jeudi 29 janvier 2015

Entre le marteau du respect et l'enclume de la responsabilité


Ce sera sans doute mon dernier billet sur l’affaire Charlie, parce que je commence à en avoir plein le dos et que je ne vais pas vous refaire le coup du mariage pour tous. Mais je veux quand même clarifier certains points (ou en mettre quelques-uns sur quelques i).

Depuis les attentats du 7 janvier dernier, on a d’abord vu une grande et belle unanimité nationale incarnée par le mouvement « je suis Charlie », et puis on a rapidement vu la chose dégénérer et s’effriter, parce qu’au fond, il y avait quand même beaucoup de gens qui n’aimaient pas Charlie et qui ont vite cessé de se gêner pour le dire ; le tout a fini en eau de boudin avec l’armada des tièdes qui ont cru de bon ton de préciser, comme je le dénonçais dans mon dernier billet, « je suis Charlie, MAIS ! » ; « mais ils sont quand même bien vulgaires », « mais ils sont irresponsables », « mais ils jettent de l’huile sur le feu », « mais il faut du respect ».

« Tu n’es ni froid ni bouillant. Que n’es-tu froid ou bouillant ! Mais parce que tu es tiède, et non froid ou bouillant, je vais te vomir de ma bouche », écrit Jean dans l’Apocalypse. Les tièdes sont légions, ces temps-ci. Tiens, le pape, par exemple. Je l’aime bien, mon François, d’habitude. Pas exactement le pape de mes rêves, mais quand même, c’est le brave gars ; bien conservateur sur les bords, mais qui cherche quand même à faire évoluer les choses dans le bon sens. Avait-il vraiment besoin de dire, lui aussi, que la liberté d’expression, c’est bien joli, MAIS ! qu’il « faut du respect », et surtout d’ajouter que « si quelqu’un insulte [sa] mère, il doit s’attendre à recevoir un coup de poing » ? Au temps pour la joue gauche.

C’est d’autant plus regrettable que dans le même temps, le grand rabbin de France a répondu à un journaliste qui lui demandait si Charlie Hebdo était allé trop loin : « Dire cela, c’est commencer à justifier. Si vous commencez à dire “liberté de la presse, mais”, le “mais” est coupable. Il n’y a pas de “mais” ». Aouch ! La comparaison entre les deux autorités religieuses fait un peu mal.

Mais le pape, j’ai tendance à lui pardonner, parce que dire des conneries de manière pas réfléchie, c’est un peu sa marque de fabrique. Il improvise, il balance des trucs, c’est tout sauf un théoricien. C’est même une de ses qualités, puisqu’il nous montre ainsi qu’il n’est qu’un homme, et que comme tous les autres hommes, il est faillible. D’ailleurs, en parlant du pain qu’il risquait de mettre dans la gueule de celui qui insulterait môman (ah, ces latins !), il avait l’œil qui pétillait, on voyait bien qu’il prenait son pied dans ce petit coup de provoc.

Il y en a d’autres à qui on pardonne moins de dire des conneries, parce qu’ils les disent sérieusement, eux. La dernière fois, je parlais de la lettre du père Zanotti-Sorkine, qui commençait par encenser les dessinateurs assassinés pour finalement affirmer qu’ils étaient au fond responsables de ce qu’il leur était arrivé et que l’important était de ne surtout blesser personne.

Eh bien ça y est, le charismatique curé a été battu à plate couture par une autre lettre écrite par un autre catho, Brunor. Vous ne connaissez pas ? Bruno Rabourdin, illustrateur, dessinateur de BD. C’est Tresmontant pour les nuls. Pour ceux qui ne connaissent pas non plus Claude Tresmontant, c’est en bonne partie le concordisme, à savoir l’idée que la science moderne est en mesure de prouver, de connaître de manière certaine, l’existence de Dieu et la supériorité de la pensée judéo-chrétienne sur toutes les autres. Bref, la philo pour ceux qui sont passés à côté de Kant (pas de chance). Brunor a ainsi publié toute une série de BD apologétiques, parmi lesquelles la série Les indices-pensables ou encore L’Univers imprévisible. Des bouquins truffés d’approximations, voire de francs contre-sens philosophiques, mais passons.

