Avec l’intelligence politique qui le caractérisait, Napoléon
III avait trouvé un bon moyen de contrôler la presse sans avoir à recourir à la
censure : les avertissements. Quand un journal déplaisait au pouvoir exécutif,
celui-ci lui envoyait un premier avertissement, qui était un simple rappel à l’ordre ;
au deuxième avertissement, le journal était temporairement suspendu ; au
troisième, la suppression était définitive. Ce système poussait les organes de
presse à l’autocensure : la simple peur de recevoir un avertissement
suffisait généralement à freiner les velléités de critique du régime. La presse
était ainsi muselée sans donner une trop mauvaise image du pouvoir en place et
sans que cela coûtât un sou, puisque aucune institution gouvernementale n’était
officiellement chargée de censurer la presse.
Je retrouve un écho de cette politique bonapartiste dans la
petite mélodie qu’on entend depuis les attentats contre Charlie Hebdo, et qui fredonne même de plus en plus fort à mesure
que le choc s’éloigne : le refrain des « je-suis-Charlie-MAIS ! ».
Ils se cachent de moins en moins : « je condamne les attentats, MAIS !
à Charlie, c’étaient quand même rien
que des gros racistes-fascistes-islamophobes-sexistes » ; « je désapprouve
la violence, MAIS ! quand même ils l’ont bien cherché » ; « je
suis bien triste, MAIS ! finalement pas tant que ça ».
Ainsi, bien des gens ne se gênent pas pour rappeler que, même
s’ils sont pour la liberté d’expression, ils ont quand même toujours désapprouvé
la publication de caricatures vulgaires, obscènes, agressives, blessantes,
choquantes. Rassurez-vous, on ne risque pas de l’oublier, que vous avez
désapprouvé. Ceux qui ont fait des procès à Charlie,
ceux qui les ont traînés dans la boue, qui les ont traités de tous les noms,
ceux qui ont fait des amalgames (trop peu dénoncés, ceux-là) entre ce journal
et le racisme, ou le FN, ou l’islamophobie, on le sait bien, que vous êtes pour
la liberté d’expression, MAIS ! seulement si on ne s’en sert pas trop.
Et de la même manière, on se demande bien pourquoi tous ceux
qui prétendent aujourd’hui « être Charlie » ne se sont pas manifestés
davantage pour soutenir la publication des caricatures de Muhammad. Mais
passons.
Dans le genre « oui-mais », le père Michel-Marie
Zanotti-Sorkine, dont je ne suis décidément pas un fan, a publié sur son site
une lettre bien retorse. Elle commence par une quasi-déclaration d’amour aux
dessinateurs assassinés, et au début je me suis dit « Waaah ! quel
prêtre plein d’humour. » Mais ça ne dure pas. Bien vite, le bon père loue
la liberté d’expression, MAIS ! appelle surtout à « la retenue »,
à « la réserve », à « calmer le jeu », à « ne pas
blesser inutilement nos proches », ni « les lointains » d’ailleurs.
À ne blesser personne, quoi.
La première chose à noter, c’est que cette réserve est assez largement inapplicable en pratique, sauf à ruiner complètement le sens même de la liberté d’expression. Si nous commençons à nous censurer pour ne pas blesser les musulmans, les chrétiens, les juifs, il va falloir faire la même chose pour les bouddhistes, les hindous, les shintoïstes, les néo-païens. Si quelqu’un décrète un jour que sa religion est le culte des arbres, sera-t-il fondé à interdire toute caricature comportant un arbre, voire la représentation même des arbres ? Plus encore : avant sa mort, Charb déclarait justement qu’il comprenait parfaitement que les croyants fussent choqués par ses dessins, mais il ajoutait que lui aussi était choqué par ce qui se disait dans les églises et les mosquées, et qu’il considérait comme des conneries. Si les croyants sont fondés à demander aux athées de ne pas dessiner pour ne pas les choquer, pourquoi les athées ne seraient-ils pas fondés à demander aux croyants de ne plus aller à la messe, culte qui peut les choquer tout autant ?
