jeudi 20 octobre 2016

Assumons la bien-pensance !

La guerre des idées est toujours aussi celle des mots. Et c’est encore plus vrai dans le régime politique qui est le nôtre, à savoir la démocratie d’opinion – cette dégénérescence de la démocratie représentative dans laquelle la vie politique devient essentiellement un spectacle et où les politiciens cessent complètement de se préoccuper du bien commun mais se contentent de suivre avant tout le pouvoir économique, et dans une moindre mesure l’opinion publique, à la fois révélée et façonnée par le complexe médias-sondages.

Dans ce cadre, la manière dont on qualifie l’adversaire devient une arme redoutable permettant de le stigmatiser, de le décrédibiliser sans le moindre début de réflexion ou de justification. Et en la matière, une certaine droite (« décomplexée ») mène depuis quelques années un assaut assez déterminé. Encore une bonne vieille application du stratagème 32 d’Arthur Schopenhauer :

« Lorsque l’on est confronté à une assertion de l’adversaire, il y a une façon de l’écarter rapidement, ou du moins de jeter l’opprobre dessus, en la plaçant dans une catégorie généralement détestée, même si l’association n’est qu’apparente ou très ténue. Par exemple dire que c’est du manichéisme, […] ou de l’idéalisme, […] de l’athéisme, du rationalisme, du spiritualisme, du mysticisme, etc. Nous acceptons du coup deux choses :
1. Que l’assertion en question est apparentée ou contenue dans la catégorie citée […] ;
2. Que le système auquel on se réfère a déjà été complètement réfuté et ne contient pas un seul mot de vrai. »

Sauf que « manichéisme » et « idéalisme » étant devenus un tantinet compliqués pour notre époque, militants et politiciens savent qu’il leur faut se contenter de moins. Pour qualifier quelqu’un qui est trop à droite à leurs yeux, un bon nombre de militants de gauche a trouvé l’arme suprême en un seul adjectif : « facho ! » Les gens visés n’ont la plupart du temps à peu près rien à voir avec le fascisme, mais qui s’en soucie ? La pertinence de l’argument fait toujours mouche, et c’est bien ce qui compte.

Du coup, de l’autre côté, ils se sont dit qu’il leur fallait trouver la parade. Et comme ils ont quand même une ou deux belles plumes dans leurs rangs, ils ont répliqué par quelques qualificatifs bien sentis. Parmi ceux qui reviennent le plus souvent, on a « bobo », « bisounours », « bien-pensants » (oui, ils doivent aimer les allitérations en « b ») et « droit-de-l’hommiste ». Et ces termes, on les retrouve chez Zemmour, chez Sarkozy, chez Marine Le Pen et j’en passe. Ils sont même en train de devenir une sorte de marqueur de l’absence de pensée : quand quelqu’un les emploie, vous pouvez être sûr qu’il quitte le domaine de la raison et de l’analyse pour verser dans l’anathème et l’injure à peine déguisée. D’ailleurs, certaines personnalités, aussi conspuées par une certaine gauche que celles que je viens de citer, mais qui pensent vraiment, elles, ne les utilisent pas – ainsi d’Alain Finkielkraut.

Il y a donc un enjeu très concret ici : il s’agit, pour les gens qu’on essaye de faire taire en les gratifiant de ces injures à la mode, de savoir quoi répondre, bref de parer ces attaques pour ne pas laisser la victoire à l’adversaire. Et pour cela, il faut les analyser une par une.

 « Bobo », d’abord, souvent suivi de son épithète préféré : « parisien ». Ici, l’accusation porte sur l’appartenance à un milieu économique, socio-professionnel et culturel (voire géographique). L’idée, c’est que nous serions des privilégiés déconnectés de la dure réalité du quotidien des gens simples, de la « France d’en bas » pour reprendre une autre expression fameuse. Pour ma part, que je sois un privilégié, je n’ai aucun mal à le reconnaître ; c’est même une évidence. Mais je ne vois pas en quoi cela discréditerait ma parole. D’abord parce que – et c’est la première réponse qui doit venir à tout accusé de boboïsme – l’accusateur est souvent issu du même milieu social, voire d’un milieu plus riche encore. Quand Marine Le Pen, héritière de Saint-Cloud, ou Nicolas Sarkozy, riche avocat d’affaires qui se fait payer des centaines de milliers d’euros pour chacune de ses conférences, se permet de qualifier ses adversaires de « bobos », on peut doucement rigoler.

