lundi 24 février 2014

L'Ukraine, ou l'erreur de Churchill


Winston Churchill disait que la démocratie, c’est quand on sonne chez vous à six heures du matin et que c’est le laitier. Bien meilleur que son autre citation, pourtant plus connue, selon laquelle la démocratie serait « le pire des régimes politiques à l’exception de tous les autres ».

Churchill a fait école. Beaucoup de gens, y compris ceux qui sont censés avoir un peu réfléchi à la question, confondent presque entièrement démocratie (c’est-à-dire souveraineté populaire, concrètement pouvoir décisionnel dévolu à la majorité), citoyenneté (c’est-à-dire participation des individus à la vie politique), séparation des trois pouvoirs (législatif, exécutif et judiciaire) et droits de l’homme. Or, toutes ces notions sont nettement séparées.

L’histoire le manifeste clairement. Ainsi, l’Empire romain offre un exemple parfait de citoyenneté sans démocratie : les citoyens de l’Empire avaient bel et bien une participation à la vie de la Cité, même si cette participation était réduite, soit qu’elle soit purement consultative (l’empereur prenait, in fine, toutes les décisions essentielles), soit qu’elle soit restreinte à l’échelle locale. De la même manière, des textes fondateurs des Droits de l’Homme tels que l’Habeas corpus (1679) ou le Bill of rights (1689) ont été adoptés dans l’Angleterre du XVIIe siècle, une monarchie certes parlementaire, mais certainement pas démocratique. Enfin, dans notre Ve République française, le pouvoir judiciaire jouit d’une certaine indépendance (relative, puisque le parquet reste inféodé à l’exécutif) ; en revanche, pouvoir exécutif et pouvoir législatif y sont complètement mélangés au profit du premier. Le Parlement est devenu une simple chambre d’enregistrement, et c’est le gouvernement qui a l’essentiel du contrôle de la production de la loi (large maîtrise de l’ordre du jour, possibilité de présenter des projets de loi moins modifiables que les simples propositions de loi émanant des parlementaires, pressions des partis, donc de l’exécutif, sur les parlementaires, etc.). Alors qu’on pourrait parfaitement, à l’inverse, imaginer un système autoritaire dans lequel les trois pouvoirs seraient autant, si ce n’est davantage, séparés.

Nous ne sommes donc pas face à une alternative binaire, simpliste, entre d’un côté la citoyenneté et les droits de l’homme en démocratie, et de l’autre la dictature ; nous avons le choix entre une multitude de régimes politiques, dont beaucoup n’ont jamais été expérimentés seulement.

Mais s’ils ne sont pas structurellement liés, on va me dire que la démocratie favorise grandement citoyenneté et respect des droits de l’homme. Sans doute, il y a du vrai là-dedans ; l’histoire, là encore, ne permet guère d’en douter. On ne peut que constater qu’historiquement, les droits de l’homme ont progressé à peu près en même temps que la démocratie. Et je ne nie pas qu’un régime monarchique comporte certains risques de dérives dont la démocratie est exempte.

Mais enfin, la démocratie aussi a ses risques ; le tout est de savoir s’ils sont plus ou moins terribles que ceux des autres régimes. Je crois, pour ma part, qu’un régime autoritaire pourrait parfaitement (et c’est ce que propose Tol Ardor) assimiler l’essentiel des indéniables avancées de l’humanisme, des Lumières et de la révolution française, bref de ce qu’on pourrait appeler la modernité. Et je crois que par ailleurs, la démocratie est tout à fait capable de fouler aux pieds les principes mêmes qu’elle prétend mettre au-dessus de tout.

Pour en juger, point n’est besoin de convoquer l’Histoire, de montrer Pétain ou Hitler recevant légalement les pleins pouvoirs des Parlements de leurs pays respectifs ; l’actualité offre ample matière à réflexion. La France vient d’étendre la censure privée sur Internet. On sait qu’Israël garde, ou a gardé, des prisonniers qui n’avaient pas été jugés. On sait que les États-Unis ont torturé des prisonniers, ou les ont fait torturer par des régimes amis (amis de qui ? de quoi ?).

Il me semble que la crise ukrainienne apporte, elle aussi, de l’eau à mon moulin. Il va sans dire que je soutiens sans réserve aucune le peuple ukrainien. Ianoukovitch était une graine de tyran qui ne pouvait pas rester au pouvoir. Les lois qu’il a tenté de faire passer, et qui ont justement été à l’origine de la révolution et de sa chute, piétinaient les libertés fondamentales et étaient clairement injustes.

Mais ces lois, qui les a votées, puis promulguées, si ce n’est une Assemblée élue et un président élu ? La révolution est certes populaire ; mais il reste à prouver qu’elle soit démocratique. Les Russes ne vont pas reconnaître la légitimité du nouveau régime, et d’un point de vue strictement juridique, on les comprend. Quelle aurait été la réaction d’un chef de l’exécutif en Europe de l’Ouest face à des manifestations comparables pour exiger son départ ? Les mêmes, exactement les mêmes. Si de telles émeutes avaient eu lieu en France pour exiger le départ de Nicolas Sarkozy, l’ancien président aurait lui aussi dénoncé une tentative de coup d’État, un scandale antidémocratique, le règne de la rue et du terrorisme.