La première chose à noter, c’est que cette réserve est assez largement inapplicable en pratique, sauf à ruiner complètement le sens même de la liberté d’expression. Si nous commençons à nous censurer pour ne pas blesser les musulmans, les chrétiens, les juifs, il va falloir faire la même chose pour les bouddhistes, les hindous, les shintoïstes, les néo-païens. Si quelqu’un décrète un jour que sa religion est le culte des arbres, sera-t-il fondé à interdire toute caricature comportant un arbre, voire la représentation même des arbres ? Plus encore : avant sa mort, Charb déclarait justement qu’il comprenait parfaitement que les croyants fussent choqués par ses dessins, mais il ajoutait que lui aussi était choqué par ce qui se disait dans les églises et les mosquées, et qu’il considérait comme des conneries. Si les croyants sont fondés à demander aux athées de ne pas dessiner pour ne pas les choquer, pourquoi les athées ne seraient-ils pas fondés à demander aux croyants de ne plus aller à la messe, culte qui peut les choquer tout autant ?
Le père Zanotti-Sorkine continue en dénonçant ceux qui « [blessent] la
conscience d’autrui au nom d’une liberté d’expression pas assez réfléchie [sic] ».
Il compare les journalistes assassinés à « des enfants [re-sic] qui dessinent
comme tous les enfants tout en jouant à mettre le feu ». Et il va jusqu’à
écrire cette phrase hallucinante : « vous avez touché de votre humour
grinçant les régions les plus viscéralement haineuses de la nature humaine […]
et par là, vous avez provoqué l’avènement de la barbarie ». Ce sont les
journalistes de Charlie Hebdo qui ont
« provoqué l’avènement de la barbarie » ? Ah. Moi, je croyais
que c’étaient les barbares. Dans le même genre, je suppose que le père
Zanotti-Sorkine nous expliquera bientôt que les filles qui se font violer
provoquent leur malheur en portant des jupes trop courtes.
Je crois utile de revenir sur un des mots qu’il utilise :
« inutilement ». Pour lui, les caricatures de Charlie Hebdo étaient donc « inutilement » provocatrices.
Que Cabu, Charb, Wolinski et Tignous aient été des
provocateurs, nul n’en disconviendra. Charlie
Hebdo et, avant lui, Hara-Kiri Hebdo,
ont toujours été des journaux provocateurs. Ils l’ont été de manière toujours avant-gardiste :
ils montraient des bites et des couples en train de baiser quand le sexe était
un tabou ; de nos jours, le sexe a cessé d’être un tabou, et il est bien plus
facile de montrer une paire de seins ou de couilles qu’une caricature de
Muhammad ; aussi montrent-ils des caricatures de Muhammad (ce qui ne les
empêche pas de parler toujours de cul d’ailleurs).
Mais est-ce « inutilement » ? Je ne le crois
pas. La provocation, même quand elle est blessante, agressive, a toujours au
moins deux utilités. La première, c’est justement de faire tomber les tabous.
Si nous pouvons montrer des sexes aussi librement aujourd’hui, c’est précisément
parce que des gens comme les dessinateurs de Hara-Kiri et de Charlie
se sont battus pour que le tabou tombe. La provocation, qui semble blessante,
nous aide donc à dépasser nos blocages, nos refoulements, nos frustrations, à
renverser certains totems, et nous conduit vers une société plus libre, moins
rigide, moins complexée, plus heureuse.
La seconde, c’est de nous aider à ne pas nous prendre trop
au sérieux. Dans Le nom de la rose [attention : spoil sur les deux prochains paragraphes],
Umberto Eco montrait un vieux moine aveugle, Jorge de Burgos, devenu l’assassin
de ses frères pour empêcher la découverte d’un livre d’Aristote consacré au
rire ; pour lui, en effet, si « le rire distrait, quelques instants,
le vilain de la peur », il ne faut surtout pas oublier que « la loi s’impose
à travers la peur ». Pour Jorge, comme pour les fondamentalistes de toutes
les religions, le rire est donc dangereux, et il ne faut surtout pas rire du
sacré, « car alors nous n’aurions point d’arme pour arrêter ce blasphème ».