Qu’est-ce qu’il a encore commis, notre joyeux Brunor ? Une lettre publiée le 18 janvier, dans Zenit, bien sûr (« La voix de son maître » version catholique, apostolique et romaine). Qui commence avec des trémolos dans la voix, « ces grands hommes ont disparu, snif, snif, tout ce qu’ils faisaient était si bien, le Grand Duduche est orphelin, snif ». Et puis juste après, patatras ! Voilà le respect qui déboule. Une caricature est bonne MAIS ! seulement si elle ne blesse personne, donc si le Prophète n’est pas représenté, voilà ce que nous dit Brunor. Et d’en rajouter des tonnes : puisque les musulmans autorisent la représentation de terroristes (encore une chance, mais à l’entendre on croirait qu’il faut les remercier), profitons-en pour faire rire en ne représentant que des terroristes, jamais Dieu ni le Prophète ! Et si elle réussit cela, une caricature est même « géniale », et voilà voilà, nous devons au génie des dessinateurs morts de respecter cette règle.

Ben non, ducon ! Nous devons au contraire au génie des morts de continuer à faire ce qu’ils faisaient, c’est-à-dire dessiner des caricatures sans s’interdire de représenter qui que ce soit et sans se demander si ça ne risque pas de choquer quelqu’un (qu’est-ce qu’une caricature qui n’offense personne ?).

Brunor n’est malheureusement qu’un exemple de la pléthore de ceux qui défendent ces jours-ci la-liberté-d’expression-MAIS ! pas trop. On peut classer cette dangereuse espèce en deux catégories.

La première a de si gros sabots qu’elle n’est en fait pas trop menaçante : ce sont ceux qui veulent franchement changer la loi et disent qu’il faut réfléchir à un retour de l’interdiction du blasphème. Ça, c’est facile à combattre. En effet, ils n’ont que deux options.

Soit ils veulent vraiment interdire de choquer toutes les croyances, mais ça reviendrait à tout interdire : n’importe qui pourrait dire qu’il adore les Ainur et prétendre interdire les parodies des œuvres de Tolkien, ou pourquoi pas qu’il considère Marine Le Pen comme la réincarnation de la Vierge Marie et faire interdire les caricatures de Mme Le Pen. Les athées eux-mêmes seraient parfaitement fondés à dire que les cultes religieux, qui sont publics, les choquent, et les faire interdire également. Impossible.

Soit ils veulent ne faire interdire que les caricatures visant les grandes religions instituées, celles qui comptent de très nombreux fidèles, mais alors ça signifierait que la loi ne protégerait pas également les croyances de tous les citoyens : rupture de l’isonomie, impossible aussi. Bref, le rétablissement du délit de blasphème, c’est pas pour demain, thank Goodness.

La seconde catégorie, en revanche, est bien plus dangereuse. Elle a deux mots en permanence à la bouche : respect et responsabilité. Toute sa force est là : on ne peut qu’être d’accord avec ces deux idées. Tout le monde est pour le respect et pour la responsabilité. Il est donc beaucoup plus difficile de lutter contre quelqu’un qui accepte la liberté d’expression mais appelle à la retenue, à l’autocensure, au nom de ces deux valeurs.

Commençons par le respect, c’est encore le plus simple. Deux choses à rappeler : la première, c’est que le respect est dû aux personnes, pas aux idées. Se moquer, même de manière agressive, des idées, des croyances, des opinions de quelqu’un, ce n’est pas lui manquer de respect. La seconde, c’est que le respect d’une personne n’interdit pas de la critiquer, parfois même de manière dure, violente. Comme je le rappelais au père Zanotti-Sorkine dans mon dernier billet, dans certains cas de figure, s’énerver contre quelqu’un, le secouer, lui mettre certaines choses qui ne lui plaisent pas sous le nez, ou encore l’aider à prendre du recul par rapport à quelque chose, c’est la meilleure preuve de respect et d’amitié qu’on puisse lui apporter.