Et si c’est non pas le lieu de vie ou le niveau de richesse qui est attaqué, mais plutôt un mode de vie ou de pensée, il ne faut pas hésiter à répondre que manger du quinoa ou privilégier les circuits courts et les légumes de saison n’a jamais rendu quelqu’un plus stupide ou moins lucide.

« Bien-pensant », ensuite. Ici l’accusation est différente : on critique celui qui adopte l’avis majoritaire, ou plus exactement l’avis dominant, en particulier dans les médias. Il y a une accusation de suivisme, mais aussi d’une certaine hypocrisie, dans l’idée de bien-pensance : serait « bien-pensant » celui qui adopterait sans examen réel les opinions exprimées par les journalistes les plus en vue, mais aussi qui se donnerait bonne conscience à peu de frais en défendant des principes très jolis sur le papier, mais inapplicables dans la réalité. Ceux qui accusent leurs adversaires de bien-pensance les accusent aussi, implicitement, de ne faire que penser, justement, et de refuser d’agir, ce qui impliquerait de plonger les mains dans le cambouis, forcément pas aussi propre que leurs idéaux.

Que répondre ? D’abord, que même si on peut généralement douter des lumières de la plèbe, penser comme tout le monde n’est pas en soi un signe qu’on se trompe. Ce n’est pas parce que les médias dominant le disent que j’affirme que Trump est un crétin : c’est parce qu’une analyse rationnelle ne peut nous conduire qu’à l’idée qu’il est un crétin.  Et donc, je ne vais pas cesser de dire que c’est un crétin juste parce que des journalistes (ou des gens de gauche) le disent.

Répondre plus avant à cette accusation va nécessiter de nous pencher aussi sur les deux qui restent, car elles sont liées : « bisounours » et « droit-de-l’hommiste ». L’accusation derrière le premier terme est celle d’angélisme : le « bisounours » est en fait celui qui s’imagine vivre dans le monde des bisounours, qui croit que tout peut se régler par la gentillesse – ou, pour être plus précis, en respectant des principes. Pour ses adversaires, le bisounours n’a pas compris que le monde était dur et que les gens étaient méchants ; il est naïf et refuse d’admettre que le respect de ses principes ne peut le conduire qu’à l’échec et in fine  à l’élimination – politique ou même physique.

Or, les choses sont beaucoup plus simples que cela. Nous savons bien, merci, que la plupart des gens sont bêtes et méchants, et qu’on ne va pas arrêter les terroristes avec des idées. Si donc nous refusons l’usage de certaines armes – la torture, la peine de mort, l’enfermement sans jugement, la surveillance de masse, la justification des violences policières etc. –, ce n’est ni par angélisme, ni par naïveté. Ce peut être pour deux raisons.

La première, c’est que ces armes n’offrent parfois que l’illusion de l’efficacité. On me traite de bisounours quand je suis contre la peine de mort, mais elle ne fait pas diminuer la criminalité. On me traite de bisounours quand je refuse catégoriquement la torture ; mais la torture est une arme inefficace, car sous la torture on avoue n’importe quoi. On me traite de bisounours quand je refuse que les policiers puissent utiliser leur arme hors-service, ou quand je refuse des idées comme la présomption de légitime défense dès lors qu’ils en ont fait usage ; mais ces pratiques ne rendent pas la société plus sûre : ceux qui ne sont pas convaincus n’ont qu’à regarder ce qui se passe aux États-Unis. Plus généralement, ceux qui citent les États-Unis, la Russie ou l’Arabie saoudite comme des modèles où les flics et les honnêtes gens ont enfin des droits peuvent prendre un aller simple pour ces petits coins de paradis sur Terre, et il ne faut pas hésiter à le leur rappeler.