François Hollande ferait la même chose aujourd’hui : il soutient le peuple ukrainien, parce qu’il estime que sa révolte était juste, parce qu’il estime que les lois de Ianoukovitch étaient injustes ; mais si j’estime, moi, que le pacte de responsabilité est une injustice profonde, acceptera-t-il que j’enflamme des barricades en plein Paris ? Si ceux qui ont manifesté contre le mariage pour tous, ou ceux qui manifestent contre l’aéroport Notre-Dame-des-Landes, usaient des méthodes des manifestants ukrainiens, Hollande agirait à peu de choses près comme le président ukrainien ; seulement, il userait sans doute moins de la violence directe, afin de moins enflammer la rue, se contentant d’arrêter massivement les manifestants pour les faire juger et les mettre hors d’état de nuire. Bref, il ne serait rien d’autre qu’un Ianoukovitch plus intelligent et donc qui aurait plus de chances de succès.

Ce n’est donc pas la démocratie qui a empêché que les libertés fondamentales fussent écrasées en Ukraine ; bien au contraire, la démocratie est exactement ce qui a menacé les libertés fondamentales, puisque toutes les lois liberticides ont été votées et appliquées de manière parfaitement démocratique. Et ce qui a sauvé la situation, ce n’est certainement pas la démocratie, c’est la rue, autrement dit la force. Ce qui a permis de rétablir les libertés fondamentales, ce n’est en rien la démocratie, c’est simplement un rapport de forces.

Or, un tel rapport de force est beaucoup plus facile à gagner pour un État moderne, car les moyens techniques dont disposent les autorités rendent toute révolte toujours plus difficile (à tel point qu’il est même surprenant de voir qu’il y en a toujours qui aboutissent, même si on ne sait pas trop à quoi elles aboutissent). Ces moyens techniques sont bien plus significatifs que la nature du régime : l’exemple ukrainien (et il y a eu d’autres cas comparables dans d’autres pays d’Europe) montre qu’une démocratie peut parfaitement dériver vers des restrictions intolérables des libertés ; et en fin de compte, pour réduire les libertés fondamentales, un État démocratique et industriel sera beaucoup plus efficace, pour notre malheur à tous, qu’un État autoritaire mais ayant des moyens techniques réduits.


Sans l’ombre d’un doute, la démocratie était le meilleur régime possible en Occident durant les deux derniers siècles ; mais ce n’est pas pour autant qu’elle serait toujours et en tous lieux le régime le plus protecteur des citoyens et de leurs droits. Pour nous, dans l’avenir, elle pourrait même bien devenir le meilleur des régimes possibles, à l’exception de beaucoup d’autres.

mardi 11 février 2014

Militants de la cause animale de tous les pays, unissez-vous !

« Les arbres et les herbes et toutes les choses qui poussent
ou qui vivent sur la terre n’appartiennent qu’à elles-mêmes. »

J.R.R. Tolkien, Le Seigneur des Anneaux,
Livre I, Chapitre 7 : « Dans la maison de Tom Bombadil »


C’est assez rare pour être signalé : ces dernières semaines, les animaux ont un peu fait la une de l’actualité. Aucun événement majeur, aucune révolution, mais une succession de petits faits révélateurs d’évolutions et, bien sûr, de blocages.

À New York, on vient de démanteler un vaste réseau de combats de coqs. C’est une bonne nouvelle ; la mauvaise, c’est que ces combats sont toujours populaires : les policiers ont récupéré des centaines de coqs entassés dans des cages à Brooklyn, et plus de 3000 animaux dans un élevage du nord de l’État de New York. Les spectateurs paient 40$ pour assister à un combat, certains parient jusqu’à 10 000$ sur son issue.

En France, Farid Ghilas a été condamné à un an de prison ferme pour avoir torturé un chaton et posté sur Facebook la vidéo de son exploit. Là encore, bonne nouvelle – les actes de cruauté envers certains animaux sont de moins en moins tolérés par la justice – et mauvaise nouvelle – des gens sont encore capables de faire souffrir un animal par pur sadisme, et de le montrer au public, comme si c’était absolument normal, voire drôle. Même la bonne nouvelle doit être nuancée, d’abord parce que cette condamnation risque de rester un cas isolé (d’autant qu’elle peut encore être adoucie en appel), et surtout parce que ce que la justice condamne, c’est l’acte de barbarie envers un animal domestique ou apprivoisé – les autres, vous pouvez toujours leur faire à peu près ce que vous voulez, et en droit français, les animaux sont toujours considérés comme des biens.