La responsabilité est autrement plus sournoise. Ceux qui appellent à l’autocensure n’hésitent pas en effet à souligner les conséquences immédiates des caricatures de Mohamed ; non seulement la violence contre leurs auteurs, mais plus grave encore, celles contre des innocents qui n’ont rien demandé à personne : églises brûlées en Afrique, chrétiens molestés en Orient etc. Pour empêcher tout cela, ne faudrait-il pas éviter tout ce qui peut réveiller la bête ?

À mon sens, ce raisonnement est à la fois lâche et dangereux. Il me fait penser à la citation de Churchill : « vous avez eu à choisir entre la guerre et le déshonneur ; vous avez choisi le déshonneur, et vous aurez la guerre ».

Pourquoi lâche ? Pourquoi le déshonneur ? Parce que l’Occident n’a pas à se coucher devant la vision du monde de ceux qui pensent autrement. Un peu de fierté, que diable ! Est-ce que l’Arabie saoudite se gêne pour condamner Raif Badawi, un blogueur dissident, à 10 ans de prison et 1000 (!!!) coups de fouet ? Est-ce que le Pakistan se gêne pour condamner à mort les apostats ou les blasphémateurs contre l’islam ? Ça va contre nos valeurs, tout ça ; ça nous choque. Et pourtant, ça ne les arrête pas des masses. Alors pourquoi devrions-nous nous abstenir de faire des dessins (des dessins, bon sang !!!) qui les choquent, eux ? C’est pas déjà assez que La Mecque et Médine soient interdites aux non-musulmans ? Franchement, vous imaginez le tintouin, les condamnations, les cris d’orfraie, si on venait à décréter que seuls les catholiques pourront désormais entrer au Vatican ?

Mais ça, à la rigueur, ce n’est pas encore le plus grave. Le pire, c’est que ces appels à la responsabilité sont, sur le plan de leurs conséquences, bien moins évidemment bons que ne l’imaginent ceux qui les lancent. Certes, à court terme, pas de caricatures, pas de violences. Mais à long terme ? Il n’est pas du tout évident que les choses soient aussi claires. Si les musulmans radicaux s’aperçoivent que, par la violence, ils nous font plier, pourquoi ne pas utiliser la violence les fois suivantes ? Je crois qu’il est extrêmement dangereux (irresponsable ?) de caresser le monstre dans le sens du poil en espérant que ça finira par l’endormir ou au moins par le calmer.

Voilà pourquoi je ne pense pas que céder à la violence, ou se restreindre pour éviter les représailles, soit nécessairement l’attitude la plus « responsable ». Le proclamer comme une évidence, c’est oublier que personne ne peut prévoir avec certitude toutes les conséquences de ses actes à plus ou moins longue échéance. C’est pour cela qu’il n’y a pas grand sens à « appeler à la responsabilité » : la responsabilité est celle de chacun, c’est quelque chose d’intime, de personnel. C’est presque faire insulte aux journalistes de Charlie : croire, en quelque sorte, qu’ils auraient simplement oublié les conséquences possibles de leurs actes, qu’ils n’y auraient pas pensé. Alors qu’en fait, ils en avaient justement parfaitement conscience, et qu’ils ont fait leur choix en toute connaissance de cause.

Tout cela procède, me semble-t-il, d’une mauvaise compréhension de ce qu’est la responsabilité. Il ne faut pas la confondre avec une prudence excessive qui nous empêcherait d’agir dès lors que notre action pourrait avoir une conséquence négative. La responsabilité, c’est s’informer et réfléchir avant d’agir, puis agir dans le respect de la loi et de ses convictions sur ce qu’il est le meilleur de faire, en sachant qu’on ne prévoira jamais toutes les conséquences de ses actes.

Il me semble également essentiel de rappeler (bien que je sois sidéré qu’on doive seulement le rappeler…) que les journalistes de Charlie Hebdo ne sauraient être tenus pour responsables de ce qu’il leur est arrivé, ou des violences subies par des chrétiens après la publication de leur dernière une. Certains me disent : « s’ils n’avaient pas fait ces dessins, ces violences n’auraient pas eu lieu, donc ils en sont responsables ». Mais c’est faire une confusion dramatique entre être responsable de quelque chose et être un des facteurs qui a eu cette chose pour effet. Ce n’est pas parce qu’on est une des causes d’un événement qu’on est responsable de cet événement ! À ce compte-là, on pourrait aussi bien dire que les gamines qui se font défigurer à l’acide pour être allées à l’école sont responsables de leur sort : si elles n’étaient pas allées à l’école, elles ne seraient pas défigurées…