La seconde, c’est que même quand ces mesures sont efficaces, et je reconnais que certaines d’entre elles le sont, je les refuse non par naïveté, mais parce que si je veux survivre, je ne veux pas survivre à n’importe quel prix. Ça, c’est le point que la plupart des gens ont le plus grand mal à comprendre, parce qu’ils identifient la survie à la survie du corps. Mais si, pour faire survivre mon corps, je fais mourir mes principes, alors je ne survis pas : je deviens quelqu’un d’autre. Pire encore : je deviens exactement celui qu’auparavant je combattais. Et dans ce cas, pourquoi survivre ? Si nous cessons d’appliquer nos principes, nous ne sommes pas meilleurs que les terroristes ou les criminels que nous prétendons combattre, car le respect de ces principes est la seule et unique chose qui nous sépare d’eux. Et si nous cessons d’être meilleurs que l’État islamique, il m’est indifférent de savoir qui gagne, d’eux ou de nous.

C’est pourquoi il est, quand on s’y arrête sérieusement, absolument sidérant que certains osent nous traiter de « droits-de-l’hommistes ». L’accusation est la même que celle de bisounours : angélisme et naïveté. Mais cette fois-ci, ce qu’on nous reproche de chercher à faire respecter, ce sont les droits de l’homme. Les droits de l’homme ! Mais c’est oublier que les droits de l’homme sont le socle de toutes les libertés qui font notre bonheur, qui font que notre vie est digne d’être vécue. On peut discuter du détail ; Tol Ardor ne reconnaît pas exactement les mêmes que ceux de 1789 ou de 1948, et ce n’est d’ailleurs pas pour rien qu’il y a eu tant de versions de ce texte. Mais sur le fond, renoncer aux droits de l’homme, c’est nous renier nous-mêmes, et donc précisément ne pas survivre en tant que culture, en tant que civilisation ; et c’est aussi nous jeter volontairement dans les chaînes de l’esclavage et de l’arbitraire.

L’accusation de « droit-de-l’hommisme » salit donc davantage celui qui l’utilise que celui à qui elle s’adresse – à dire vrai, elle devrait être infamante. Et là encore, il ne faut pas se priver de le dire ! Non seulement il faut assumer la défense des droits de l’homme, mais il faut retourner contre eux l’arme de ceux qui nous le reprochent et les dévoiler pour ce qu’ils sont : les fossoyeurs de notre civilisation.

Je ne pense évidemment pas que ce combat soit bien parti ; nous dépendons d’un système politico-médiatique qui joue contre nous, et la crise que nous commençons tout juste à traverser va faire ressortir les pires instincts des gens. Mais ce n’est qu’une raison de plus pour nous battre. Notre survie individuelle n’est peut-être pas d’une immense importance, mais celle de notre civilisation est à ce prix.

mardi 18 octobre 2016

La nation française, une maison en guerre contre elle-même

« Si un royaume est divisé contre lui-même, ce royaume ne peut se maintenir », disait le Christ d’après Marc (3, 24). Toute nation est forcément le lieu de multiples désaccords et même de conflits qui se règlent par des rapports de force ; il n’y a rien d’inquiétant à cela, et vouloir les faire totalement disparaître est une chimère qui ne peut mener qu’au totalitarisme – c’était par exemple le projet de Mussolini, qui était obsédé par l’unité de la nation italienne. Mais comme toujours, les différences de degré finissent pas faire des différences de nature : il existe un seuil à partir duquel les désaccords et les conflits cessent d’être normaux et se transforment en de véritables lignes de fracture qui rendent le vivre-ensemble impossible.

Il me semble que la nation française offre plusieurs exemples de telles fractures : des sujets sur lesquels les visions de ce que doit être ou devenir le pays sont radicalement incompatibles. Il m’en vient au moins deux – et on pourrait sans doute en trouver d’autres. Le premier est la place de l’islam et des musulmans dans la société française. Le second est celui du mariage homosexuel et plus généralement de la politique familiale. Dans une certaine mesure, d’autres questions sont en train de devenir presque aussi polémiques : ainsi de l’équilibre à construire, en lien avec la montée du terrorisme, entre respect des libertés et meilleure sécurité ; ou encore de la manière de traiter les inégalités économiques, en accroissant ou au contraire en réduisant le contrôle de l’État sur l’économie.

