J’adore râler, surtout contre mes chefs, mais je dois
reconnaître que cette année, ils m’ont ôté toute raison de me plaindre. Je
dirais même plus : ils m’ont tellement gâté que je ne peux que les couvrir
de remerciements, assortis d’une supplique de prolongation façon Letizia
Bonaparte : « pourvou qué ça doure ! »
Jugez plutôt. À côté de ma terminale ES (forcément un peu
motivée par un bac où l’histoire-géo pèse d’un coefficient 5) et de ma 1e
S (bonne et sympa, puisque S), j’ai d’abord une extraordinaire 2nde
faite pour l’essentiel d’élèves courtois, bien élevés, cultivés, intelligents, parfois
même brillants. Forcément, on avance vite et on va loin, bien plus que dans une
2nde classique (je ne cesse de m’ébaubir d’être, à Mayotte, plus
avancé dans le programme et la méthode que je ne l’ai jamais été à la même date
dans une 2nde en métropole…). Les élèves râlent pour la forme et
disent que c’est trop dur, mais au fond tout le monde sait très bien que c’est
bon pour eux et qu’ils seront, l’an prochain, très en avance sur ceux qui
viendront d’autres classes.
Évidemment, petit problème : au milieu de ces petits
génies traînent quelques élèves moins doués, pas méchants pour un sou mais pas
aussi fulgurants que les autres, visiblement placés là pour
bien montrer à tout le monde que non non, ce n’est pas une classe de niveau, et
dans l’espoir que le niveau général de la classe les tirera vers le haut. Ça ne
marche pas franchement : on a beau essayer de faire de la pédagogie
différenciée, on sait bien qu’ils rament, et qu’ils seraient plus à l’aise (et
profiteraient davantage) dans une classe plus faible où ils se situeraient dans
le premier tiers des notes. De même que, dans les autres structures, ont été
dispersés des élèves que leur niveau situe très au-dessus de leurs petits
camarades ; là encore, on espère naturellement que ces derniers, éclairés
et guidés par ces phares, s’élèveront à leur auguste contact. En fait, c’est,
une fois de plus, plutôt le contraire : les bons s’ennuient sans
réellement tirer les moins bons vers le haut.
Bref, on a fait des classes de niveau sans le dire trop fort
(certains établissements, à Mayotte, assument encore cette politique honnie,
mais ils sont rares). Personnellement, je salue l’intelligence de la décision :
je sais bien que lesdites classes de niveau posent un certain nombre de problèmes ;
mais je crois, au fond, qu’elles sont bonnes pour les élèves, et que ce sont
surtout les enseignants qui les refusent, tout bêtement parce que tout le monde
ou presque se battrait pour avoir les bonnes. Ainsi, vers le début de l’année,
j’ai bien tenté, en tant que prof principal, quelques approches vers ceux des
autres classes, façon mi-blague, mi-sérieuse : « ah ah, celui-là, il
doit sacrément s’ennuyer dans ta 2nde, tu ne veux pas me l’échanger
contre machin ? » Évidemment, mes collègues ont montré les dents, et
je les comprends : l’an dernier, j’étais à leur place et j’avais fait
pareil ; j’avais beau savoir que les rares brillants éléments de la 2nde
que j’avais alors seraient mieux ailleurs, profiteraient plus et s’éclateraient
plus, je n’avais pas envie qu’ils me quittassent.
Ensuite, j’enseigne le français et la culture générale dans un
module très exigeant proposé aux élèves de Terminale S pour leur permettre de
rattraper le retard qu’ils accumulent à Mayotte par rapport à l’enseignement en
métropole. Il s’adresse prioritairement à ceux qui se destinent à des études
difficiles : médecine, écoles d’ingénieur, classes préparatoires etc. Les
26 élèves du module ont été recrutés sur dossier dans les TS de tout le
département ; ils viennent quatre heures tous les samedis matin, plus deux
jours pleins sur chaque période de vacances sauf Noël.
Ai-je besoin de le préciser ? Le groupe qui en résulte,
c’est la crème de la crème. Je leur fais lire des mythes mésopotamiens,
égyptiens, bibliques, grecs, scandinaves, médiévaux, de la poésie, de la
philosophie, je leur fais écouter Brahms, Chopin, Bach, Mozart, Wagner,
Schumann, Gounod, je leur montre de la peinture, de la sculpture, à chaque fois
c’est pareil, ils avalent tout avidement et ils en redemandent. Et à chaque
fois, je plane en me disant : mon Dieu, c’est ça, enseigner. Ça devrait toujours
être ça.
OK, OK, je sais, je ne suis pas l’enseignant modèle. L’enseignant
modèle ne veut pas travailler avec l’élite, il veut sauver des enfants de leur
misère culturelle et intellectuelle. Il demande à être muté dans un collège du
9-3, il prend les classes les plus difficiles, celles qui sont pleines d’illettrés,
d’ailleurs il dit qu’il n’y a pas de classes difficiles, il n’y a que des
professeurs qui démissionnent, et il se blanchit sous ce harnais pénible et
héroïque. Les bons élèves ne l’intéressent pas, parce qu’ils sont déjà sortis d’affaire,
et qu’ils se débrouilleront avec ou sans lui. L’enseignant modèle a bien lu
Bourdieu, et lui ne veut pas reproduire les élites, il n’enseigne pas pour son
plaisir mais pour un idéal, et d’ailleurs c’est son plaisir, même s’il est un
peu maso.
J’ai l’air de me moquer, mais c’est juste un peu de
jalousie. Au fond de moi, j’admire l’enseignant modèle. Je l’envie un peu, et
je sais qu’il aura la meilleure place dans le Royaume. Mais je me dis aussi qu’il
faut de tout pour faire un monde, comme dit maman, et qu’après tout les « bons
élèves » ont aussi besoin de profs qui les aiment (car tout le monde ne les
aime pas, loin de là) et qui leur apportent des choses que (quand même) ils ne
trouveraient pas sans eux. Ma femme (qui tient un peu de l’enseignante modèle) préfère
travailler avec les élèves très faibles, moi avec les très forts ; je
crois qu’on est tous meilleurs quand on fait ce qu’on aime et ce pour quoi on
se sent bon (j’allais dire « ce pour quoi on se sent fait »).
Et c’est une raison de plus pour favoriser une certaine
homogénéité dans les classes. Non seulement pratiquer la pédagogie différenciée
est, concrètement, extrêmement difficile ; mais au-delà, je ne suis pas
certain que les élèves faibles, en souffrance depuis longtemps dans le système
scolaire, qui ont accumulé des lacunes, des fragilités, souvent beaucoup de rancœur
aussi, aient besoin de trouver en face d’eux les mêmes personnalités que les
élèves qui ont déjà un solide bagage culturel. Un prof n’est pas une machine à
enseigner fait d’une cire qui se coulerait dans tous les moules, s’adapterait à
tous les profils. Un prof est une individualité, une personnalité, un caractère,
qui ne peut pas convenir à tout le monde. L’intelligence d’un chef d’établissement
(et c’est une des raisons qui font que les proviseurs devraient bien connaître leurs
enseignants, et donc rester le plus longtemps possible sur le même poste) consiste
justement à donner à chaque classe les professeurs dont elle a besoin. C’est ce
qui est impossible si on fait des classes sans aucune homogénéité.
J’en ai un peu honte, mais je l’avoue : face à une
classe d’illettrés, que certains gèrent avec brio, je serais complètement
démuni, et je leur ferais peut-être plus de mal que de bien, car je ne saurais
pas m’y prendre. Mais inversement, je ne crois pas que n’importe qui pourrait
apporter autant que moi à mes élèves de culture générale. Ce n’est pas de l’orgueil
de ma part : c’est seulement reconnaître que tout le monde n’a pas les mêmes
qualités, les mêmes compétences. Ce qui serait de l’orgueil (ou de l’aveuglement),
ce serait plutôt de croire que les profs sont parfaitement interchangeables et
tous capables de gérer n’importe quel type de classe ou de situation.
Note finale : Monsieur le Proviseur, si vous
lisez cette page (puisque je sais que vous êtes déjà venu ici), et quoi que
vous en pensiez, rassurez-vous : de toute manière, personne ne lit mon
blog.
Ah ... mais je ne lis parfois votre blog. Je trouve votre point de vue sera très intéressant.
RépondreSupprimerAh, Bruno, je crois, au vu de votre commentaire, que votre profil ne correspond pas au niveau d'une classe de Meneldil...
SupprimerSi si, il correspond : Bruno est Américain...
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