Ces deux épiphénomènes ne sont qu’une miette de glace sur l’immense iceberg de la souffrance que nos sociétés imposent aux animaux. Cette montagne de tortures commence peu à peu à sortir du brouillard où l’avaient noyée les industriels qui l’ont mise en place et en vivent. Le grand public découvre, petit à petit, à quel point elle est sanglante. Des films comme Blackfish ou Océans dénoncent, pour le premier, les conditions de vie des épaulards en captivité, et pour le second, le traitement réservé aux requins pêchés pour leurs ailerons – la scène dans laquelle on voit un requin encore vivant couler à pic après qu’on lui a coupé son aileron est proprement insoutenable. Sur YouTube, on ne compte plus les films qui montrent, souvent crûment, les conditions de vie des animaux élevés à des fins alimentaires.

Les industries qui profitent de cette barbarie résistent, bien sûr. En juillet dernier, deux élevages de poules pondeuses en batterie ont fait condamner l’association L214 pour avoir filmé clandestinement, puis diffusé, des vidéos qui prouvaient qu’ils ne respectaient même pas la législation en vigueur, pourtant très insuffisante. Ce type de poursuites n’est pas rare, et leur but est très clair : empêcher que le public se rende compte, de visu, de l’horreur de l’élevage industriel et intensif.

C’est une évidence : les gens qui gagnent des millions sur la souffrance animale, tout comme ceux qui en ont fait leur loisir, vont se battre jusqu’au bout pour que les gens en sachent le moins possible et pour que les législations ne changent pas. Mais même le grand public peine parfois à percevoir l’importance de ce combat : ainsi, le président du tribunal pour enfants de Bobigny, Jean-Pierre Rosenczveig, s’étonne dans un billet de son blog que des intellectuels français n’aient, je cite, « rien d’autre à se mettre sous la dent » que la protection des animaux, et les accuse, en menant ce combat, d’être « au ras du sol » (sic !). D’où la nécessité impérieuse pour les défenseurs de la cause animale de contre-attaquer, et d’être efficaces dans la contre-attaque.

Je l’ai dit plusieurs fois, ici ou ailleurs : je ne suis pas végétarien, et je considère que toutes les espèces vivantes, y compris l’homme, ont le droit de tuer dans certains cas, et l’alimentation fait partie de ces cas. Véritablement biocentriste, et non pas « animalo-centriste », je ne considère pas que la vie des animaux vaille davantage que la vie des plantes, et je ne trouve donc pas l’argument éthique convaincant pour cesser de les tuer pour leur viande, leur cuir etc.

Pour autant, il est clair que nous devons absolument évoluer sur deux points. Le premier est quantitatif : il y a urgence à diminuer notre consommation de viande, tout simplement parce qu’élever des animaux est écologiquement bien plus coûteux que de faire pousser des végétaux.

Le second, de loin le plus important, est d’ordre qualitatif : je ne considère pas que tuer des animaux soit forcément immoral, en revanche, les faire souffrir inutilement l’est à l’évidence. Les conditions d’élevage, de transport et d’abattage actuelles ne sont pas « cruelles » : elles sont abominables, monstrueuses, épouvantables, innommables, glaçantes d’horreur. En fait, il m’est impossible de trouver les mots justes pour les décrire, tant elles dépassent les réalités que le langage transmet ordinairement. Le problème n’est pas dans le fait d’élever ou de tuer des animaux ; le problème, c’est de les élever et de les tuer de manière industrielle, donc dans un unique souci de rentabilité et d’efficacité, sans prendre en considération qu’il s’agit d’être vivants, conscients, sensibles et ayant des droits.

Comme Tol Ardor le dénonce depuis le début, c’est l’industrie et la technique sur laquelle elle repose qui est à la base du mal : la même industrie et la même technique qui, par ailleurs, détruisent les écosystèmes naturels, réchauffent la planète et donc condamnent à mort les animaux incapables de s’adapter ; les conditions d’élevage et de mise à mort des animaux destinés à l’alimentation d’une part, la destruction des écosystèmes et donc des animaux sauvages d’autre part, ne sont que deux aspects du même problème.

Face à cela, que faire ? D’abord, s’unir. Les défenseurs des animaux (associations et individus) sont faibles d’abord de leurs divisions, qui entraînent manque d’efficacité, de visibilité médiatique et de crédibilité. Les industriels du secteur agro-alimentaire, les chasseurs, les défenseurs du foie gras et de la corrida sont beaucoup plus unis que nous ; tant qu’il en sera ainsi, ils seront les plus fort.