En matière de liberté d’expression, je crois donc que la loi française est plutôt bien faite. Elle lui impose des limites : pas d’insultes contre des personnes, pas de révélations sur la vie privée des gens, pas de diffamation, pas d’appel à la haine, à la violence et à la discrimination. Elle est complétée par une jurisprudence qui, je m’en réjouis, accorde souvent le bénéfice du doute à celui qui s’exprime quand le cas est douteux (est-ce une blague ? est-ce du racisme ?), et protège les humoristes et les caricaturistes.

Notre loi, écrite, me semble donc équilibrée ; et il est clair à mon sens qu’elle est infiniment préférable à ce qui se pratique aux États-Unis où, au nom du premier amendement, on peut appeler à l’éradication des Noirs, mais où, au nom d’un politiquement correct qui est tout simplement une loi non écrite, aucun média ne vous publiera si vous critiquez une religion. Nous devrions donc nous en tenir à cela : la loi, rien que la loi, et toute la loi.

On va me dire, comme beaucoup de mes élèves l’ont fait ces derniers temps, que dans l’application de cette loi, les juges ont tendance à faire deux poids, deux mesures, et qu’on refuse à Dieudonné la liberté d’expression qu’on accorde à Charlie. Certes ; mais c’est qu’il faut étendre la liberté d’expression, pas la restreindre. Quand Dieudonné tient des propos racistes (et il en tient), il est normal qu’il soit condamné. Quand il fait des blagues, même de mauvais goût, même sur les juifs, même sur la Shoah, ça ne l’est plus.

Que la liberté d’expression soit menacée, je ne sais pas comment on peut le nier. Oh, bien sûr, on ne va pas nous changer la loi : mais c’est le politiquement correct à l’anglo-saxonne qui nous menace. Il faut ouvrir les yeux sur certaines choses proprement hallucinantes. En Grande-Bretagne, le principal éditeur de manuels scolaires vient d’annoncer qu’il cesserait de représenter le porc, sous quelque forme que ce soit, pour ne pas choquer les juifs et les musulmans. En France, un film comme L’apôtre, qui relate une conversion au christianisme, a des difficultés à être diffusé. Ce ne sont pas que les musulmans qui sont en cause : l’Église catholique française a réussi à faire retirer une affiche publicitaire qui pastichait la Cène de Léonard de Vinci ; avant de perdre en appel, elle avait gagné en première et en deuxième instance. Des catholiques avaient également perturbé des manifestations artistiques, dramatiques ou picturales.

L’équilibre atteint par la société française, par sa loi et par sa jurisprudence en matière de liberté d’expression est juste, mais il est fragile et il est attaqué. Il importe de le défendre, contre les terroristes comme contre les censeurs.

mercredi 14 janvier 2015

Non, ils ne l'ont pas cherché : la liberté d'expression n'est rien si on s'autocensure


Avec l’intelligence politique qui le caractérisait, Napoléon III avait trouvé un bon moyen de contrôler la presse sans avoir à recourir à la censure : les avertissements. Quand un journal déplaisait au pouvoir exécutif, celui-ci lui envoyait un premier avertissement, qui était un simple rappel à l’ordre ; au deuxième avertissement, le journal était temporairement suspendu ; au troisième, la suppression était définitive. Ce système poussait les organes de presse à l’autocensure : la simple peur de recevoir un avertissement suffisait généralement à freiner les velléités de critique du régime. La presse était ainsi muselée sans donner une trop mauvaise image du pouvoir en place et sans que cela coûtât un sou, puisque aucune institution gouvernementale n’était officiellement chargée de censurer la presse.

Je retrouve un écho de cette politique bonapartiste dans la petite mélodie qu’on entend depuis les attentats contre Charlie Hebdo, et qui fredonne même de plus en plus fort à mesure que le choc s’éloigne : le refrain des « je-suis-Charlie-MAIS ! ». Ils se cachent de moins en moins : « je condamne les attentats, MAIS ! à Charlie, c’étaient quand même rien que des gros racistes-fascistes-islamophobes-sexistes » ; « je désapprouve la violence, MAIS ! quand même ils l’ont bien cherché » ; « je suis bien triste, MAIS ! finalement pas tant que ça ».