Sur tous ces sujets, en particulier les deux premiers, qu’observe-t-on ? D’abord, que le dialogue est de plus en plus impossible. Ce qui ne signifie pas que les différents camps ne se parlent plus : bien au contraire, les partisans de chaque bord sont bien souvent avides de déverser la bonne parole sur leurs adversaires. Mais il ne suffit pas de parler à l’autre pour qu’il y ait dialogue : il faut aussi écouter ce qu’il a à dire. Si chacun se contente d’assener à l’autre ce qu’il considère comme la vérité, il n’y a pas de dialogue véritable : il n’y a qu’un dialogue de sourds.

Sur la place de l’islam en France ou sur la loi Taubira, il y a longtemps que c’est le cas : il n’y a plus de dialogue, de débat d’idées, il n’y a plus que des anathèmes. Un signe fort en est qu’au sein de chaque camp, on parle d’ailleurs de plus en plus pour ceux qui pensent comme nous, et pas pour les adversaires. Chacun crie des slogans simplistes destinés à souder les troupes et à renforcer leur moral, mais on produit bien peu d’argumentaires pour faire valoir son point de vue.

Ensuite, on constate une forte polarisation des opinions, avec peu de place laissée à l’entre-deux. Les avis s’articulent de plus en plus autour de camps nettement découpés et entre lesquels les compromis ne sont plus possibles. Sur la question de l’islam, on entend de plus en plus de gens dire soit que cette religion ne pose pas le moindre problème en France, soit qu’elle n’est pas compatible du tout avec nos valeurs fondamentales ; les opinions intermédiaires, nuancées, sont de plus en plus inaudibles. Il semble en fait que, sur ces questions, tout compromis soit devenu impossible.

Non pas que je sois systématiquement partisan d’un milieu qui serait toujours juste : autant je me situe dans cet espace intermédiaire sur la question de l’islam (ce qui se traduit par le fait que je me fais autant traiter d’islamophobe et de raciste que d’idiot utile de la conquête musulmane…), autant sur la question du mariage homo je serais incapable de me contenter d’une union civile, ni même d’un mariage sans possibilité d’adoption. Ce constat de la polarisation des opinions ne vaut donc pas jugement de valeur ; mais il n’en est pas moins valide pour autant.

Enfin, et c’est d’ailleurs ce qui explique les deux premiers points, on observe sur ces sujets un glissement de la logique militante vers la logique de guerre. Conséquence logique de la polarisation des idées et de la disparition des nuances, sur les sujets les plus polémiques, il y a aujourd’hui moins des opinions que des camps, et on trie les gens en fonction de leur appartenance ou non au même camp que soi. Si vous n’êtes pas d’accord avec tout le corpus idéologique du camp, plus la peine de discuter : vous n’êtes même pas un adversaire, mais un ennemi. Inversement, vous pouvez proférer les pires inepties, défendre vos idées de la pire manière qui soit, les gens de votre camp trouveront toujours le moyen de vous défendre corps et âme.

On ne cherche plus à convaincre des gens, ni même à faire triompher concrètement un point de vue dans la loi : il semblerait plutôt qu’on se prépare à… à quoi d’ailleurs ? Parfois, j’ai l’impression que c’est à la guerre civile. Car si le vivre-ensemble n’est plus possible, mais que la séparation ne l’est pas non plus, quelle autre issue ? On se demande ce qui se passerait si certaines personnes arrivaient au pouvoir. Que ce soit le PIR ou Robert Ménard, cela pourrait-il finir sans violence ?

Je ne sais pas si c’est exactement la même chose dans les autres pays. J’ai tendance à penser que des fractures similaires existent dans la plupart des pays développés, même si ce n’est pas forcément sur les mêmes sujets. Ailleurs, au Royaume-Uni, en Belgique, en Espagne, d’autres questions peuvent être leur servir de support : le maintien ou non du pays dans l’Union européenne, l’évolution du modèle fédéral etc. Ces fractures sont en réalité créées par la crise générale que nous commençons tout juste à traverser ; les questions dans lesquelles elles s’incarnent concrètement n’en sont probablement que des déclencheurs et des catalyseurs. Mais peut-être certaines nations sont-elles plus unies et moins cassées que la nôtre. Je ne sais pas si le Japon, par exemple, connaît de telles fractures.