L’obstacle à cette union, c’est que les militants de la cause animale ont souvent le plus grand mal à surmonter leurs divisions. Elles sont nombreuses, et lourdes, et il ne sert à rien de les nier ou de les minimiser. La plus importante et douloureuse sépare ceux qui sont végétariens, végétaliens ou vegans de ceux qui ne le sont pas. Les premiers ont souvent le plus grand mal à laisser aux « carnivores », aux « viandards », aux « mangeurs de cadavres » une place à leurs côtés. Presque toujours renvoyés à une incohérence mal démontrée ou à leur prétendu égoïsme, ils sont, au mieux, acceptés comme supplétifs, pour faire nombre, et tenus de se taire. Rares sont ceux qui acceptent de tendre la main, de laisser un espace de parole, bref qui tolèrent vraiment la différence. La seconde fracture (qui ne recoupe pas la première) sépare (grosso modo) les biocentristes, ou au moins les « animalo-centristes », de ceux qui considèrent que les animaux n’ont aucune valeur morale intrinsèque, mais qu’il ne faut pas les torturer car cette torture dégrade l’homme et la société qui la pratiquent.

Ces fractures ne sont plus de simples désaccords. Entre militants de la cause animale, elles ont donné lieu à des attaques souvent très violentes, à des rancœurs nombreuses, à de véritables haines parfois. Mais je continue à croire qu’il est possible de les dépasser, et que les défenseurs des animaux sauront prendre conscience de l’urgence de s’unir et donc, nécessairement, d’accepter entre eux certaines différences.

Comment ? L’idéal, bien sûr, serait de parvenir à mettre en œuvre une grande confédération des associations de protection des animaux, ouverte également aux simples particuliers. Cette confédération serait assise sur une charte la plus consensuelle possible, ce qui lui permettrait de réunir largement, en laissant à chaque partenaire sa pleine indépendance, et en traitant chacun à égalité. Mais ça a déjà été tenté, et pour l’instant, ça ne marche pas. Le Réseau Animavie, que Tol Ardor a rejoint (et nous continuerons à les soutenir), était un bel essai, qui a malheureusement explosé en plein envol justement sur cette question du végétarisme. La Fédération Française de Protection Animale ne semble pas non plus avoir beaucoup de succès.

En attendant cette confédération, pour laquelle nous continuerons à nous battre, sans doute est-il réaliste de se réunir, dans un premier temps, autour d’objectifs plus concrets, plus immédiatement et plus facilement réalisables. Une priorité devrait être de changer le droit français, afin que les animaux – tous les animaux – soient mieux protégés et qu’ils cessent d’être considérés comme des objets. Ainsi, Tol Ardor propose une Déclaration des Droits des Êtres Vivants (largement appuyée sur la Déclaration des Droits de l’Animal de 1978) que nous pensons consensuelle et largement acceptable.

Dans une optique légèrement différente, Jean-Pierre Marguénaud, professeur de droit à l’université de Limoges, a publié dans le dernier numéro de la Revue Semestrielle du Droit Animalier (p. 179) une proposition de réforme du statut de l’animal ; cette proposition est officiellement soutenue par seize associations, dont Tol Ardor. C’est évidemment insuffisant. Il est donc essentiel de diffuser ces textes et de les faire connaître le plus largement possible. Envoyez-les à vos carnets d’adresses, aux représentants des associations que vous connaissez, à vos représentants politiques, aux élus, partagez-les sur les réseaux sociaux. Ils représentent une opportunité précieuse pour les défenseurs de la cause animale de se réunir au-delà de leurs divergences et de leurs clivages, sur des propositions concrètes et ne nécessitant pas une lourde structure.

La formule peut sembler pompeuse ou usée, mais elle est plus jamais d’actualité : militants de la cause animale de tous les pays, unissez-vous !

mardi 4 février 2014

Nul n'est censé ignorer la loi, sauf le proc'


Vers le début de la grande aventure humaine qu’est ce blog, j’avais déjà écrit un billet dans lequel je me demandais si la justice française ne fonctionnait pas un peu à deux vitesses, condamnant plus facilement (et plus durement) le citoyen lambda que le policier qui cherche à rejeter sa propre faute sur un innocent ou que l’homme politique détournant des millions d’euros publics au profit de son parti.

Une nouvelle affaire vient souligner que, décidément, je n’avais pas tort de répondre par l’affirmative : il s’agit de la manière dont le Conseil Supérieur de la Magistrature a choisi de ne pas sanctionner le procureur Philippe Courroye (qui portait mieux son nom du temps de Sarko, mais passons).

Petit rappel des faits : Philippe Courroye, alors procureur de Nanterre et chargé de l’affaire Bettencourt, avait illégalement réclamé les fadettes de deux journalistes du Monde afin de découvrir leurs sources. Que ce qu’a fait Philippe Courroye était illégal, personne ne le conteste : sa procédure a été annulée par la Cour d’appel de Bordeaux le 5 mai 2012, décision confirmée par la Cour de cassation le 6 décembre suivant.

Lesdits journalistes avaient donc porté plainte contre lui. Mais la plainte n’avait pas abouti, suite à un cafouillage de calendrier déjà bien critiquable : « à la date de la mise en mouvement de l’action publique, aucune décision définitive n’avait encore constaté le caractère illégal des réquisitions du parquet de Nanterre ». Pour ma part, j’avoue ne pas bien comprendre pourquoi, une fois que l’illégalité des actions du procureur avait bien été établie, il n’était plus (ou toujours pas) possible de le mettre en examen, mais bon, c’est comme ça : il avait violé la loi, tout le monde le savait et le reconnaissait, mais il ne pouvait pas être mis en examen. Déjà, ça agace, non ? S’il n’avait pas été procureur, est-ce que ça se serait passé de la même manière ?

