lundi 15 juin 2015

Le sexe sans amour


Dans Tout va trop vite !, Wolinski – paix à son âme – avait écrit, dans un dialogue imaginaire avec lui-même à différentes époques de sa vie : « Le sexe sans amour, ce n’est pas toujours drôle… – C’est toujours mieux que l’amour sans sexe ! »

La question de la dissociation de la sexualité et du sentiment amoureux est l’une des plus intéressantes et des plus complexes que pose la philosophie morale aujourd’hui. Quatre données fondamentales entrent en considération : l’amour, autrement dit le sentiment amoureux ; la sexualité, les rapports sexuels ; mais également la procréation d’une part, et le mariage d’autre part. Ces quatre éléments sont de nature entièrement différente : un sentiment (ou plus exactement une gamme de sentiments), un ensemble de pratiques physiques et corporelles, le fait d’engendrer des enfants, enfin un lien institutionnel public, lien dont les formes, les buts, les cadres peuvent varier d’une société à l’autre, mais qui s’apparente toujours à un contrat.

Avant les religions monothéistes, ces quatre éléments étaient parfaitement dissociés. Les hommes ont toujours recherché les moyens de découpler l’activité sexuelle de la procréation. Les Grecs et les Romains pratiquaient abondamment le sexe hors du mariage et de tout sentiment amoureux ; être amoureux de sa femme, ou ne vouloir coucher qu’avec elle, était même chez eux assez ridicule. Les activités sexuelles étaient, comme chez nous, encadrées par des normes, des codes, des tabous, mais qui ne portaient ni sur le mariage, ni sur l’amour.

Les choses se compliquent avec le triomphe social et politique du christianisme. Surtout à partir de l’an 1000 (car il ne faut pas oublier qu’avant cette date somme toute tardive, l’Église ne cherche qu’assez peu à se mêler de ce qu’il se passe dans le lit des fidèles), le catholicisme institutionnel cherche à lier trois des quatre éléments de l’équation : pour les autorités ecclésiastiques, le sexe ne doit plus se pratiquer que dans le cadre du mariage, lui-même défini comme monogame, exclusif et définitif, et doit toujours être ouvert à la vie, c’est-à-dire laisser au moins la possibilité de la procréation.

Il faut remarquer qu’à cette époque, l’Église n’est pas la seule qui cherche à imposer sa définition du mariage : la société civile, en particulier les élites, ont également leurs propres idées sur le sujet. Et de leur point de vue, le mariage est d’abord un contrat entre deux familles qui cherchent à préserver un patrimoine. Les individus n’y ont que très peu d’importance : l’accord se fait entre les parents, pas entre les mariés, qui, souvent, surtout dans les couches les plus aisées de la société, ne se connaissent pas ou que très peu avant le mariage. Au XVIIe siècle, les comédies de Molière ont beau exalter le sentiment amoureux, c’est quelque chose qui n’a de réalité que dans les couches populaires ou de la petite bourgeoisie, et encore de manière minoritaire : la législation de l’époque donne tout pouvoir aux pères de famille pour imposer les unions qu’ils souhaitent, et punit sévèrement les couples et même les prêtres qui célébreraient des mariages sans l’accord paternel.

Il est donc intéressant de noter qu’à l’époque déjà, l’Église catholique n’est pas en accord parfait avec la société civile : elle insiste beaucoup plus sur le consentement des époux eux-mêmes, même si, en France tout particulièrement, les pouvoirs civils imposent l’autorité du père de famille, contre la vision ecclésiastique donc. Cette dichotomie s’observe également dans la place des fiançailles, par exemple : pour l’Église, elles n’ont à peu près pas de valeur ; elles peuvent être cassées à volonté, et le sexe continue à y être strictement interdit ; alors que pour les familles, elles constituent une forme de pré-mariage : le sexe entre les futurs époux est tout à fait toléré, et on les considère comme à peu près définitives.

L’Église et la société civile, en revanche, sont d’accord pour lier de manière assez stricte mariage et sexualité : de manière extrêmement stricte pour les femmes, pour qui l’adultère est lourdement puni pénalement et source d’un immense opprobre public ; de manière beaucoup plus douce pour les hommes, chez qui l’adultère est toléré, voire encouragé, tant qu’il ne se pratique pas au domicile familiale (des études très intéressantes ont même montré que les seuls rois à avoir été fidèles à leur épouse, Louis XIII et Louis XVI, ont souffert d’une moindre popularité que les autres, sans doute en partie due à l’idée qu’ils n’étaient « pas de vrais hommes »).

Au XIXe siècle, le mariage évolue pour laisser une place de plus en plus importante au sentiment amoureux : le mariage d’intérêt cède progressivement la place au mariage d’amour. C’est peut-être de cette époque-là qu’on peut dater le renforcement du lien entre relations sexuelles et sentiment amoureux : puisque mariage et sexualité étaient très liés jusqu’alors, il est assez logique que, lorsqu’on se met à lier mariage et amour, on lie aussi, inconsciemment peut-être, sexualité et amour.

Durant le XXe siècle, le mariage d’amour triomphe définitivement au détriment des intérêts des familles ; et la définition du mariage chrétien imposée par l’Église mille ans auparavant éclate elle aussi. Son caractère définitif, déjà bien attaqué par la légalisation du divorce en 1884, continue à s’affaiblir, entre autres sous l’effet de l’allongement de l’espérance de vie. Les relations sexuelles sont de plus en plus détachées à la fois du mariage et de la procréation, tant grâce à des évolutions techniques (la contraception en particulier) que sociales et des mentalités.

Que doivent penser les chrétiens et en particulier les catholiques de cette évolution, de cette rupture des liens entre relations sexuelles, procréation et mariage ? Pour ma part, et je parle bien en tant que catholique pratiquant, je m’en réjouis. Je n’ai jamais lu dans toute la théologie du corps, dans tous les textes du Magistère, un seul argument valable qui permettrait de lier ces trois éléments. Lier relations sexuelles et procréation de manière rigide me semble complètement absurde : d’abord parce que rien ne vient le justifier, ensuite parce que c’est refuser a priori tous les multiples actes sexuels qui ne peuvent donner naissance à la vie (masturbation, fellation etc.) – et c’est quand même bien dommage. Mais lier le sexe et le mariage n’est pas moins stupide : que certains veulent suivre cette voie, c’est leur affaire, et si cela leur convient, elle n’est pas pire qu’une autre ; mais prétendre que ce serait forcément la meilleure voie possible pour tous les couples et pour tous les hommes, voilà qui est bien peu défendable.

Qu’est-ce qui, selon moi, fonde une sexualité morale ? Deux éléments. Le premier est le consentement de tous les intéressés : une relation sexuelle n’est morale que si elle est mutuellement consentie. Cela suppose que tous les intéressés puissent exprimer un consentement éclairé ; d’où la justification de l’interdit de la pédophilie, puisque les enfants pré-pubères ne peuvent pas exprimer un consentement éclairé, ou de la zoophilie, puisque les animaux ne peuvent pas exprimer de consentement du tout.

Le second est de ne pas considérer le partenaire sexuel exclusivement comme un objet et un moyen, mais aussi comme un sujet et une fin. J’insiste sur le « aussi » : dans un acte sexuel, il serait parfaitement hypocrite de prétendre qu’on ne voit l’autre que comme un sujet, pas du tout comme un objet, ou que comme une fin, pas du tout comme un moyen. Mais l’acte sexuel cesse, je crois, d’être moral, si l’on ne pense plus qu’à soi alors qu’on est avec quelqu’un d’autre.

Et l’amour, dans tout ça ? Sire, je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse. J’ai beau chercher, je ne vois pas au nom de quoi on devrait s’interdire des relations sexuelles avec quelqu’un dont on n’est pas amoureux, ni a fortiori avec quelqu’un avec qui on n’est pas engagé dans une relation stable. Quand j’aborde le sujet avec d’autres catholiques, ils me disent souvent, d’un air offusqué : « moi, je me respecte ! » ; mais ils ont en général bien peu d’arguments à l’appui de cette indignation. Il me semble qu’elle vient d’un malentendu : ils s’imaginent, je pense, que si on couche avec quelqu’un pour un soir, c’est forcément qu’on l’utilise, qu’on ne pense qu’à soi. Mais c’est absurde : les deux points n’ont rien à voir. Certains sont très attentionnés avec un partenaire d’un soir ; d’autres peuvent très bien être mariés et fidèles depuis 10 ans et prendre leur femme pour un objet sexuel.

La question morale est donc de savoir jusqu’à quel point il faut pousser ce mouvement actuel de séparation des relations sexuelles et du sentiment amoureux. Aucune question, de ce point de vue, ne devrait être taboue : même si cela semble choquant pour beaucoup de mes coreligionnaires, il n’est pas illégitime de se demander dans quelle mesure l’exclusivité sexuelle est le corollaire d’une relation stable, y compris maritale. Que certains couples désirent et mettent en œuvre une telle exclusivité, sans doute ; mais sommes-nous bien certains que c’est forcément la meilleure voie pour tous ?

Le fait que d’autres ne nous attendent pas pour poser ce genre de questions rend d’autant plus urgent que les catholiques se les posent également : certains, évidemment, ne voudront jamais rien changer et s’en tiendront fixement à la ligne défendue par le Magistère depuis un millénaire. Mais d’autres peuvent accepter de voir évoluer les choses, sans pour autant renoncer à tout.

Le mois dernier, un article de la juriste Marcela Iacub paru dans Libération promouvait, comme je tends à le faire, la séparation du sexe et du sentiment amoureux. Jusque-là, pourquoi pas ? Mais elle tirait de cette prémisse des conclusions étonnante. Ainsi, dans sa société idéale, « personne ne vivrait en couple avant 40 ans » et ce ne serait « que lorsque les désirs sexuels [seraient] un peu émoussés par l’âge que les gens [pourraient] entreprendre une histoire d’amour qui dure et songer à faire des enfants » puisque « on devrait réserver ces pratiques aux plus âgés ».

Marcela Iacub tombe ainsi exactement dans l’erreur même qu’elle dénonce chez ses adversaires : la tentation de définir pour les autres ce qui est mieux pour eux. Qui est-elle, grands dieux, pour affirmer péremptoirement « qu’avant [40 ans], les gens [ont] trop d’énergie sexuelle pour vivre en couple » ou qu’ils « ne se [connaissent] pas suffisamment eux-mêmes (ni les autres) pour s’installer avec quelqu’un et fonder une famille » ? Que l’Église tente de fixer la vie privée des gens à leur place, elle l’a toujours fait, et elle est en train d’apprendre, tout doucement, avec bien des difficultés, à leur lâcher un peu la grappe. Mais il est réellement désespérant de voir que d’autres reprennent le flambeau en se contentant de changer le plan de vol que nous serions censés suivre pour être heureux, puisque ça a marché pour eux.

On peut chercher, comme je le fais, à dissocier davantage le sexe du sentiment amoureux, sans pour autant renoncer à tout le reste. Pour ce qui est de la morale sexuelle et familiale, j’ai beaucoup de questions et peu de réponses, moins encore de certitudes ; mais il y a une chose dont je suis de plus en plus conscient, c’est qu’en la matière, les mieux placés pour décider de ce qui est bon, ce sont les intéressés ; et que ce qui est bon pour les uns ne l’est pas nécessairement pour les autres.

dimanche 14 juin 2015

Contre le désespoir, plantons des graines – Homélie pour ce dimanche (Marc 4, 26-34)


« Jésus disait : “Il en est du Royaume de Dieu comme d’un homme qui jette la semence en terre : qu’il dorme ou qu’il soit debout, la nuit et le jour, la semence germe et grandit, il ne sait comment. D’elle-même la terre produit d’abord l’herbe, puis l’épi, enfin du blé plein l’épi. Et dès que le blé est mûr, on y met la faucille, car c’est le temps de la moisson.”

Il disait encore : “À quoi allons-nous comparer le Royaume de Dieu, ou par quelle parabole allons-nous le représenter ? C’est comme une graine de moutarde : quand on la sème en terre, elle est la plus petite de toutes les semences du monde ; mais quand on l’a semée, elle monte et devient la plus grande de toutes les plantes potagères, et elle pousse de grandes branches, si bien que les oiseaux du ciel peuvent faire leur nid à son ombre.”

Par de nombreuses paraboles de ce genre, il leur annonçait la Parole, dans la mesure où ils étaient capables de l’entendre. Il ne leur parlait pas sans parabole, mais, en particulier, il expliquait tout à ses disciples. »


Jésus utilise deux métaphores liées à l’agriculture et à la végétation, et plus particulièrement à leur dynamique (la croissance des plantes) pour expliquer à ses disciples ce qu’est le Royaume de Dieu. Cette similitude de thème, ainsi que le fait que les deux images soient côte à côte dans le texte de Marc, doit nous conduire à les lire comme un tout : les deux métaphores sont complémentaires.

La première insiste sur le rôle de Dieu dans toute action humaine. Jésus, c’est intéressant, laisse l’initiative de l’action à l’homme : c’est lui qui sème. Mais par la suite, c’est Dieu qui fait quelque chose à partir de l’action humaine initiale. L’homme confie à Dieu ce qu’il a fait : il le remet entre Ses mains afin qu’Il le sanctifie, c’est-à-dire qu’Il le rende à la fois efficace et bon. Les deux points sont importants : notre action est vaine si elle ne fonctionne pas, si elle ne donne pas de fruit, pour filer la métaphore ; mais la sanctification que nous attendons de Dieu consiste également à éviter, autant que possible, les conséquences négatives imprévues de notre action.

Que l’homme confie à Dieu ce qu’il a initié ne signifie pas qu’il doive cesser de s’en occuper : là encore, on pourrait filer la métaphore et dire qu’une fois qu’on a semé la graine, il faut encore l’arroser, lui apporter de l’engrais, empêcher les mauvaises herbes de l’étouffer, puis tailler la plante etc. De la même manière, remettre nos actions, nos projets, tout ce que nous entreprenons entre les mains de Dieu ne signifie pas que nous nous en débarrassions : nous devons continuer à nous en occuper, sans quoi Dieu ne peut pas agir à travers nous. Cela ne signifie que deux choses : d’une part, que même lorsque nous ne nous en occupons pas (car nous ne pouvons pas nous occuper de tout en permanence), Dieu le fait pour nous ; nous pouvons donc avoir des moments de relâche, que ce soit pour une autre action ou pour le repos. D’autre part, que Dieu donne à nos actions une force, une portée qu’elles n’atteindraient pas sans Lui.

Il faut enfin remarquer que la parabole du Christ ne représente pas forcément le semeur et le moissonneur sous les traits de la même personne : « un homme » jette la semence en terre, puis « on » y met la faucille. Les traductions diffèrent, à vrai dire, mais ce point me semble important : on ne sème pas forcément pour soi, et on ne voit pas forcément les fruits de ce qu’on a planté.

La seconde parabole insiste, quant à elle, sur la différence entre ce qu’on sème et ce qu’on récolte : la graine est minuscule, mais la plante qu’elle produit est immense ; autrement dit, on ne sème presque rien, et on récolte énormément. Là encore, on peut remarquer l’écart entre celui qui sème et celui qui récolte : c’est un homme qui plante la graine, mais plus question de récolte : ce sont les oiseaux qui viennent faire leur nid à l’ombre de l’arbre. Ce n’est pas un hasard.

Ces deux paraboles ont donc pour point commun de nous inscrire dans la longue durée : nos actions, surtout si nous les confions à Dieu, si nous les plaçons sous Sa garde et sous Sa bénédiction, porteront du fruit, mais ce ne sera pas forcément celui que nous avions envisagé, et ce ne sera pas forcément nous qui en profiteront.

Se placer dans la longue durée, c’est par définition agir au-delà de nos vies, donc viser à quelque chose que nous ne verrons pas, que nous n’atteindrons pas nous-mêmes. C’est l’autre grand point commun de ces deux métaphores : elles sont du registre de l’espoir, de l’Espérance. Ce que nous dit Dieu, c’est que quand nous agissons, il peut toujours en sortir quelque chose, alors que de notre inaction, il ne vient rien ; et que même d’une petite action, Dieu peut faire surgir de grands résultats.

Cette double parabole est donc particulièrement bienvenue dans un monde où nous avons du mal à agir, tant nos actions nous semblent inutiles face à l’état du monde. À vue humaine, en se contentant d’analyser rationnellement l’état des choses et les rapports des forces en présence, on ne peut qu’être d’un extrême pessimisme : nous détruisons à grande vitesse la nature qui nous entoure, ce qui aura des conséquences dramatiques pour toutes les formes de vie et donc également pour nous ; les inégalités entre les hommes ont rarement été aussi importantes, et les plus riches n’ont pas l’intention de se laisser dépouiller sans combattre, or ils disposent de moyens colossaux ; enfin, les tensions politiques s’accumulent et donnent aux États et aux grandes entreprises multinationales un pouvoir de plus en plus démesuré sur les individus. On voit mal comment on pourrait éviter, dans le meilleur des cas, une longue période de chaos, et dans le pire, un ou plusieurs totalitarismes d’un pouvoir jamais égalé. Que pouvons-nous faire face à la puissance des tendances sécuritaires, de la surveillance de masse, de la destruction des écosystèmes, du réchauffement climatique ?

Le risque est donc bien de désespérer, et, partant, de cesser d’agir. Charles Péguy l’affirmait déjà dans Le Porche du mystère de la deuxième vertu :

« Mais c’est d’espérer qui est difficile

                          à voix basse et honteusement.

Et le facile et la pente est de désespérer et c’est la grande tentation. »

Pour agir quand même, nous avons donc besoin de l’espoir. Tolkien, un autre grand penseur catholique qui a fondé une grande partie de son œuvre sur ce concept, et qui voyait dans le désespoir la faute par excellence, lui donnait le nom d’Estel. L’Estel est un concept complexe, souvent traduit par « confiance » ou « foi » ; il s’agit de la croyance que, parce qu’Eru – Dieu – est bon, Ses projets pour Ses créatures ne peuvent qu’être également bons, en dépit de tout le mal qui semble régner dans le Monde, Arda Marrie – marrie car souillée avant même sa création par le mal, qui est ainsi devenu une part constitutive de son être, de sa nature. Le roi elfique Finrod Felagund définit l’Estel en affirmant que « si nous sommes réellement les Eruchin, les Enfants de l’Unique, alors Il n’acceptera pas d’être privé de ce qui Lui appartient, ni par aucun Ennemi, ni par nous-mêmes[1] ».

Pour moi, qui tente de changer le monde à travers Tol Ardor, et pour ceux qui ont accepté de continuer à travailler avec moi, ces réflexions devraient prendre un poids tout particulier ; mais c’est aussi vrai de tous ceux qui cherchent à lutter, dans la mesure de leurs moyens – mais au mieux de leurs moyens ! – pour améliorer vraiment les choses. Nous pouvons avoir l’impression que rien ne bouge, que nos projets n’avancent pas, voire qu’ils agonisent, qu’ils meurent à petit feu. Mais si nous cessons de planter des graines, ou si nous cessons de nous occuper de ce que nous avons planté, qui le fera à notre place ? Et comment pouvons-nous prétendre accomplir la mission qui nous est confiée ?

On m’a souvent dit que je serais plus efficace si, au lieu de vouloir faire mon propre projet, je m’inscrivais dans quelque chose qui existe déjà, un parti politique par exemple. Mais quand je pense à quelqu’un comme Jean-Luc Mélenchon, qui lutte réellement, sincèrement, de toutes ses forces, pour changer la société et la rendre plus juste, meilleure, je me dis : « Certes, il agit au mieux de ses forces, de son intelligence, de sa volonté ; il suit sa conscience, et quand il aura à rendre des comptes, il pourra affirmer honnêtement avoir fait de son mieux pour remplir sa mission. Mais finalement, est-il plus efficace que moi ? Concrètement, fait-il changer les choses ? Il est beaucoup plus visible, beaucoup plus écouté, mais la société évolue-t-elle pour autant, concrètement, dans le sens qu’il souhaite ? »

On va m’opposer Syriza en Grèce, Podemos en Espagne ; prudence, et patience. Je crois malheureusement être plus lucide que pessimiste quand je doute de leur capacité à faire autre chose qu’atténuer un tout petit peu les dégâts ; ils sont une petite digue, très méritoire mais qui sera probablement inefficace à plus long terme, contre l’immense marée des égoïsmes et du grand capital. Je crains que la politique traditionnelle soit à présent vouée à cela : ramasser les pots cassés, éviter le pire. Mais moi, ça ne m’intéresse pas, d’éviter le pire. C’est une fonction nécessaire, et je suis très heureux que certains s’en chargent, mais moi je veux construire le mieux.

Et je crois que ceux qui peuvent espérer le faire sont de deux ordres. D’une part, ceux qui agissent sur les mentalités : les médias d’abord, et dans une moindre mesure les responsables religieux, puis les artistes et les intellectuels – romanciers, cinéastes, musiciens, créateurs en tous genres, philosophes etc. Eux ont un pouvoir véritable, souvent mal employé, malheureusement.

D’autre part, ceux qui, ayant compris qu’on ne peut pas attaquer le Système de front, qu’il est trop fort pour cela, s’efforcent de construire autre chose à côté. Il y a peut-être plus d’efficacité écologique réelle dans la simple mise en place d’une exploitation agricole en permaculture que dans bien des agitations des responsables d’EELV. Les politiciens font beaucoup plus de bruit que nous, ils brassent beaucoup plus d’air, mais je ne suis pas certain qu’ils plantent plus de graines.




[1] J.R.R. Tolkien, « Athrabeth Finrod ah Andreth », in Christopher Tolkien, Morgoth’s Ring, 1993.