Reste à dire ce qu’on pourrait faire pour les résorber – si tant est que ce soit possible. La volonté de vivre ensemble est un des deux piliers, avec la culture commune, qui fondent le concept de nation. Si nous voulons survivre comme nation, il faut donc retrouver cette volonté de vivre ensemble ; et pour cela, il faut impérativement retrouver le sens de la mesure, sortir de la logique guerrière et donc ne plus considérer l’autre comme un ennemi mais comme un adversaire politique.

Ce ne sont pas des mots vains ; ils ont une traduction concrète. Il s’agit en particulier de retrouver le chemin du dialogue, ce qui ne peut se faire qu’en bannissant ce qui le rend impossible. L’injure et l’anathème, bien sûr ; qualifier l’adversaire d’homophobe ou d’islamophobe, même quand on pense que c’est très justifié, ne fait pas avancer les choses et braque la personne qu’on a en face de soi. Mais le recours aux arguments d’autorité bloque tout autant la conversation : qu’il s’agisse de la Bible, du Magistère de l’Église ou d’une étude sociologique, si l’un des participants prétend détenir une vérité indiscutable, la discussion ne peut que s’arrêter. Il faut donc faire un usage exclusif de la raison sur ces sujets les plus polémiques. Autant dire que ce n’est pas gagné.

Enfin, puisque avec la volonté de vivre ensemble, un des deux piliers fondateurs de la nation s’érode, il serait bon de compenser cette faiblesse en renforçant parallèlement l’autre pilier : la culture commune. Ce qui ne peut passer que par un renforcement du rôle de l’école et un retour à son rôle de transmetteur de savoirs, de connaissances, d’œuvres d’art et de valeurs qui proviennent, en dernière analyse, du passé. Là encore, c’est loin d’être gagné.

jeudi 13 octobre 2016

Les Veilleuses à la cuisine, les Veilleurs au garage !

J’écoutais l’autre jour un épisode de l’émission Répliques d’Alain Finkielkraut, intitulé « La nuit nous appartient » et qui mettait face à face un membre des Veilleurs et un de Nuit Debout. Pour ceux qui ne connaîtraient pas les deux mouvements, petite présentation. Le mouvement des Veilleurs est apparu en avril 2013 dans le sillage de la Manif Pour Tous et de l’opposition à la loi Taubira ; il rassemble des individus qui se réunissent la nuit pour protester, encore et toujours, contre ladite loi (ils « ne lâchent rien », souvenez-vous) de manière pacifique, chaque intervenant pouvant parler librement ou lire un texte littéraire, philosophique, historique etc. Nuit Debout, née en mars 2016 et qui n’a pas survécu à l’été de la même année, est un mouvement de protestation contre la loi El-Khomri qui s’est élargi en une protestation plus large portant sur le système politique et économique actuel.

Aucun des deux participants, à mon sens, n’a brillé par son intelligence ou sa pertinence. Mais le Veilleur, dans une tentative assez maladroite et ratée de justifier son opposition au mariage homosexuel, a eu une réflexion fort révélatrice. Pour lui, la loi Taubira violerait l’intérêt général au profit de celui d’une communauté restreinte en niant l’altérité hommes-femmes qui serait, selon lui, la forme d’altérité la plus profonde et la plus fondamentale de toutes celles qui constituent l’humanité.

Passons rapidement sur le fait qu’une analyse un tout petit peu fouillée révèle à l’évidence que ni le mariage pour tous, ni les études de genre (également mises en cause par ce brillant causeur) ne nient l’altérité hommes-femmes, ce qui, en soi, suffirait à invalider ce pseudo-raisonnement ; et arrêtons-nous plus précisément sur cette idée selon laquelle l’altérité – et donc la complémentarité – entre les sexes serait la plus essentielle de celles qui structurent l’humanité. Cette idée mérite examen, puisqu’elle est en effet une de celles qu’on a le plus entendues depuis 2013 parmi les opposants aux évolutions sociétales en cours.