Mais il restait une possibilité : parallèlement à cette procédure judiciaire mort-née, Philippe Courroye devait faire face à une enquête disciplinaire. À défaut d’une condamnation en justice, on pouvait encore espérer une sanction disciplinaire de la part du Conseil supérieur de la magistrature. C’eût été mieux que rien. Ça semblait bien parti : le rapport de Christian Raysséguier, rapporteur de l’affaire devant le CSM, dresse un réquisitoire sévère à son encontre. Le CSM lui-même reconnaît et les faits, et leur caractère illégal.

Philippe Courroye va donc être sanctionné, vous dites-vous ? Eh bien non. Ah non ? Non. Parce que voyez-vous, selon le CSM, si Philippe Courroye a bien violé la loi, on ne peut pas être certain qu’il savait qu’il la violait. Ah. Je croyais que nul n’était censé ignorer la loi. Ah, c’est vrai ? Alors le simple citoyen ne peut pas se prévaloir de sa méconnaissance de la loi pour ne pas la respecter, mais le chef du troisième parquet de France, lui il peut ? Aïe ! Ça fait mal à l’ouvrier. Et c’est surtout très étonnant, et très inquiétant.

Vous trouvez ça suspect ? Ben oui, forcément. Quelques infos complémentaires : Philippe Courroye, très proche des chefs de l’UMP (Sarko lui donne du « mon cher Philippe » et il ne se gêne pas pour dîner avec Chirac alors même qu’il a la charge d’un dossier dans lequel ce dernier est mis en examen), a été jugé par le CSM, dont une beaucoup de membres ont été nommés… par l’UMP quand il était au pouvoir.

Voilà, c’est tout. Ça en dit long, je trouve, sur l’état de déliquescence de notre système judiciaire. Je n’ai pas d’idée bien précise de la manière dont il faudrait réformer le CSM (je n’y ai pas autant réfléchi qu’au statut des avocats et des magistrats du parquet), mais ce qui est clair, c’est qu’il faut le réformer.

Et comme je me suis beaucoup appuyé sur un billet du blog Libertés surveillées, et que même si je suis content de diffuser l’info, j’aime bien ajouter mon petit grain de sel, je vous propose un petit sonnet inspiré de Péguy :


Comme il avait géré le parquet de Nanterre
Et que les grands aimaient son humble servitude,
On mit sous sa barrette et son inquiétude
Le flicage incessant des journaux délétères.

Et comme il surveillait les pauvres vacataires
Qui rédigeaient leurs piges en toute quiétude,
Il surveille aujourd’hui, payé d’ingratitude,
Ce qu’il peut surveiller d’un œil totalitaire.

Et quand le soir viendra de la décrépitude,
Quand Copé entrera, la démarche légère,
Au centre des pouvoirs et des béatitudes,

Lui réalisera son vœu sécuritaire,
Saisissant, la main ferme, et avec promptitude,
L’hôtel de Bourvallais et tout son ministère.

lundi 3 février 2014

Vive l'élitisme à l'école !

J’adore râler, surtout contre mes chefs, mais je dois reconnaître que cette année, ils m’ont ôté toute raison de me plaindre. Je dirais même plus : ils m’ont tellement gâté que je ne peux que les couvrir de remerciements, assortis d’une supplique de prolongation façon Letizia Bonaparte : « pourvou qué ça doure ! »

Jugez plutôt. À côté de ma terminale ES (forcément un peu motivée par un bac où l’histoire-géo pèse d’un coefficient 5) et de ma 1e S (bonne et sympa, puisque S), j’ai d’abord une extraordinaire 2nde faite pour l’essentiel d’élèves courtois, bien élevés, cultivés, intelligents, parfois même brillants. Forcément, on avance vite et on va loin, bien plus que dans une 2nde classique (je ne cesse de m’ébaubir d’être, à Mayotte, plus avancé dans le programme et la méthode que je ne l’ai jamais été à la même date dans une 2nde en métropole…). Les élèves râlent pour la forme et disent que c’est trop dur, mais au fond tout le monde sait très bien que c’est bon pour eux et qu’ils seront, l’an prochain, très en avance sur ceux qui viendront d’autres classes.

Évidemment, petit problème : au milieu de ces petits génies traînent quelques élèves moins doués, pas méchants pour un sou mais pas aussi fulgurants que les autres, visiblement placés là pour bien montrer à tout le monde que non non, ce n’est pas une classe de niveau, et dans l’espoir que le niveau général de la classe les tirera vers le haut. Ça ne marche pas franchement : on a beau essayer de faire de la pédagogie différenciée, on sait bien qu’ils rament, et qu’ils seraient plus à l’aise (et profiteraient davantage) dans une classe plus faible où ils se situeraient dans le premier tiers des notes. De même que, dans les autres structures, ont été dispersés des élèves que leur niveau situe très au-dessus de leurs petits camarades ; là encore, on espère naturellement que ces derniers, éclairés et guidés par ces phares, s’élèveront à leur auguste contact. En fait, c’est, une fois de plus, plutôt le contraire : les bons s’ennuient sans réellement tirer les moins bons vers le haut.

Bref, on a fait des classes de niveau sans le dire trop fort (certains établissements, à Mayotte, assument encore cette politique honnie, mais ils sont rares). Personnellement, je salue l’intelligence de la décision : je sais bien que lesdites classes de niveau posent un certain nombre de problèmes ; mais je crois, au fond, qu’elles sont bonnes pour les élèves, et que ce sont surtout les enseignants qui les refusent, tout bêtement parce que tout le monde ou presque se battrait pour avoir les bonnes. Ainsi, vers le début de l’année, j’ai bien tenté, en tant que prof principal, quelques approches vers ceux des autres classes, façon mi-blague, mi-sérieuse : « ah ah, celui-là, il doit sacrément s’ennuyer dans ta 2nde, tu ne veux pas me l’échanger contre machin ? » Évidemment, mes collègues ont montré les dents, et je les comprends : l’an dernier, j’étais à leur place et j’avais fait pareil ; j’avais beau savoir que les rares brillants éléments de la 2nde que j’avais alors seraient mieux ailleurs, profiteraient plus et s’éclateraient plus, je n’avais pas envie qu’ils me quittassent.

Ensuite, j’enseigne le français et la culture générale dans un module très exigeant proposé aux élèves de Terminale S pour leur permettre de rattraper le retard qu’ils accumulent à Mayotte par rapport à l’enseignement en métropole. Il s’adresse prioritairement à ceux qui se destinent à des études difficiles : médecine, écoles d’ingénieur, classes préparatoires etc. Les 26 élèves du module ont été recrutés sur dossier dans les TS de tout le département ; ils viennent quatre heures tous les samedis matin, plus deux jours pleins sur chaque période de vacances sauf Noël.

Ai-je besoin de le préciser ? Le groupe qui en résulte, c’est la crème de la crème. Je leur fais lire des mythes mésopotamiens, égyptiens, bibliques, grecs, scandinaves, médiévaux, de la poésie, de la philosophie, je leur fais écouter Brahms, Chopin, Bach, Mozart, Wagner, Schumann, Gounod, je leur montre de la peinture, de la sculpture, à chaque fois c’est pareil, ils avalent tout avidement et ils en redemandent. Et à chaque fois, je plane en me disant : mon Dieu, c’est ça, enseigner. Ça devrait toujours être ça.

OK, OK, je sais, je ne suis pas l’enseignant modèle. L’enseignant modèle ne veut pas travailler avec l’élite, il veut sauver des enfants de leur misère culturelle et intellectuelle. Il demande à être muté dans un collège du 9-3, il prend les classes les plus difficiles, celles qui sont pleines d’illettrés, d’ailleurs il dit qu’il n’y a pas de classes difficiles, il n’y a que des professeurs qui démissionnent, et il se blanchit sous ce harnais pénible et héroïque. Les bons élèves ne l’intéressent pas, parce qu’ils sont déjà sortis d’affaire, et qu’ils se débrouilleront avec ou sans lui. L’enseignant modèle a bien lu Bourdieu, et lui ne veut pas reproduire les élites, il n’enseigne pas pour son plaisir mais pour un idéal, et d’ailleurs c’est son plaisir, même s’il est un peu maso.

J’ai l’air de me moquer, mais c’est juste un peu de jalousie. Au fond de moi, j’admire l’enseignant modèle. Je l’envie un peu, et je sais qu’il aura la meilleure place dans le Royaume. Mais je me dis aussi qu’il faut de tout pour faire un monde, comme dit maman, et qu’après tout les « bons élèves » ont aussi besoin de profs qui les aiment (car tout le monde ne les aime pas, loin de là) et qui leur apportent des choses que (quand même) ils ne trouveraient pas sans eux. Ma femme (qui tient un peu de l’enseignante modèle) préfère travailler avec les élèves très faibles, moi avec les très forts ; je crois qu’on est tous meilleurs quand on fait ce qu’on aime et ce pour quoi on se sent bon (j’allais dire « ce pour quoi on se sent fait »).

