lundi 24 février 2014

L'Ukraine, ou l'erreur de Churchill


Winston Churchill disait que la démocratie, c’est quand on sonne chez vous à six heures du matin et que c’est le laitier. Bien meilleur que son autre citation, pourtant plus connue, selon laquelle la démocratie serait « le pire des régimes politiques à l’exception de tous les autres ».

Churchill a fait école. Beaucoup de gens, y compris ceux qui sont censés avoir un peu réfléchi à la question, confondent presque entièrement démocratie (c’est-à-dire souveraineté populaire, concrètement pouvoir décisionnel dévolu à la majorité), citoyenneté (c’est-à-dire participation des individus à la vie politique), séparation des trois pouvoirs (législatif, exécutif et judiciaire) et droits de l’homme. Or, toutes ces notions sont nettement séparées.

L’histoire le manifeste clairement. Ainsi, l’Empire romain offre un exemple parfait de citoyenneté sans démocratie : les citoyens de l’Empire avaient bel et bien une participation à la vie de la Cité, même si cette participation était réduite, soit qu’elle soit purement consultative (l’empereur prenait, in fine, toutes les décisions essentielles), soit qu’elle soit restreinte à l’échelle locale. De la même manière, des textes fondateurs des Droits de l’Homme tels que l’Habeas corpus (1679) ou le Bill of rights (1689) ont été adoptés dans l’Angleterre du XVIIe siècle, une monarchie certes parlementaire, mais certainement pas démocratique. Enfin, dans notre Ve République française, le pouvoir judiciaire jouit d’une certaine indépendance (relative, puisque le parquet reste inféodé à l’exécutif) ; en revanche, pouvoir exécutif et pouvoir législatif y sont complètement mélangés au profit du premier. Le Parlement est devenu une simple chambre d’enregistrement, et c’est le gouvernement qui a l’essentiel du contrôle de la production de la loi (large maîtrise de l’ordre du jour, possibilité de présenter des projets de loi moins modifiables que les simples propositions de loi émanant des parlementaires, pressions des partis, donc de l’exécutif, sur les parlementaires, etc.). Alors qu’on pourrait parfaitement, à l’inverse, imaginer un système autoritaire dans lequel les trois pouvoirs seraient autant, si ce n’est davantage, séparés.

Nous ne sommes donc pas face à une alternative binaire, simpliste, entre d’un côté la citoyenneté et les droits de l’homme en démocratie, et de l’autre la dictature ; nous avons le choix entre une multitude de régimes politiques, dont beaucoup n’ont jamais été expérimentés seulement.

Mais s’ils ne sont pas structurellement liés, on va me dire que la démocratie favorise grandement citoyenneté et respect des droits de l’homme. Sans doute, il y a du vrai là-dedans ; l’histoire, là encore, ne permet guère d’en douter. On ne peut que constater qu’historiquement, les droits de l’homme ont progressé à peu près en même temps que la démocratie. Et je ne nie pas qu’un régime monarchique comporte certains risques de dérives dont la démocratie est exempte.

Mais enfin, la démocratie aussi a ses risques ; le tout est de savoir s’ils sont plus ou moins terribles que ceux des autres régimes. Je crois, pour ma part, qu’un régime autoritaire pourrait parfaitement (et c’est ce que propose Tol Ardor) assimiler l’essentiel des indéniables avancées de l’humanisme, des Lumières et de la révolution française, bref de ce qu’on pourrait appeler la modernité. Et je crois que par ailleurs, la démocratie est tout à fait capable de fouler aux pieds les principes mêmes qu’elle prétend mettre au-dessus de tout.

Pour en juger, point n’est besoin de convoquer l’Histoire, de montrer Pétain ou Hitler recevant légalement les pleins pouvoirs des Parlements de leurs pays respectifs ; l’actualité offre ample matière à réflexion. La France vient d’étendre la censure privée sur Internet. On sait qu’Israël garde, ou a gardé, des prisonniers qui n’avaient pas été jugés. On sait que les États-Unis ont torturé des prisonniers, ou les ont fait torturer par des régimes amis (amis de qui ? de quoi ?).