Commençons par admettre que cette intuition d’une altérité hommes-femmes qui dépasserait et en quelque sorte transcenderait toutes les autres n’est pas a priori absurde ; elle est même soutenue par une réalité biologique, celle de la naissance. L’être humain qui naît est homme ou femme et cette répartition est binaire : on est l’un ou l’autre. En ce sens, la différence des sexes semble en effet primer celle des cultures ou des catégories sociales – puisqu’un bébé né dans les bidonvilles de New Dehli et placé immédiatement après sa naissance dans une riche famille de Neuilly en prendrait tous les traits culturels – ainsi que les différences de couleur de peau[1] – puisqu’on n’est pas « blanc », « noir » ou « jaune », mais que les possibilités de métissage sont infinies.

Mais une analyse plus poussée permet de montrer que cette intuition n’est en réalité qu’un préjugé infondé. D’abord parce que l’apparent caractère binaire du sexe à la naissance ne l’est pas absolument toujours : les cas d’intersexuation sont évidemment infiniment rares par rapport au métissage des couleurs de peau, mais ils existent ; à la question traditionnelle « alors, c’est un garçon ou une fille ? », il arrive que la réponse soit « les deux », ou « on ne sait pas bien ».

Ensuite, et surtout, parce que, même si on ne tient pas compte des cas très rares d’ambiguïté sexuelle, cette vision des choses repose sur un primat démesuré accordé au biologique sur le social, à l’inné sur l’acquis. Certes, à la naissance, on peut voir clairement – la plupart du temps – si un enfant est mâle ou femelle, alors qu’on ne voit pas, ou pas toujours bien, s’il est riche ou pauvre, noir ou blanc, de culture occidentale ou de culture orientale.

Mais l’humain ne se réduit pas à cet état premier, ni à cette apparence. Or, quand il grandit, que constate-t-on ? Que la différence des sexes est finalement la moindre des différences. Moi qui suis mâle, catholique, professeur et issu d’une famille aisée et cultivée de culture française, je suis infiniment plus proche, dans à peu près tous les aspects de ma vie, d’une prof catholique issue du même milieu social que moi mais femme que, mettons, d’un ouvrier métallurgiste musulman de Dunkerque ou que d’un cireur de chaussures bouddhiste de Djakarta, et ce même si tous les deux sont des hommes. Ma manière de penser, ma vision du monde, mes loisirs, mon mode de vie, et même, à bien des égards, ma sexualité, tout me rapprochera de la prof du même milieu que moi infiniment plus que des deux hommes que j’ai pris en exemple.

On peut aller plus loin et montrer que ça a toujours été plus ou moins le cas, même dans les sociétés les plus machistes que nous ayons connues. Ainsi, chez les Romains, les femmes étaient effectivement privées de tout droit politique ou presque, alors qu’un citoyen, même pauvre, pouvait s’exprimer et voter lors des comices ; il n’empêche que le mode de vie et la manière de penser d’une femme de sénateur était infiniment plus proches de ceux de son sénateur de mari que de ceux d’un petit paysan pauvre du Latium – et je ne parle même pas de ceux d’un esclave mâle. Finalement, l’humanité, si elle est bel et bien coupée en deux selon la frontière des sexes, est donc d’abord et avant tout découpée en grandes aires géoculturelles et, en leur sein, en classes socio-culturelles.

Et c’est ce qui met à mal le postulat des adversaires des études de genre ou du mariage homosexuel : finalement, dans tous les aspects de la vie ou presque, l’altérité d’origine entre hommes et femmes est écrasée, surtout dans nos sociétés devenues sur ce point moins inégalitaires, par toutes les altérités acquises et sociales, en particulier celles du milieu social, économique, professionnel et culturel. Si vraiment le mariage devait n’unir que des gens séparés par la plus fondamentale des barrières, ce ne sont pas des hommes et des femmes qu’il faudrait faire s’épouser, mais des chrétiens et des hindous, des bourgeois et des prolétaires, des lettrés et des analphabètes.




[1] J’emploie « couleur de peau » plutôt que « race » puisque ce terme a été complètement banni du langage courant pour ce qui concerne les hommes, et ce même si je ne suis pas tout à fait convaincu du bien-fondé de ce bannissement.

samedi 1 octobre 2016

Avortement : la polémique de tous les dangers

Il est des polémiques qui témoignent de l’inefficacité complète du débat public et de l’absence totale d’élévation du niveau des idées : on cause, on cause, et rien n’avance ; chacun reste sur ses positions, souvent simplistes et réductrices, sans se demander aucunement quelle pourrait bien être la part de vérité dans ce que dit l’adversaire. La question de l’avortement en est l’archétype.