Et c’est une raison de plus pour favoriser une certaine homogénéité dans les classes. Non seulement pratiquer la pédagogie différenciée est, concrètement, extrêmement difficile ; mais au-delà, je ne suis pas certain que les élèves faibles, en souffrance depuis longtemps dans le système scolaire, qui ont accumulé des lacunes, des fragilités, souvent beaucoup de rancœur aussi, aient besoin de trouver en face d’eux les mêmes personnalités que les élèves qui ont déjà un solide bagage culturel. Un prof n’est pas une machine à enseigner fait d’une cire qui se coulerait dans tous les moules, s’adapterait à tous les profils. Un prof est une individualité, une personnalité, un caractère, qui ne peut pas convenir à tout le monde. L’intelligence d’un chef d’établissement (et c’est une des raisons qui font que les proviseurs devraient bien connaître leurs enseignants, et donc rester le plus longtemps possible sur le même poste) consiste justement à donner à chaque classe les professeurs dont elle a besoin. C’est ce qui est impossible si on fait des classes sans aucune homogénéité.

J’en ai un peu honte, mais je l’avoue : face à une classe d’illettrés, que certains gèrent avec brio, je serais complètement démuni, et je leur ferais peut-être plus de mal que de bien, car je ne saurais pas m’y prendre. Mais inversement, je ne crois pas que n’importe qui pourrait apporter autant que moi à mes élèves de culture générale. Ce n’est pas de l’orgueil de ma part : c’est seulement reconnaître que tout le monde n’a pas les mêmes qualités, les mêmes compétences. Ce qui serait de l’orgueil (ou de l’aveuglement), ce serait plutôt de croire que les profs sont parfaitement interchangeables et tous capables de gérer n’importe quel type de classe ou de situation.


Note finale : Monsieur le Proviseur, si vous lisez cette page (puisque je sais que vous êtes déjà venu ici), et quoi que vous en pensiez, rassurez-vous : de toute manière, personne ne lit mon blog.

samedi 1 février 2014

Stéréotypes de genre : les masques tombent


Dans un précédent billet, je critiquais le combat contre la prétendue « théorie du genre », et je soulignais à quel point cette lutte relevait avant tout de la préservation forcenée de stéréotypes dépassés. Ce que je n’avais pas vu venir, en revanche, c’est que six mois plus tard, la Manif pour tous assumerait la défense de stéréotypes.

Pour moi, c’était une évidence : les stéréotypes, les préjugés, les clichés sont des choses à combattre. Selon mon ami le Robert, un stéréotype est une « opinion toute faite, réduisant les singularités » ; synonyme : « cliché, lieu commun ». « Opinion toute faite », ça veut dire quelque chose qui n’a pas été pensé, réfléchi, qui est se présente comme une évidence. Comment peut-on défendre de ne pas réfléchir, de ne pas penser, d’accepter sans discuter les évidences que nous proposent la tradition, le passé ou l’habitude ? « Réduisant les singularités », ça veut dire simpliste, qui fait des généralisations abusives et ne perçoit pas les nuances et la complexité de la réalité. Comment peut-on défendre une vision simpliste des choses ? Comment peut-on refuser consciemment de voir les nuances et la complexité du réel ? Qu’on soit incapable de les voir, passe encore ; qu’on ait les yeux fermés, pourquoi pas ; mais comment peut-on dire : « non non, je ne veux pas les ouvrir, je veux rester dans mon univers binaire » ?

Bref, il me semblait absolument établi qu’un stéréotype était quelque chose contre quoi il fallait lutter. Mais, à ma stupéfaction, je dois bien reconnaître que ce n’est pas l’avis de Ludovine de la Rochère, de Béatrice Bourges et de leurs partisans : eux défendent les stéréotypes. Prenons cette affiche :


Quand je l’ai vue pour la première fois, j’ai cru à un canular bien fait. Je me suis dit que des adversaires de la Manif pour tous avaient retourné leurs affiches contre eux, en transformant les classiques « défense de la famille », « défense des enfants » et « défense de la différence et de la complémentarité des sexes » en une défense affichée des stéréotypes de genre. Pas un instant je ne me suis dit qu’elle pouvait être authentique, et il a fallu qu’on m’oriente sur leur site Internet pour que je me rende à l’évidence : ils étaient bien tombé aussi bas.

L’affiche n’est pas isolée, d’ailleurs. En voici une autre :


N’étaient les couleurs, on pourrait croire à une protestation (incongrue) contre l’enseignement de la décroissance dans les écoles. Avec les couleurs et quelques souvenirs de biologie, on comprend que l’escargot est hermaphrodite (à la fois mâle et femelle), et donc la représentation par excellence du Mal et du Péché (amis décroissants, une raison de plus de ne pas le choisir comme emblème). Et puis c’est vrai qu’un escargot gros comme ça, façon passage par Tchernobyl et Fukushima, ce serait un brin flippant dans une maternelle, même pour un fervent partisan de la loi Taubira comme moi.

Certains ont astucieusement détourné ces affiches ; j’ai particulièrement aimé cette parodie :


Mais j’ai le sentiment que ça ne suffit pas. Certains pourraient, après tout, être tentés de suivre le raisonnement des opposants à la prétendue théorie du genre : inutile de lutter activement contre ces stéréotypes, laissons les enfants faire leurs choix. Laissons les petits garçons jouer à la poupée si vraiment ils le demandent, mais n’allons surtout pas leur dire explicitement qu’ils peuvent le demander, que ça ne pose aucun problème et qu’ils ne seront pas moins des garçons pour autant. D’autant plus que la différence des sexes est une réalité biologique qu’il serait absurde de nier. Je le redis ici haut et fort : oui, il y a des hommes et des femmes. Ils sont biologiquement différents : leurs corps ne sont pas exactement semblables. Je ne nie pas cette différence ; bien au contraire, je la réaffirme.

Pourquoi, alors, est-il absolument nécessaire de lutter contre les stéréotypes de genre ? D’abord parce que les stéréotypes ne disparaissent que comme cela. Le temps, seul, ne fait rien à l’affaire. Ce n’est pas en laissant simplement les gens « faire leurs choix » qu’on a commencé à faire reculer l’idée que les Noirs avaient naturellement le rythme dans la peau et moins d’aptitudes que les Blancs à la réflexion abstraite : c’est en éduquant activement, positivement les gens, et en premier lieu les enfants, à l’idée que tous les hommes, quelle que soit leur couleur de peau, étaient semblables, et que les différences entre les peuples étaient culturelles et non pas biologiques, acquises et non pas innées. Il a fallu toute la puissance de l’école et des médias, aidés par les discours de chercheurs, de penseurs, de scientifiques.

Il en ira de même avec l’idée que les femmes sont naturellement douces, aimantes et attirées par le rose et les études littéraires, et les hommes naturellement durs, compétitifs et attirés par le bleu et les études scientifiques : si on laisse simplement les enfants « faire leurs choix », les choix en question se borneront à la répétition de l’existant, à l’imitation de ce qu’ils voient autour d’eux, et les stéréotypes ne disparaîtront jamais. Ceux qui demandent qu’on ne lutte pas activement contre le savent d’ailleurs très bien, et c’est précisément ce qu’ils recherchent.

Une deuxième raison de lutter activement contre les stéréotypes de genre, c’est qu’ils ont des conséquences concrètes et néfastes : ils limitent les possibilités qu’ont les gens de se réaliser pleinement, d’exprimer leur potentiel. Combien sont passés à côté de leur vocation, de leurs vrais plaisirs, de ce qui leur aurait vraiment plu, simplement pour se conformer à ce qu’on attendait d’eux ? Combien doivent afficher un caractère qui n’est pas le leur, se forger une image publique qui n’a rien à voir avec ce qu’ils sont vraiment, sous peine d’être moqués et rejetés ? Les stéréotypes de genre n’apportent strictement rien, mais ils nous retirent beaucoup : n’est-ce pas une raison suffisante pour chercher à les détruire ?

Enfin, la dernière raison, c’est que ce n’est pas parce que quelque chose est réel qu’il est sain d’insister dessus. En toutes choses, il faut savoir faire preuve de mesure et de pondération. La différence des sexes est réelle ; mais les stéréotypes de genre ne font pas que reconnaître cette réalité : ils la soulignent, ils insistent dessus, ils ne permettent jamais de l’oublier. Pourquoi n’est-ce pas sain ? Parce que, contrairement à ce que prétendent les militants de la Manif pour tous ou du Jour de la colère, la différence des sexes n’est pas menacée d’oubli : un garçon ne risque pas de croire qu’il est une fille. Contrairement à ce qu’ils semblent croire (faut vraiment ne rien y connaître…), un homme homosexuel ne se sent que très rarement de genre féminin : il se sent homme et attiré par les hommes, voilà tout.

C’est donc tout le contraire : rien n’indique qu’on ne pense pas assez à la différence des sexes ; tout indique qu’on y pense trop. Les différences salariales entre hommes et femmes, la proportion des femmes dans les assemblées politiques ou les conseils d’administration des grandes entreprises, tout crie que beaucoup de gens considèrent les femmes comme inférieures aux hommes. Oui, la différence des sexes est une réalité biologique. Mais la différence des couleurs de peau aussi en est une. Il faut le reconnaître, mais insister dessus est malsain et dangereux. Une école qui attribuerait des étiquettes blanches aux enfants blancs et des étiquettes noires aux enfants noirs ne ferait rien d’autre que se conformer à une différence biologique réelle, immédiatement constatable ; mais elle serait immédiatement (et à juste titre) pointée du doigt, parce qu’en insistant sans nécessité sur cette réalité, elle prendrait le risque de voir les enfants se mettre à lui accorder une importance qu’elle n’a pas. Si les stéréotypes de genre doivent être détruits, c’est peut-être avant tout pour cela : parce qu’ils insistent dangereusement sur une réalité qui ne devrait être que de peu de conséquence.

La première des vérités, c’est la hiérarchie des vérités. Le mal ne réside pas seulement dans le mensonge ; il réside aussi, bien plus subtilement, dans une fausse vision de cette hiérarchie. Donner à une vérité une importance qu’elle n’a pas, en tirer abusivement des conséquences qui ne découlent pas réellement d’elle, c’est déjà être dans l’erreur.