Il me semble que la crise ukrainienne apporte, elle aussi, de l’eau à mon moulin. Il va sans dire que je soutiens sans réserve aucune le peuple ukrainien. Ianoukovitch était une graine de tyran qui ne pouvait pas rester au pouvoir. Les lois qu’il a tenté de faire passer, et qui ont justement été à l’origine de la révolution et de sa chute, piétinaient les libertés fondamentales et étaient clairement injustes.

Mais ces lois, qui les a votées, puis promulguées, si ce n’est une Assemblée élue et un président élu ? La révolution est certes populaire ; mais il reste à prouver qu’elle soit démocratique. Les Russes ne vont pas reconnaître la légitimité du nouveau régime, et d’un point de vue strictement juridique, on les comprend. Quelle aurait été la réaction d’un chef de l’exécutif en Europe de l’Ouest face à des manifestations comparables pour exiger son départ ? Les mêmes, exactement les mêmes. Si de telles émeutes avaient eu lieu en France pour exiger le départ de Nicolas Sarkozy, l’ancien président aurait lui aussi dénoncé une tentative de coup d’État, un scandale antidémocratique, le règne de la rue et du terrorisme.

François Hollande ferait la même chose aujourd’hui : il soutient le peuple ukrainien, parce qu’il estime que sa révolte était juste, parce qu’il estime que les lois de Ianoukovitch étaient injustes ; mais si j’estime, moi, que le pacte de responsabilité est une injustice profonde, acceptera-t-il que j’enflamme des barricades en plein Paris ? Si ceux qui ont manifesté contre le mariage pour tous, ou ceux qui manifestent contre l’aéroport Notre-Dame-des-Landes, usaient des méthodes des manifestants ukrainiens, Hollande agirait à peu de choses près comme le président ukrainien ; seulement, il userait sans doute moins de la violence directe, afin de moins enflammer la rue, se contentant d’arrêter massivement les manifestants pour les faire juger et les mettre hors d’état de nuire. Bref, il ne serait rien d’autre qu’un Ianoukovitch plus intelligent et donc qui aurait plus de chances de succès.

Ce n’est donc pas la démocratie qui a empêché que les libertés fondamentales fussent écrasées en Ukraine ; bien au contraire, la démocratie est exactement ce qui a menacé les libertés fondamentales, puisque toutes les lois liberticides ont été votées et appliquées de manière parfaitement démocratique. Et ce qui a sauvé la situation, ce n’est certainement pas la démocratie, c’est la rue, autrement dit la force. Ce qui a permis de rétablir les libertés fondamentales, ce n’est en rien la démocratie, c’est simplement un rapport de forces.

Or, un tel rapport de force est beaucoup plus facile à gagner pour un État moderne, car les moyens techniques dont disposent les autorités rendent toute révolte toujours plus difficile (à tel point qu’il est même surprenant de voir qu’il y en a toujours qui aboutissent, même si on ne sait pas trop à quoi elles aboutissent). Ces moyens techniques sont bien plus significatifs que la nature du régime : l’exemple ukrainien (et il y a eu d’autres cas comparables dans d’autres pays d’Europe) montre qu’une démocratie peut parfaitement dériver vers des restrictions intolérables des libertés ; et en fin de compte, pour réduire les libertés fondamentales, un État démocratique et industriel sera beaucoup plus efficace, pour notre malheur à tous, qu’un État autoritaire mais ayant des moyens techniques réduits.


Sans l’ombre d’un doute, la démocratie était le meilleur régime possible en Occident durant les deux derniers siècles ; mais ce n’est pas pour autant qu’elle serait toujours et en tous lieux le régime le plus protecteur des citoyens et de leurs droits. Pour nous, dans l’avenir, elle pourrait même bien devenir le meilleur des régimes possibles, à l’exception de beaucoup d’autres.

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