Ainsi, bien des gens ne se gênent pas pour rappeler que, même s’ils sont pour la liberté d’expression, ils ont quand même toujours désapprouvé la publication de caricatures vulgaires, obscènes, agressives, blessantes, choquantes. Rassurez-vous, on ne risque pas de l’oublier, que vous avez désapprouvé. Ceux qui ont fait des procès à Charlie, ceux qui les ont traînés dans la boue, qui les ont traités de tous les noms, ceux qui ont fait des amalgames (trop peu dénoncés, ceux-là) entre ce journal et le racisme, ou le FN, ou l’islamophobie, on le sait bien, que vous êtes pour la liberté d’expression, MAIS ! seulement si on ne s’en sert pas trop.

Et de la même manière, on se demande bien pourquoi tous ceux qui prétendent aujourd’hui « être Charlie » ne se sont pas manifestés davantage pour soutenir la publication des caricatures de Muhammad. Mais passons.

Dans le genre « oui-mais », le père Michel-Marie Zanotti-Sorkine, dont je ne suis décidément pas un fan, a publié sur son site une lettre bien retorse. Elle commence par une quasi-déclaration d’amour aux dessinateurs assassinés, et au début je me suis dit « Waaah ! quel prêtre plein d’humour. » Mais ça ne dure pas. Bien vite, le bon père loue la liberté d’expression, MAIS ! appelle surtout à « la retenue », à « la réserve », à « calmer le jeu », à « ne pas blesser inutilement nos proches », ni « les lointains » d’ailleurs. À ne blesser personne, quoi.

La première chose à noter, c’est que cette réserve est assez largement inapplicable en pratique, sauf à ruiner complètement le sens même de la liberté d’expression. Si nous commençons à nous censurer pour ne pas blesser les musulmans, les chrétiens, les juifs, il va falloir faire la même chose pour les bouddhistes, les hindous, les shintoïstes, les néo-païens. Si quelqu’un décrète un jour que sa religion est le culte des arbres, sera-t-il fondé à interdire toute caricature comportant un arbre, voire la représentation même des arbres ? Plus encore : avant sa mort, Charb déclarait justement qu’il comprenait parfaitement que les croyants fussent choqués par ses dessins, mais il ajoutait que lui aussi était choqué par ce qui se disait dans les églises et les mosquées, et qu’il considérait comme des conneries. Si les croyants sont fondés à demander aux athées de ne pas dessiner pour ne pas les choquer, pourquoi les athées ne seraient-ils pas fondés à demander aux croyants de ne plus aller à la messe, culte qui peut les choquer tout autant ?

Le père Zanotti-Sorkine continue en dénonçant ceux qui « [blessent] la conscience d’autrui au nom d’une liberté d’expression pas assez réfléchie [sic] ». Il compare les journalistes assassinés à « des enfants [re-sic] qui dessinent comme tous les enfants tout en jouant à mettre le feu ». Et il va jusqu’à écrire cette phrase hallucinante : « vous avez touché de votre humour grinçant les régions les plus viscéralement haineuses de la nature humaine […] et par là, vous avez provoqué l’avènement de la barbarie ». Ce sont les journalistes de Charlie Hebdo qui ont « provoqué l’avènement de la barbarie » ? Ah. Moi, je croyais que c’étaient les barbares. Dans le même genre, je suppose que le père Zanotti-Sorkine nous expliquera bientôt que les filles qui se font violer provoquent leur malheur en portant des jupes trop courtes.

Je crois utile de revenir sur un des mots qu’il utilise : « inutilement ». Pour lui, les caricatures de Charlie Hebdo étaient donc « inutilement » provocatrices.

Que Cabu, Charb, Wolinski et Tignous aient été des provocateurs, nul n’en disconviendra. Charlie Hebdo et, avant lui, Hara-Kiri Hebdo, ont toujours été des journaux provocateurs. Ils l’ont été de manière toujours avant-gardiste : ils montraient des bites et des couples en train de baiser quand le sexe était un tabou ; de nos jours, le sexe a cessé d’être un tabou, et il est bien plus facile de montrer une paire de seins ou de couilles qu’une caricature de Muhammad ; aussi montrent-ils des caricatures de Muhammad (ce qui ne les empêche pas de parler toujours de cul d’ailleurs).

