Winston Churchill disait que la démocratie, c’est quand on
sonne chez vous à six heures du matin et que c’est le laitier. Bien meilleur
que son autre citation, pourtant plus connue, selon laquelle la démocratie
serait « le pire des régimes politiques à l’exception de tous les autres ».
Churchill a fait école. Beaucoup de gens, y compris ceux qui
sont censés avoir un peu réfléchi à la question, confondent presque entièrement
démocratie (c’est-à-dire souveraineté populaire, concrètement pouvoir
décisionnel dévolu à la majorité), citoyenneté (c’est-à-dire participation des
individus à la vie politique), séparation des trois pouvoirs (législatif, exécutif et judiciaire) et droits de l’homme. Or, toutes ces notions sont
nettement séparées.
L’histoire le manifeste clairement. Ainsi, l’Empire romain offre
un exemple parfait de citoyenneté sans démocratie : les citoyens de l’Empire
avaient bel et bien une participation à la vie de la Cité, même si cette
participation était réduite, soit qu’elle soit purement consultative (l’empereur
prenait, in fine, toutes les
décisions essentielles), soit qu’elle soit restreinte à l’échelle locale. De la
même manière, des textes fondateurs des Droits de l’Homme tels que l’Habeas corpus (1679) ou le Bill of rights (1689) ont été adoptés dans
l’Angleterre du XVIIe siècle, une monarchie certes parlementaire,
mais certainement pas démocratique. Enfin,
dans notre Ve République française, le pouvoir judiciaire jouit d’une
certaine indépendance (relative, puisque le parquet reste inféodé à l’exécutif) ;
en revanche, pouvoir exécutif et pouvoir législatif y sont complètement mélangés
au profit du premier. Le Parlement est devenu une simple chambre d’enregistrement,
et c’est le gouvernement qui a l’essentiel du contrôle de la production de la
loi (large maîtrise de l’ordre du jour, possibilité de présenter des projets de
loi moins modifiables que les simples propositions de loi émanant des
parlementaires, pressions des partis, donc de l’exécutif, sur les
parlementaires, etc.). Alors qu’on pourrait parfaitement, à l’inverse, imaginer
un système autoritaire dans lequel les trois pouvoirs seraient autant, si ce n’est
davantage, séparés.
Nous ne sommes donc pas face à une alternative binaire,
simpliste, entre d’un côté la citoyenneté et les droits de l’homme en
démocratie, et de l’autre la dictature ; nous avons le choix entre une
multitude de régimes politiques, dont beaucoup n’ont jamais été expérimentés
seulement.
Mais s’ils ne sont pas structurellement liés, on va me dire
que la démocratie favorise grandement citoyenneté et respect des droits de l’homme.
Sans doute, il y a du vrai là-dedans ; l’histoire, là encore, ne permet
guère d’en douter. On ne peut que constater qu’historiquement, les droits de l’homme
ont progressé à peu près en même temps que la démocratie. Et je ne nie pas qu’un
régime monarchique comporte certains risques de dérives dont la démocratie est
exempte.
Mais enfin, la démocratie aussi a ses risques ; le tout
est de savoir s’ils sont plus ou moins terribles que ceux des autres régimes.
Je crois, pour ma part, qu’un régime autoritaire pourrait parfaitement (et c’est
ce que propose Tol Ardor) assimiler l’essentiel des indéniables avancées de l’humanisme,
des Lumières et de la révolution française, bref de ce qu’on pourrait appeler
la modernité. Et je crois que par ailleurs, la démocratie est tout à fait
capable de fouler aux pieds les principes mêmes qu’elle prétend mettre
au-dessus de tout.
Pour en juger, point n’est besoin de convoquer l’Histoire,
de montrer Pétain ou Hitler recevant légalement les pleins pouvoirs des
Parlements de leurs pays respectifs ; l’actualité offre ample matière à
réflexion. La France vient d’étendre la censure privée sur Internet. On sait qu’Israël
garde, ou a gardé, des prisonniers qui n’avaient pas été jugés. On sait que les
États-Unis ont torturé des prisonniers, ou les ont fait torturer par des
régimes amis (amis de qui ? de quoi ?).