Face à Jorge, son adversaire, le moine enquêteur Guillaume
de Baskerville, a cette phrase : « tu es le diable ». Devant la
surprise de l’autre, convaincu d’avoir agi conformément à la volonté de Dieu, il
affirme : « Oui, on t’a menti. Le diable n’est pas le principe de la
matière, le diable est l’arrogance de l’esprit, la foi sans sourire, la vérité
qui n’est jamais effleurée par le doute. »
Le diable, c’est la
foi sans sourire : phrase singulièrement forte. Et c’est justement à
cela que sert la caricature : à nous aider à mettre une distance entre
nous et nos croyances, même celles que nous tenons comme les plus sacrées, les
plus profondes, celles qui nous construisent ; distance nécessaire, car
elle est la seule manière possible de ne pas oublier qu’il ne s’agit, néanmoins,
que de croyances, et non de certitudes. C’est pourquoi il faut que certaines caricatures soient agressives, blessantes,
provocantes, blasphématoires. Pas toutes : s’il n’y avait que cela, ce
serait invivable. Mais s’il n’y en avait aucune, on se ferait chier, quelque
chose de bien.
Il faut donc, parfois, choquer l’autre, et accepter d’être choqué
soi-même. Zanotti-Sorkine prétend que nous exerçons naturellement envers nos
proches la réserve qu’il encourage afin de ne pas les blesser et de préserver
les liens sociaux. C’est souvent vrai ; mais pas toujours. Parfois, nous
avons au contraire besoin de secouer nos proches, de dire à quelqu’un que nous
aimons : « là, tu déconnes », ou « franchement, réfléchis
avant de parler », ou encore « tu fais fausse route, ressaisis-toi ».
Le véritable ami n’est pas celui qui ne blesse jamais l’autre, c’est celui qui
a le courage de blesser quand c’est nécessaire pour un plus grand bien. Ainsi
les caricaturistes de toutes les croyances religieuses, de toutes les opinions politiques,
de toutes les idéologies, sont-ils absolument nécessaires, jusque dans leur
agressivité, leurs provocations, leur vulgarité.
La liberté d’expression n’est pas sans limite, bien sûr ;
mais il faut faire extrêmement attention à ne pas multiplier inutilement ses
limites légales, ce qui serait on ne peut plus dangereux, et se souvenir que
nul ne peut se prévaloir d’un prétendu droit à ne jamais être choqué. La
liberté d’expression, il faut le rappeler, ce n’est pas seulement la liberté de
dire des choses vraies, profondes ou intelligentes, c’est aussi la liberté de
dire des conneries, de raconter n’importe quoi, de dire des choses bêtes, tant
qu’on n’appelle pas à la haine ou à la violence, qu’on ne commet pas de
diffamation et qu’on ne révèle la vie privée de personne. L’irrévérence, l’irrespect, il faut le rappeler, sont légaux :
il ne doit pas en être autrement.
Et surtout, cette liberté n’a de sens que si on s’en sert.
Si l’État ne vous censure pas, mais que chacun s’autocensure dans son coin, la
liberté d’expression est creuse, c’est une coquille vide de sens ; pour
reprendre saint Paul, je dirais que la liberté d’expression, si elle n’est pas
utilisée, « n’est qu’un cuivre qui résonne, une cymbale retentissante ».
Que ce texte me plait! Et comme je vais apprécier de pouvoir citer cette phrase d'Umberto Eco dans le nom de la Rose" dont la fin est indispensable à la Science, et la sous-phrase précédente..... à la Foi!!!!
RépondreSupprimerIl y a autre chose qu'il faudrait aussi examiner : ce sont ces symboles religieux dits "sacrés" devenus intouchables, "des objets de foi" qui dans toutes les religions anesthésient la conscience, je pense à la photo d'Andrès Serrano "Piss Christ", aux images religieuses et aux objets du culte : il est troublant de penser de leur devoir un respect total, fixés à tout jamais il est aussi parfaitement irrespectueux d'en rire sans provoquer un tollé quasi généralisé car il n'y a pas que les intégristes qui pensent cela... Pourquoi ? Moi je croyais naïvement que seul l'être humain était sacré...
RépondreSupprimerIl en est des qui sont "choqués" des caricatures de Charlie. Et estiment qu'il ne faudrait plus en publier du même genre, mais faire du "soft" respectueux de tout un chacun. Plus d'excès. De trop chaud. De trop froid. Du 37°C uniquement. Il me semble cependant que ces "électrochocs" sont plutôt salutaires, s'ils remettent en question le consensus mou... dénonciation des hypocrisies, des lâchetés, oui, c'est dérangeant, mais il le faut, pour réveiller celui qui dort! Comme à la terre, une bonne averse.
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