Elle refait en ce moment les choux gras des commentateurs, entre découverte de manuels chelous dans des lycées catholiques, proposition abolitionniste en Pologne et délires gouvernementaux français. Et, comme d’habitude, pas une position qui cherche un peu à s’étayer rationnellement.

Je l’ai dit, re-dit et re-re-dit, la position officielle de l’Église – je précise « position officielle » puisqu’elle n’est plus, et depuis longtemps, celle d’un grand nombre de fidèles – me semble bien difficile à tenir. En postulant qu’il y a un être humain dès lors qu’il y a fécondation, elle définit l’humanité, de fait, exclusivement par son génome. Or, considérer qu’il n’y a pas de différence de nature entre une cellule-œuf fraîchement fécondée, ou même un tas de cellules encore indifférenciées, et un être humain pleinement formé, heurte le sens commun. Bien sûr, on m’oppose généralement le fait que la cellule-œuf est un être humain en devenir ; mais justement, dire cela, c’est dire qu’elle n’est pas encore un être humain : on ne peut devenir que ce qu’on n’est pas encore.

Par conséquent, la proposition de loi polonaise, qui vise à interdire purement et simplement l’avortement, quels qu’en soient la date et le motif, me semble une aberration. Ce n’est pas tant qu’elle constitue un retour en arrière – même si, en effet, il serait inquiétant de constater qu’on peut si facilement revenir sur des avancées sociétales – ; c’est surtout qu’elle ne se justifie pas et va donc plonger de nombreux couples et de nombreuses femmes dans une galère noire pour rien du tout. Empêcher des gens de se débarrasser de ce qui n’est encore qu’un amas de cellules, et donc les forcer, quelques semaines plus tard, à accueillir un enfant qu’ils ne veulent ou ne peuvent pas accueillir, est foncièrement injuste – et probablement pas dans l’intérêt de l’enfant à naître.

Dans le même ordre d’idées, le manuel récemment pointé du doigt, édité par la fondation Jérôme Lejeune et distribué dans des lycées privés catholiques, accumule les simplismes et évite soigneusement toute réflexion sérieuse ou approfondie sur le sujet. Ainsi, quand Brunor, il est vrai peu connu pour son intelligence, représente un fœtus qui proteste de sa vie en rappelant qu’il entend tout ce qui se dit à l’extérieur du ventre de sa mère, il omet prudemment de rappeler que le petit amas de cellules qui se développe tranquillou-quillou dans l’utérus quelques heures après la fécondation n’entend, lui, pas le moindre son, et que cette différence objective entre les deux pourrait quand même mériter qu’on réfléchisse à une différence de traitement.

Mais à l’inverse, les pro-avortements font preuve de la même absence de pensée quand ils réduisent cette question au droit des femmes à disposer de leur corps. Comme le rappelaient récemment une série de caricatures espagnoles, le corps de la mère n’a pas deux têtes, quatre bras, quatre jambes et deux cœurs. C’est donc qu’à partir d’un certain stade, il n’y a pas seulement le corps de la mère, il y a deux corps, celui de la mère, et celui de l’enfant, que la mère abrite mais qui n’est pas le sien pour autant. Malgré sa dimension hautement symbolique, il est donc impossible en raison de tout réduire à la naissance ; un bébé quelques heures après sa naissance n’est que peu différent du fœtus quelques heures avant.

Il faut donc déterminer un stade à partir duquel on considère que l’amas de cellules devient un être humain. Je précise tout de suite que, même là-dessus, il faut de la nuance ; et je suis tout prêt à reconnaître – car c’est ce qu’indiquent toutes les données de la biologie – que l’embryon ne devient pas un humain tout soudain, pouf ! comme par un coup de baguette magique. Il s’agit très probablement d’un processus progressif, d’une transition entre ce qui n’encore qu’un amas de cellules et ce qui est un humain à part entière, quoi que pas encore né.

Seulement voilà, du point de vue de la loi, cette réalité biologique ne peut pas être prise en compte, puisqu’il faut bien fixer un seuil légal au-delà duquel l’avortement n’est plus possible, sauf risque pour la vie de la mère – puisque, rappelons-le, s’il est nécessaire de choisir entre la vie de la mère et celle de l’enfant, la première ne vaut pas moins que la seconde.

Pour ma part, il me semble que les avancées récentes de la neurobiologie indiquent que, s’il y a dans notre corps un organe qui peut être considéré comme le siège de notre âme, de notre humanité et de notre individualité, c’est le cerveau ; et donc je considère que l’embryon devient un être humain à mesure que son système nerveux central devient fonctionnel, c’est-à-dire à peu près autour de la douzième semaine de grossesse. Par conséquent, le seuil légal français (12 semaines de grossesse, soit 14 semaines d’aménorrhée) me semble raisonnable. Il présente un double avantage, théorique et pratique : théorique, parce qu’il est conforme à la position morale que j’essaye de défendre, et pratique, parce qu’il fait de l’IVG une possibilité réelle – la plupart des femmes étant au courant de leur grossesse bien avant sa douzième semaine.

Cette position semble prudente ; elle constitue cependant déjà une ligne de crête. Rien qu’en disant cela, je me fais taper dessus des deux côtés : les catholiques fidèles à la doctrine officielle de l’Église me traitent d’assassin et considèrent que j’appelle au meurtre des enfants, quand beaucoup de féministes ou de gauchistes me voient comme un affreux conservateur, pour ne pas dire un sale réac. Et pourtant, il faut aller plus loin encore dans la nuance et la précision.

Car si je considère qu’avant la douzième semaine de grossesse, l’utérus de la femme n’abrite pas un être humain, et qu’il n’est donc nullement immoral de pratiquer une IVG à ce stade, cela ne signifie pas pour autant qu’il s’agisse d’un acte anodin. Un acte peut être tout à fait moral, et représenter malgré tout un traumatisme pour ceux qui le pratiquent. Je ne crois pas qu’une femme qui avorte dans le délai légal tue son enfant ; mais on ne peut pas nier qu’elle l’empêche de naître et d’exister. À mon sens, pratiquer une IVG avant la douzième semaine de grossesse n’est pas plus immoral que de pratiquer la contraception ; mais cela ne signifie pas que ce soit la même chose pour autant. D’un point de vue éthique, je crois que les deux choses se valent ; mais d’un point de vue psychologique, il n’en va pas du tout de même.

C’est pourquoi il me semble que la loi ne devrait pas sortir des grands équilibres qui avaient été mis en place en 1975. Or, ce sont ces grands équilibres qui sont aujourd’hui menacés. La suppression, en 2015, du délai de réflexion d’une semaine était une mauvaise chose, et je crois qu’il devrait être rétabli – plus généralement, l’État doit tout mettre en œuvre pour que l’avortement ne devienne jamais, et pour personne, un moyen de contraception.

Et, plus près de nous dans l’actualité, la proposition gouvernementale d’élargir le délit d’entrave à l’avortement à l’Internet en créant un « délit d’entrave numérique à l’avortement » me semble extrêmement dangereuse. Faut-il le rappeler ? La liberté d’expression, ça ne couvre pas que la vérité, ni surtout que la vérité officielle. La liberté d’expression, ça veut dire aussi qu’on est libre de mentir, de dire des conneries, ou des choses avec lesquelles ces messieurs du gouvernement ne sont pas d’accord. Tant qu’on n’appelle pas à la haine ou à la violence, tant qu’on n’injurie ou ne diffame pas, tant qu’on ne harcèle ni ne dévoile la vie privée d’autrui, on dit ce qu’on veut. Quand Saint-Just disait « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté », la seule chose qu’il disait vraiment, c’était « Pas de liberté ».

Voilà pourquoi l’avortement est la polémique de tous les dangers : parce qu’elle est celle de tous les simplismes, de toutes les réductions, de tous les raccourcis ; parce qu’elle est celle du triomphe des idées toutes faites et des idéologies sur la pensée, et donc celle de l’absence de toute forme de pensée. La proposition de loi polonaise est une dangereuse aberration ; malheureusement, la proposition de loi française l’est tout autant.