Il me semble que la crise ukrainienne apporte, elle aussi,
de l’eau à mon moulin. Il va sans dire que je soutiens sans réserve aucune le
peuple ukrainien. Ianoukovitch était une graine de tyran qui ne pouvait pas
rester au pouvoir. Les lois qu’il a tenté de faire passer, et qui ont justement
été à l’origine de la révolution et de sa chute, piétinaient les libertés
fondamentales et étaient clairement injustes.
Mais ces lois, qui les a votées, puis promulguées, si ce n’est
une Assemblée élue et un président élu ? La révolution est certes populaire ;
mais il reste à prouver qu’elle soit démocratique. Les Russes ne vont pas reconnaître
la légitimité du nouveau régime, et d’un point de vue strictement juridique, on
les comprend. Quelle aurait été la réaction d’un chef de l’exécutif en Europe
de l’Ouest face à des manifestations comparables pour exiger son départ ?
Les mêmes, exactement les mêmes. Si de telles émeutes avaient eu lieu en France
pour exiger le départ de Nicolas Sarkozy, l’ancien président aurait lui aussi
dénoncé une tentative de coup d’État, un scandale antidémocratique, le règne de
la rue et du terrorisme.
François Hollande ferait la même chose aujourd’hui : il soutient le peuple ukrainien, parce qu’il estime que sa révolte était juste, parce qu’il estime que les lois de Ianoukovitch étaient injustes ; mais si j’estime, moi, que le pacte de responsabilité est une injustice profonde, acceptera-t-il que j’enflamme des barricades en plein Paris ? Si
ceux qui ont manifesté contre le mariage pour tous, ou ceux qui manifestent
contre l’aéroport Notre-Dame-des-Landes, usaient des méthodes des manifestants
ukrainiens, Hollande agirait à peu de choses près comme le président ukrainien ;
seulement, il userait sans doute moins de la violence directe, afin de moins
enflammer la rue, se contentant d’arrêter massivement les manifestants pour les
faire juger et les mettre hors d’état de nuire. Bref, il ne serait rien d’autre
qu’un Ianoukovitch plus intelligent et donc qui aurait plus de chances de
succès.
François Hollande ferait la même chose aujourd’hui : il soutient le peuple ukrainien, parce qu’il estime que sa révolte était juste, parce qu’il estime que les lois de Ianoukovitch étaient injustes ; mais si j’estime, moi, que le pacte de responsabilité est une injustice profonde, acceptera-t-il que j’enflamme des barricades en plein Paris ?
Ce n’est donc pas la démocratie qui a empêché que les
libertés fondamentales fussent écrasées en Ukraine ; bien au contraire, la
démocratie est exactement ce qui a menacé
les libertés fondamentales, puisque toutes les lois liberticides ont été votées
et appliquées de manière parfaitement démocratique. Et ce qui a sauvé la
situation, ce n’est certainement pas la démocratie, c’est la rue, autrement dit
la force. Ce qui a permis de rétablir les libertés fondamentales, ce n’est en
rien la démocratie, c’est simplement un rapport de forces.
Or, un tel rapport de force est beaucoup plus facile à
gagner pour un État moderne, car les moyens techniques dont disposent les
autorités rendent toute révolte toujours plus difficile (à tel point qu’il est même
surprenant de voir qu’il y en a toujours qui aboutissent, même si on ne sait
pas trop à quoi elles aboutissent). Ces moyens techniques sont bien plus
significatifs que la nature du régime : l’exemple ukrainien (et il y a eu
d’autres cas comparables dans d’autres pays d’Europe) montre qu’une démocratie
peut parfaitement dériver vers des restrictions intolérables des libertés ;
et en fin de compte, pour réduire les libertés fondamentales, un État démocratique
et industriel sera beaucoup plus efficace, pour notre malheur à tous, qu’un État
autoritaire mais ayant des moyens techniques réduits.
Sans l’ombre d’un doute, la démocratie était le meilleur
régime possible en Occident durant les deux derniers siècles ; mais ce n’est
pas pour autant qu’elle serait toujours et en tous lieux le régime le plus
protecteur des citoyens et de leurs droits. Pour nous, dans l’avenir, elle
pourrait même bien devenir le meilleur des régimes possibles, à l’exception de
beaucoup d’autres.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire