a eu plutôt mauvaise presse, et sur des critères que je trouve douteux. Ainsi, le blog Lunettes rouges, associé au Monde, s’offusque de cet « étalage de nudités », et n’hésite pas à lancer des accusations lourdes : des œuvres sont « ambiguës », des beautés « pédérastiques », d’autres « à peine pubères »… Ouuuh, elle ne va pas tarder à nous balancer la pédophilie, elle doit être vraiment fâchée (un peu plus loin, face à une œuvre qui présente des femmes voilées, forcément, c’est l’islamophobie qui déboule). Le directeur du musée lui-même s’est senti obligé de préciser que les visiteurs ne verront « pas de sexes en érection », comme si les fondements de la société en auraient été menacés.

Le chœur des vierges effarouchées ne se contente pas de taper sur les images, les pratiques les heurtent aussi. J’avais consacré un billet à cette femme de ménage renvoyée d’un lycée de la Drôme pour avoir publiée sur son blog des photos érotiques d’elle-même. Aujourd’hui, c’est un policier qui vient d’être mis à pied pour avoir publié des photos et vidéos qui le montrent dans des positions scabreuses. Personnellement, il n’y a rien dans la scatologie mâtinée de symbolique d’extrême-droite qui puisse m’attirer ; mais enfin, si c’est son truc, à cet homme, et si à côté de ça il est un bon policier, je ne vois pas le mal.

Ce retour de la pudeur est d’autant plus dangereux qu’il se drape dans des arguments qui peuvent faire mouche : refus de la marchandisation des corps, « respect » de l’autre etc. Il faudra un jour qu’on m’explique pourquoi être attiré par quelqu’un, ou même lui montrer cette attirance (tant qu’on ne devient pas lourd) est un manque de respect. Moi, si ça m’arrivait un peu plus souvent, je ne le prendrais pas mal, je vous assure.

Alors bien sûr la situation n’est pas désespérée. Le musée d’Orsay a pu la faire, son expo, même si elle en prend plein la gueule ; et le Leopold Museum de Vienne avant lui, même si sa sympathique affiche signée Pierre et Gilles s’est vue affublée d’un bandeau dans les rues de la ville. Mais il nous faut quand même rester vigilants. Quand on voit que de nos jours, certains (et je ne parle pas de musulmans pratiquants, mais d’athées occidentaux) préfèrent voir les femmes voilées plutôt que dénudées, on se dit qu’on a encore du chemin à faire avant d’apprendre à réapprivoiser nos corps et nos désirs.

L'affiche de l'exposition « Nackte Männer »
du Leopold Museum de Vienne
(photo Pierre et Gilles)

lundi 14 octobre 2013

En économie, même le Deutéronome est plus sage que nous (c'est dire)


D’après un article du Huffington Post, le FMI propose de taxer l’épargne privée pour solder les dettes nationales. C’est vrai, comment n’y avons-nous pas pensé plus tôt ? On prend un peu à tout le monde. 1%, 5%, 10% de tous les comptes positifs, toute la question, en fait, est de savoir jusqu’où ils oseraient aller.

Évidemment, à ce stade, rien de concret. Ce n’est qu’un ballon d’essai. Mais il est inquiétant à plusieurs titres. D’abord, parce que pour les gens qui ne réfléchissent pas trop, la mesure peut sembler équitable. Le même pourcentage pour tout le monde, n’est-ce pas l’égalité par excellence ? En théorie, si ; mais en pratique, ça ne veut pas dire grand-chose. Liliane Bettencourt peut plus facilement se passer de 5% de sa fortune que bien des gens ne pourraient se passer de 5% de ce qu’ils possèdent.

Autre sujet d’inquiétude : il y a des précédents. L’Italie, par exemple, qui a prélevé en 1992 0,6% de tous les dépôts positifs. Et tout récemment Chypre, qui a pris 47,5% de tous les dépôts de plus de 100 000€. On peut se dire que dans ce dernier cas, au moins, seuls les plus favorisés ont été touchés ; mais finalement, ça représente encore pas mal de monde. Un couple pas spécialement riche qui épargne pour accéder au logement peut les avoir – pas que ce soit mon cas… Je préfère, à tout prendre, la proposition de Mélenchon de tout prendre au-delà de 350 000€.

De toute manière, on sait très bien que quand le pouvoir lance ce genre d’idées, c’est avant tout pour tester les réactions. Et si ça a l’air de passer, on applique. Voilà pourquoi il est capital et urgent de faire entendre nos protestations face à cette idée.

Soyons clairs : d’où vient la dette publique ? À la base, d’un déficit budgétaire – on dépense plus que ce qu’on gagne. En pareil cas, on peut se dire qu’on dépense trop ; c’est ce qu’essaient de nous faire croire les néo-libéraux en tous genres et de manière générale la droite. Mais on peut aussi se dire qu’on ne fait pas rentrer assez d’argent, en particulier parce qu’on ne prend pas assez aux plus riches. C’est ce que j’en pense.

Bref, il y a un déficit. Donc, que fait l’État ? Il emprunte. Bien obligé ! À qui emprunte-t-il ? Fatalement, à ceux qui peuvent prêter, donc à ceux qui ont de l’argent, beaucoup d’argent. Les banques, les grosses entreprises, les fonds d’investissements, les fonds de pensions… Et l’État (donc nous) rembourse ensuite cet argent emprunté, plus les intérêts, à ses riches créanciers. Problème : comme notre budget est structurellement en déficit (pour mémoire, le dernier budget à l’équilibre, en France, remonte à 1974), on emprunte année après année. Et comme il faut rembourser les intérêts, on emprunte de plus en plus, donc on paye de plus en plus d’intérêt, donc… vous avez compris la logique.

On résume ? On laisse trop d’argent aux riches → on n’a pas assez d’argent → on doit emprunter aux riches → on doit rembourser des intérêts aux riches. Et maintenant que, pendant 40 ans, on a emprunté et remboursé aux riches pour emprunter et rembourser aux riches, que nous propose le FMI ? De prendre de l’argent à tout le monde pour définitivement rembourser ce qu’on « doit » aux riches.

Là je dis halte ! Halte mes cocos. Prendre aux pauvres pour donner aux riches – car c’est à cela que ça revient –, merci mais non merci.

Et pour qu’on ne m’accuse pas de n’être pas constructif, je propose une solution alternative : effaçons la dette ! Ce n’est pas si compliqué. Tous les dirigeants qui en ont le cran assument que les créanciers des États ne seront pas remboursés. Pour l’année 2013, d’après l’article de Wikipédia consacré au budget de la France, il semblerait que nous ayons un déficit d’environ 62 milliards d’euros. Comme, d’après ce même tableau, le remboursement de la dette pour la même année se monte à 96 milliards environ, supprimer cette charge nous permettrait d’avoir un budget en excédent (!!!) d’environ 34 milliards d’euros. Qu’on prenne un peu plus aux riches pour gonfler encore l’enveloppe, et on s’aperçoit qu’on aura largement de quoi faire mieux vivre le pays.

Cette idée de l’effacement de la dette, je ne suis évidemment pas le seul à l’avoir eue. Elle traîne ici ou là. C’est évidemment l’anti-proposition du FMI : là où l’institution de Washington propose de prendre à tous pour donner aux riches, je propose de prendre aux riches – et encore ! plutôt de ne pas leur rendre – pour donner à tous.

Et la morale, dans tout cela ? J’entends d’ici la cohorte des pères-la-vertu disant doctement « qu’il faut toujours payer ses dettes ». Ben non, banane. D’abord, on n’est pas des Lannister. Ensuite, cette idée qu’il faut toujours payer ses dettes est évidemment une idée de gens riches, qui peuvent le faire, et surtout qui ont intérêt à ce que les autres le fassent, puisque ce sont eux qui prêtent. Enfin, si on y réfléchit bien, on n’a pas de dette ! On ne doit rien aux riches, puisque le déficit de l’État, et donc la dette qui en résulte, n’est rien d’autre que l’argent qu’on ne leur a pas pris, alors qu’on aurait dû le faire, quand l’État a commencé à avoir des problèmes financiers.

Pour conclure, je rappellerais que la Bible est de mon côté. Le Deutéronome dit beaucoup de conneries ; mais enfin, en matière d’économie, ses rédacteurs avaient dû se douter qu’on ne pouvait pas fonctionner avec un système dans lequel les dettes s’accumulent à l’infini, mettant une pression toujours plus forte sur les plus pauvres. Son quinzième chapitre commence ainsi : « Au bout de sept ans, tu feras la remise des dettes. Et voici ce qu’est cette remise : tout homme qui a fait un prêt à son prochain fera remise de ses droits : il n’exercera pas de contrainte sur son prochain ou son frère […]. »

Et dans leur sagesse – ou leur connaissance des riches – les auteurs précisent, mettent en garde contre leur fourberie naturelle : « S’il y a chez toi un pauvre, l’un de tes frères, […] tu n’endurciras pas ton cœur et tu ne fermeras pas ta main à ton frère pauvre, mais tu lui ouvriras ta main toute grande et tu lui consentiras tous les prêts sur gage dont il pourrait avoir besoin. Garde-toi bien d’avoir dans ton cœur une pensée déraisonnable en te disant : “C’est bientôt la septième année, celle de la remise”, et en regardant durement ton frère pauvre, sans rien lui donner. Car alors, il appellerait le Seigneur contre toi, et ce serait un péché pour toi. »

Plus loin, le Deutéronome interdit même aux Juifs de prêter avec intérêt à leurs coreligionnaires. L’Église catholique interdisait d’ailleurs le prêt à intérêt à ses fidèles jusqu’au XIXe siècle, interdiction qui avait été intégrée au droit laïc sous Charlemagne. Mais même sans aller jusque-là (car Tol Ardor est encore loin), la remise des dettes tous les sept ans serait un bon début.

Vous imaginez la gueule des banquiers ? Ah, désolé, je vous ai payé des intérêts pendant sept ans, je ne vous dois plus rien. Gloups. Bon, ça ne se fera pas, hein. Comme je l’expliquais dans un de mes derniers billets, la politique est faite aujourd’hui par et pour les riches, et ils ne se laisseront pas faire sans combattre. Mais n’est-il pas écrit que l’Église est bâtie sur Pierre et que les portes de l’Enfer ne prévaudront point contre elle ?

jeudi 10 octobre 2013

Prostitution : pourquoi je ne suis pas abolitionniste


À chaque fois que quelqu’un dit avoir aperçu le monstre du Loch Ness, les Français en profitent pour faire ressortir de l’eau leur serpent de mer à eux, la question de la prostitution et de son éventuelle pénalisation. Avec toutes les questions qui forment la queue du serpent : que pénaliser ? qui pénaliser ? comment pénaliser ? pourquoi pénaliser ? etc.

Pour faire simple, il y a deux positions face à cette question. D’une part la position abolitionniste, qui considère que la prostitution est toujours (ou si majoritairement que ça ne fait pas de différence) liée au racisme, au sexisme, aux écarts de richesse, bref à une forme ou à une autre de domination et d’exploitation, ce qui ferait d’elle un problème et un mal en soi, justifiant son abolition, qui passe souvent par la pénalisation des clients. D’autre part, la position non abolitionniste, qui estime que la prostitution pourrait exister (et, de fait, existe, quoique de manière extrêmement minoritaire) hors de tout rapport de domination ou d’exploitation, et donc ne peut être interdite.

Commençons par reconnaître que les uns et les autres ont de bons arguments. Les abolitionnistes soulignent à juste titre que le corps humain ne doit pas être une marchandise, et surtout l’extrême misère qui pousse la plupart des prostitués à exercer ce métier, ainsi que l’existence de réseaux de traite et de proxénétisme auxquels il est pour beaucoup difficile d’échapper. Les antiabolitionnistes, de leur côté, montrent aussi qu’une éventuelle interdiction totale de la prostitution avec pénalisation des clients nuirait finalement moins à ces derniers qu’aux prostituées elles-mêmes (voir par exemple ce très bon article sur la question).

Pour ma part, si je suis antiabolitionniste, ce n’est pas tellement parce que j’aurais été convaincu, sur cette question très complexe, par des arguments qui m’auraient semblé plus forts que d’autres. Plus qu’à des arguments précis, j’adhère à une logique qui sous-tend ces arguments.

Sans s’en rendre forcément compte, abolitionnistes et antiabolitionnistes ne se fondent pas toujours sur la même logique, ne réfléchissent pas toujours sur la même base, et c’est ce qui rendra probablement le débat public sur la question (si le gouvernement concrétise son projet d’abolition) houleux et difficile.

Quand je lis les arguments des abolitionnistes, j’ai souvent l’impression qu’ils fondent sur la réalité telle qu’elle est. Ils constatent que l’immense majorité des prostitués sont des gens en grande souffrance, et pour eux c’est cela qui compte : il faut mettre fin à cette souffrance, et la pénalisation des clients (qui en sont partiellement responsables) leur semble être le moyen le plus simple pour y parvenir. Naturellement, il y a des exceptions, et certains abolitionnistes le sont par principe, parce que pour eux, la prostitution serait un mal en soi, même si elle était totalement libre et choisie. Mais ces exceptions sont, il me semble, assez rares.

Inversement, beaucoup parmi les antiabolitionnistes se fondent sur des principes. Bien sûr, là encore, il ne faut pas généraliser : certains insistent sur le fait que l’abolition ne serait pas efficace (c’est le cas de l’article cité plus haut), et se fondent donc sur la même logique pragmatique, utilitaire, réaliste que les abolitionnistes. Mais cette logique n’est clairement pas la seule en jeu. Pour beaucoup, la prostitution, de fait, est choisie comme métier par certains. Rares, très rares, en proportion. Mais cela existe.

À partir de là, si l’on privilégie le principe (la liberté pour chacun d’exercer le métier qu’il souhaite) sur le pragmatisme, une interdiction de la prostitution nécessiterait de démontrer qu’elle est un mal en soi, que ce n’est pas un métier qu’on peut légitimement choisir. Il y a des arguments en faveur de cette idée : en particulier l’idée que le corps ne peut pas être une marchandise. Mais dans la prostitution, est-ce vraiment le cas ? Le corps et l’usage du corps, est-ce la même chose ? S’il est illégitime de vendre l’usage de son sexe, pourquoi serait-il plus légitime de vendre l’usage de ses bras ou de sa tête ? Démontrer que la prostitution est un mal en soi me semble en tout état de cause pour le moins difficile.

Bien sûr, on va me rétorquer que de toute manière tout cela n’a pas grande importance, puisqu’il est évident pour beaucoup qu’en politique, il faut être pragmatique, privilégier l’être par rapport au devoir-être, l’existant par rapport à l’idéal. C’est justement contre cette idée que je me bats. Contre Machiavel, qui prétend que le Prince n’a à se préoccuper que de son succès, et l’État de son efficacité ; contre Hume, qui affirme l’existence d’un système de morale particulier – et plus accommodant – aux dirigeants politiques ; contre Hegel, qui postule que l’État n’a à se préoccuper que de sa propre existe et n’est ni moral ni immoral, je choisis au contraire Platon et Kant, qui affirment que toute politique doit s’incliner devant le droit et la morale, sans pouvoir alléguer d’alibis pour s’y soustraire.

Naturellement, toute politique se réfère toujours aux deux choses, un idéal et une réalité, et est guidée par les deux principes, le Bien et l’efficacité. Mais je prétends qu’une politique doit d’abord prendre la direction du Bien avant que d’être efficace, car être efficace pour mal faire ne sert absolument à rien ; à la rigueur, si on agit mal, mieux vaut être le moins efficace possible. Une politique inefficace mais orientée dans le bon sens ne fera rien, alors qu’une politique efficace mais orientée dans le mauvais sens empirera les choses. C’est pourquoi les principes doivent toujours primer sur l’efficacité.

Or, ils ne se peuvent défendre que purs. Même comme cela, il est déjà incroyablement difficile de les respecter, et les hommes trouvent toujours des raisons pour les enfreindre ; mais au moins le font-ils dans le secret, c’est-à-dire en ayant conscience que c’est un mal, ou du moins que c’est mal vu. Si l’on commence à poser des exceptions aux principes les plus importants, les plus profonds, les plus indiscutés, tout le monde ira de sa revendication, et tenir le principe deviendra impossible.

De la même manière qu’on ne peut pas s’appuyer sur la souffrance d’une population déjà lourdement discriminée pour limiter la liberté d’expression en faisant interdire ou condamner des caricatures présentant Muhammad coiffé d’une bombe, on ne peut pas non plus prétexter la souffrance de personnes qui n’ont choisi un métier que comme un cruel pis-aller pour interdire purement et simplement ce métier s’il n’est pas en soi un mal.

En m’opposant à l’abolition de la prostitution, j’ai aussi conscience de ne pas proposer de solution alternative, si tant est qu’il y en ait une. Lutter contre la misère, d’abord, et agir avec la dernière sévérité contre les proxénètes et les réseaux de traite, bien sûr ; mais on sait bien que ce sont des mots creux, tant ces deux objectifs paraissent irréalisables. L’abolition est une solution beaucoup plus tentante, parce qu’elle est immédiatement applicable. Mais la meilleure voie n’est pas toujours celle de la facilité.

mercredi 9 octobre 2013

Pour faire de la politique, il faut de l'argent, mais il faut surtout de l'argent

Quelques nouvelles de l’argent en politique. Un premier article du Monde raconte les accusations qui planent sur M. Dassault, célèbre industriel de l’armement et de l’aviation, accessoirement sénateur et ancien maire de Corbeil-Essonnes. Quelles accusations, me direz-vous ? C’est sûr que si on parle de lui, la liste peut être longue. Là, il s’agit de la manière dont il aurait acheté les « grands frères » et autres voyous des cités de sa ville pour obtenir la paix sociale. D’après les aveux d’un certain Mamadou K., les sommes « prêtées » se chiffreraient en centaines de milliers d’euros, sans compter de nombreux avantages en nature – vacances à Avoriaz et tutti quanti.

Évidemment, tout cela se mêle aux accusations d’achats de voix : les valises de billets ne servent après tout pas qu’à payer le calme dans les banlieues à problèmes. Bruno Piriou, un élu Front de Gauche qui a, un des premiers, osé critiquer le système Dassault à Corbeil, n’est pas franchement ambigu : « Lors des élections, vous aviez des jeunes qui stationnaient dans leurs voitures avec des centaines de cartes électorales sur le siège passager. » Bon, sympa.

Un second article, toujours du Monde, est encore plus succulent. Intitulé « Au cœur du clan des Hauts-de-Seine », il se fonde sur les accusations de Didier Schuller compilées dans un livre de Gérard Davet et Fabrice Lhomme, French corruption. On découvre le petit monde des Balkany et de leurs proches, dont évidemment notre ancien président Nicolas Sarkozy. Argent finançant illégalement les campagnes de la droite, faux passeports fournis par des personnalités politiques, comptes en Suisse, chantages, menaces de tout balancer, trahisons, tous les ingrédients sont là pour une joyeuse saga de ce qu’il faut bien appeler une mafia politique.

Avec des épisodes vraiment rocambolesques. Ainsi celui où Schuller raconte comment il aurait planqué, pour 48 heures, deux millions de francs en liquide, en provenance de Suisse et devant servir à financer la campagne de Jacques Chirac en 1993 par l’intermédiaire de Patrick Balkany. Les deux millions en question étant enterrés dans deux gros Tupperware, sous un séquoia marqué d’un cercle vert, près de sa propriété alsacienne. Touche d’aventure et de suspens, quand Schuller revient les chercher deux jours plus tard, les sangliers ont tout déterrés, et il passe une demi-journée à cherches les boîtes avant de les trouver, intactes et pleines. Moralité : quand vous vous promenez en forêt, si vous trouvez un arbre barbouillé de peinture avec de la terre fraîchement retournée au pied, prenez la peine de creuser, il y a peut-être l’argent d’une future campagne qui n’attend que vous.

Le point commun, la morale de ces deux articles ? Déjà, la morale, c’est qu’en politique il n’y a guère de morale, justement. Que la politique est avant tout une affaire de gens riches. On le savait déjà, vous me direz ; reproduction des élites, Bourdieu, toussa-toussa, et puis c’est logique : un riche, ça a du temps, donc ça peut se consacrer à la politique, et puis c’est éduqué, donc ça parle mieux, ça sait mieux convaincre la plèbe qu’un ouvrier de chez Ford – voyez Philippe Poutou, bien gentil mais avec une inaptitude à la rhétorique à peu près totale. Mais bon, ça fait toujours du bien d’avoir une petite piqûre de rappel des choses qu’on sait mais qu’on a tendances à oublier, parce qu’on s’y habitue, comme à tout finalement. Là, on en a une belle confirmation : c’est sûr que si vous n’avez ni fortune personnelle pour acheter les truands, ni amis chez les patrons pour financer vos campagnes, il va falloir vous lever tôt pour battre dans les urnes ceux qui ont de telles cartes dans leur jeu.

Bref, on réapprend ce qu’on devrait savoir depuis longtemps, à savoir que la démocratie mène, selon une pente assez fatale, à la ploutocratie, au pouvoir des riches. Et là-dessus, cerise sur le gâteau : un article du blog Chambres à part, associé au Monde, nous informe sur l’évolution du statut des lobbies dans notre beau pays. Un sujet dont je voulais dire deux mots depuis longtemps.

Qu’apprenons-nous ? Que les lobbies – pardon, les « représentants d’intérêts », faudrait pas que les gens sachent qu’il y en a chez nous, changeons leur nom et ça devrait suffire – ne se portent pas trop mal, merci pour eux. Qu’on est en train de les reconnaître et d’officialiser leur statut à l’Assemblée nationale. Officiellement, bien sûr, pour mieux les contrôler. Ah, mais oui. En l’occurrence, ne vaudrait-il pas mieux durcir l’interdiction des lobbies ? S’ils avancent, plutôt que de les accompagner en les contrôlant peut-être un peu moins mal, pourquoi ne pas tout simplement les forcer à reculer ? Non ? Ah bon.

Le vrai mauvais signe, c’est que les lobbyistes, par la voix de Pascal Tallon, président de l’Association française des conseils en lobbying, se disent satisfaits. Si les lobbyistes sont contents, c’est probablement mauvais pour nous. Concrètement, un « registre de transparence » est mis en place, dans lequel « toute personne ou organisme voulant défendre ses intérêts auprès des députés et souhaitant le faire officiellement […] devra désormais indiquer le nom de ses clients, les honoraires perçus pour le seul lobbying au Parlement, les objectifs et missions à remplir ainsi que le chiffre d’affaires ou les montants dépensés en terme de lobbying. Autant d’informations qui devront être rendues publiques. »

Super ! Sauf que si vous avez bien lu le début de la phrase, il s’agit bien des lobbyistes qui « veulent agir officiellement ». La possibilité d’agir officieusement, dans le secret, est donc maintenue. Pascal Tallon le reconnaît d’ailleurs : « il va falloir du temps pour convaincre les clients de passer à la transparence, la plupart étant tenus par des clauses de confidentialité ». Enfin, aucun contrôle des informations fournies n’est prévu. On voudrait leur dire : « mentez », qu’on ne s’y prendrait pas autrement.

Hélène Bekmezian, l’auteur du blog, résume donc bien les choses en disant que la réforme « repose encore beaucoup sur le bon vouloir de tous les acteurs ». Eh bien disons les choses franchement : c’est une chimère. Personne n’a de « bon vouloir » en matière de lobbying. Les intérêts qui cherchent à pousser leurs avantages n’ont pas envie que cela se sache : aucune entreprise ne veut que ses clients aient conscience qu’elle paye des députés (sous une forme détournée) pour faire passer les lois qui les arrangent. Les députés, de manière tout à fait symétrique, n’ont aucun intérêt à ce que leurs électeurs sachent qu’ils acceptent les petits cadeaux des entreprises. Les lobbyistes, enfin, qui gagnent leur vie en établissant le contact entre les uns et les autres, sont éminemment dépendants de leurs clients et de leurs cibles ; comme tous ont l’obscurité comme but, eux-mêmes ne peuvent pas défendre la clarté.

Que faudrait-il faire ? Établir un mur infranchissable entre l’argent et la politique, d’une part, et punir les abus avec la dernière sévérité, d’autre part. Pour le premier point, un détenteur d’un pouvoir public quelconque (au sein de l’exécutif ou du législatif, mais cela devrait inclure les hauts fonctionnaires, les patrons des grandes entreprises publiques etc.) devrait ne pouvoir recevoir aucune faveur d’aucune sorte, même détournée, de la part d’un groupe d’intérêt ou de ses représentants. Rien ne justifie que les industries du tabac, par exemple, ou des gens financés par ces industries, offrent ne serait-ce qu’un repas à un député. Si les industriels du tabac veulent défendre une idée, on n’a qu’à imaginer un système où ils pourraient le faire devant l’Assemblée nationale.

Pour le second, il faut évidemment préserver la présomption d’innocence, mais si les accusations contre Balkany, Dassault et consort étaient confirmées, il faudrait les punir avec la dernière énergie : fortes amendes (car il faut toujours toucher là où ça fait le plus mal), éventuellement des peines de prison, mais surtout de longues périodes d’inéligibilité. Les Athéniens, lorsqu’ils ostracisaient, le faisaient pour dix ans. Un an d’inéligibilité, qu’est-ce que ça peut bien faire dans un système où les élections ne reviennent de toute manière que tous les deux ou trois ans ?

La question évidente est bien sûr : cette double mesure est-elle possible ? La réponse est tout aussi évidente : non. Les députés ont intérêt à ce qu’on continue à leur faire des cadeaux, donc ils se battront avec l’énergie du désespoir contre toute mesure qui viserait à freiner vraiment le lobbying (qu’on se souvienne par exemple de leur abandon de toute forme de dignité dans le débat sur le non-cumul des mandats). De leur côté, les grands intérêts économiques ont trop misé pour se permettre de perdre la partie ; eux aussi feront tout pour éviter de voir les portes du Parlement se fermer devant eux. À partir du moment où la puissance politique et la puissance économique sont d’accord pour éviter une réforme, celle-ci n’a pas la moindre chance d’aboutir.

Il faut donc le redire : ce n’est pas là un problème conjoncturel qu’on pourrait régler avec une petite évolution des pratiques ou de la loi. C’est un problème structurel qui découle mécaniquement de l’organisation démocratique elle-même dès lors qu’elle est appliquée à une échelle un peu large.