Mais est-ce « inutilement » ? Je ne le crois pas. La provocation, même quand elle est blessante, agressive, a toujours au moins deux utilités. La première, c’est justement de faire tomber les tabous. Si nous pouvons montrer des sexes aussi librement aujourd’hui, c’est précisément parce que des gens comme les dessinateurs de Hara-Kiri et de Charlie se sont battus pour que le tabou tombe. La provocation, qui semble blessante, nous aide donc à dépasser nos blocages, nos refoulements, nos frustrations, à renverser certains totems, et nous conduit vers une société plus libre, moins rigide, moins complexée, plus heureuse.

La seconde, c’est de nous aider à ne pas nous prendre trop au sérieux. Dans Le nom de la rose [attention : spoil sur les deux prochains paragraphes], Umberto Eco montrait un vieux moine aveugle, Jorge de Burgos, devenu l’assassin de ses frères pour empêcher la découverte d’un livre d’Aristote consacré au rire ; pour lui, en effet, si « le rire distrait, quelques instants, le vilain de la peur », il ne faut surtout pas oublier que « la loi s’impose à travers la peur ». Pour Jorge, comme pour les fondamentalistes de toutes les religions, le rire est donc dangereux, et il ne faut surtout pas rire du sacré, « car alors nous n’aurions point d’arme pour arrêter ce blasphème ».

Face à Jorge, son adversaire, le moine enquêteur Guillaume de Baskerville, a cette phrase : « tu es le diable ». Devant la surprise de l’autre, convaincu d’avoir agi conformément à la volonté de Dieu, il affirme : « Oui, on t’a menti. Le diable n’est pas le principe de la matière, le diable est l’arrogance de l’esprit, la foi sans sourire, la vérité qui n’est jamais effleurée par le doute. »

Le diable, c’est la foi sans sourire : phrase singulièrement forte. Et c’est justement à cela que sert la caricature : à nous aider à mettre une distance entre nous et nos croyances, même celles que nous tenons comme les plus sacrées, les plus profondes, celles qui nous construisent ; distance nécessaire, car elle est la seule manière possible de ne pas oublier qu’il ne s’agit, néanmoins, que de croyances, et non de certitudes. C’est pourquoi il faut que certaines caricatures soient agressives, blessantes, provocantes, blasphématoires. Pas toutes : s’il n’y avait que cela, ce serait invivable. Mais s’il n’y en avait aucune, on se ferait chier, quelque chose de bien.

Il faut donc, parfois, choquer l’autre, et accepter d’être choqué soi-même. Zanotti-Sorkine prétend que nous exerçons naturellement envers nos proches la réserve qu’il encourage afin de ne pas les blesser et de préserver les liens sociaux. C’est souvent vrai ; mais pas toujours. Parfois, nous avons au contraire besoin de secouer nos proches, de dire à quelqu’un que nous aimons : « là, tu déconnes », ou « franchement, réfléchis avant de parler », ou encore « tu fais fausse route, ressaisis-toi ». Le véritable ami n’est pas celui qui ne blesse jamais l’autre, c’est celui qui a le courage de blesser quand c’est nécessaire pour un plus grand bien. Ainsi les caricaturistes de toutes les croyances religieuses, de toutes les opinions politiques, de toutes les idéologies, sont-ils absolument nécessaires, jusque dans leur agressivité, leurs provocations, leur vulgarité.

La liberté d’expression n’est pas sans limite, bien sûr ; mais il faut faire extrêmement attention à ne pas multiplier inutilement ses limites légales, ce qui serait on ne peut plus dangereux, et se souvenir que nul ne peut se prévaloir d’un prétendu droit à ne jamais être choqué. La liberté d’expression, il faut le rappeler, ce n’est pas seulement la liberté de dire des choses vraies, profondes ou intelligentes, c’est aussi la liberté de dire des conneries, de raconter n’importe quoi, de dire des choses bêtes, tant qu’on n’appelle pas à la haine ou à la violence, qu’on ne commet pas de diffamation et qu’on ne révèle la vie privée de personne. L’irrévérence, l’irrespect, il faut le rappeler, sont légaux : il ne doit pas en être autrement.

Et surtout, cette liberté n’a de sens que si on s’en sert. Si l’État ne vous censure pas, mais que chacun s’autocensure dans son coin, la liberté d’expression est creuse, c’est une coquille vide de sens ; pour reprendre saint Paul, je dirais que la liberté d’expression, si elle n’est pas utilisée, « n’est qu’un cuivre qui résonne, une cymbale retentissante ».

mercredi 7 janvier 2015

Mourir debout

L’attentat terroriste commis aujourd’hui par des islamistes radicaux contre le journal Charlie Hebdo est d’abord une horreur et une abomination, mais c’est aussi, pour notre pays, une catastrophe d’au moins quatre manières différentes.

D’abord, nous avons perdu aujourd’hui des hommes de grande valeur. Cabu, Wolinski, Charb, Tignous, Honoré, Bernard Maris étaient, chacun à leur manière, de grands hommes. Ils incarnaient pour une grande part l’âme de Charlie Hebdo, journal qui a profondément marqué son temps et qui a exercé une influence réelle sur la société française. Les quatre caricaturistes portaient sur le monde un regard aiguisé et vrai – Cabu est l’inventeur du grand Duduche et de « mon beauf » – ; Maris comprenait finement les réalités économiques contemporaines et savait les expliquer avec clarté et précision.

Est-ce carrément Charlie Hebdo qui est mort, comme semblent l’avoir dit les terroristes eux-mêmes juste après l’attentat ? Après la perte de Cavanna il y a quelques mois, le journal pourra-t-il survivre à cette décapitation collective ? Je le souhaite, bien sûr, mais c’est loin d’être certain. Peut-on réellement imaginer Charlie sans les dessins de Charb ? Il peut encore y avoir une nouvelle relève, mais elle n’est pas garantie. Or, ce journal jouait dans le paysage médiatique français un rôle à part, et important : le seul grand journal de gauche qui abordait un certain nombre de questions – entre autres celles liées aux défis posés par l’islam à nos sociétés. Sa disparition serait une grande perte pour la presse écrite française.

C’est également une catastrophe politique. Cet attentat ne peut que faire progresser encore le Front national, ce dont nous nous serions bien passés. En cette année d’échéances électorales (départementales et régionales), ce genre de choses est de nature à enclencher une dynamique qui pourrait bien le mener aux portes du pouvoir. Les franchira-t-il ? Pour ma part, je trouve de moins en moins improbable que le FN remporte les prochaines élections présidentielles.

Troisième point : cet attentat risque de renforcer l’idée que l’islam est intrinsèquement violent, et donc de favoriser un choc des civilisations, sur la scène internationale mais aussi, et même d’abord, à l’intérieur de la société française. Pour ma part, je ne change pas d’avis : les textes sacrés de l’islam contiennent en effet des enseignements qui appellent à la violence, que ce soit dans le Coran, dans les hadiths ou dans la vie du Prophète ; mais l’islam n’est pas réductible à ses textes sacrés : ce qui compte, c’est ce que les musulmans en font concrètement.

Je suis donc convaincu que l’islam peut évoluer ; mais il devient de plus en plus urgent que des musulmans – ça ne peut venir que d’eux – prennent cette évolution en charge. Bien des chrétiens, dont de nombreux catholiques, se battent au quotidien pour faire comprendre à tous que leur religion n’est pas assimilable à un refus de la contraception ou de l’homosexualité ; exactement de la même manière, si l’on veut vraiment éviter l’amalgame, comme les médias y appellent à l’envi depuis midi, il faut que des musulmans construisent un islam qui puisse devenir une alternative cohérente à ce que proposent les terroristes et les fondamentalistes.

Quatrième et dernier point : le risque est immense de voir les politiciens français saisir l’opportunité de faire passer en douceur de nouvelles lois sécuritaires. C’est le cas en permanence – encore à Noël, le gouvernement a fait passer discrètement les décrets d’application de l’article 20 de la loi de programmation militaire, qui permet à l’exécutif de mieux surveiller les télécommunications et les activités numériques des citoyens, le tout évidemment presque sans contrôle ni de la justice, ni de la société civile. Mais il est fort probable que le gouvernement ne laisse pas passer cette occasion de nous faire avaler un véritable Patriot Act à la française.

Or, ces mesures sont parfaitement inefficaces. Limiter sans cesse davantage les libertés fondamentales au prétexte d’accroître la sécurité, ça ne fonctionne pas. Pourquoi ? Parce qu’aucune loi ne permettra jamais d’empêcher entièrement la violence, en particulier terroriste. De la même manière qu’il est impossible d’empêcher un tueur en série de passer à l’action, il est illusoire de s’imaginer qu’on va pouvoir empêcher les actions individuelles ou de tout petits groupuscules. Les services de renseignement peuvent empêcher des attentats préparés par des groupes plus larges, mais ils sont largement inefficaces contre un tueur comme Mohamed Merah.

En revanche, les limitations de nos libertés fondamentales, elles, sont bien réelles. On a donc tous les inconvénients, puisque nous perdons des droits et que notre vie privée disparaît progressivement, sans pour autant avoir les avantages, puisque la sécurité totale ou le risque zéro n’existent pas. Et on pourrait en arriver à cette situation paradoxale où, en réaction à l’assassinat d’hommes qui ont toute leur vie lutté pour les libertés fondamentales, en particulier contre la surveillance et le contrôle de l’État, on en viendrait à renforcer ce contre quoi ils ont lutté.

Enfin que faire ? Car il ne s’agit pas seulement de parler, il faut agir. Et de ce point de vue, il me semble que la première chose à faire, l’essentiel, c’est de republier les caricatures qui ont donné lieu à ce déferlement de haine, en y ajoutant celles des dessinateurs froidement exécutés aujourd’hui.

Je sais qu’on va m’accuser de jeter de l’huile sur le feu. Mais ce geste est nécessaire. Douze personnes ont perdu la vie aujourd’hui pour que nous ayons simplement le droit de regarder ces images. La perte de ces gens, et en particulier de ces grands dessinateurs, de ces grands caricaturistes, de ces grands journalistes, de ces hommes courageux, est irréparable. Mais nous devons à ces martyrs de la liberté de continuer leur combat. Le moins que nous puissions faire pour leur mémoire, c’est de reprendre le flambeau de leur lutte.

Nous le leur devons, ai-je dit ; oui, et nous le devons aussi à nous-mêmes. Republier ces caricatures, c’est la réponse adéquate de la société à cet acte de barbarie, parce que c’est refuser de céder à la terreur et au chantage. Ils veulent que nous n’ayons pas le droit de caricaturer leur prophète ? Que ces caricatures envahissent notre espace. Si les grands journaux de ce pays sont vraiment tous Charlie, comme ils le proclament avec tant d’aise ce soir, qu’ils aient le courage de faire ce que Charlie a fait.

Si les médias diffusent ces caricatures, si nous les mettons sur nos blogs, sur nos réseaux sociaux, si nous en faisons des autocollants et des affiches, alors les terroristes non seulement n’auront pas atteint leur but, mais encore ils auront le contraire de ce qu’ils recherchaient. Nous devons leur montrer qu’ils ne nous font pas peur, ou à tout le moins que nous sommes prêts à nous battre pour nos idées, pour nos droits, pour nos libertés. Et nous pourrons ainsi donner un sens à leur mort absurde, abjecte.

Des terroristes peuvent tuer douze personnes courageuses ; mais si nous sommes des centaines de milliers à ne pas nous laisser impressionner, ils ne pourront pas nous tuer tous. Le mieux qu’on puisse espérer, c’est que loin de diviser les Français musulmans et non musulmans, de favoriser l’autocensure et de donner naissance à de nouvelles lois liberticides, ces assassinats nous donnent la force de réaffirmer les valeurs qui sont les nôtres.

Cabu, Wolinski, Charb, vous avez éclairé ma jeunesse. Vous m’avez fait rire et vous m’avez fait réfléchir. Merci.






 






Et quand même, pour finir sur une note un tout petit peu plus optimiste...