mercredi 16 juillet 2014

Les femmes évêques, c'est maintenant ! (mais pas encore chez nous)

Vingt ans après avoir autorisé l’accès des femmes à la prêtrise, l’Église anglicane leur ouvre enfin les portes de l’épiscopat. Vingt ans de querelles sur la question : l’Église d’Angleterre elle-même s’est déchirée entre progressistes et traditionnalistes, mais plus largement la communion anglicane a elle aussi souffert : plusieurs Églises (aux États-Unis et au Canada par exemple) étaient très favorables à cette évolution, alors que d’autres (surtout en Afrique) y demeurent farouchement opposées.

Britishness oblige, le texte adopté par le Synode reste prudent. Les diocèses qui ne voudront pas être dirigés par une femme pourront le refuser, à condition de justifier théologiquement leur refus. Autant dire que ça a peu de chances d’arriver : les arguments théologiques contre l’accès des femmes à la prêtrise ou à l’ordination sont d’une vacuité absolue. Que le prêtre configure le Christ, soit. Mais d’une part, le fait que le Fils Se soit incarné dans un homme plutôt que dans une femme est-il à ce point signifiant ? N’est-ce pas plutôt une simple nécessité contingente de l’époque ? Et surtout, le Christ était juif, circoncis, âgé de moins de 40 ans etc. : demande-t-on à un prêtre de partager ces caractéristiques ? Il n’y a que l’habitude et la misogynie qui empêchent les femmes de devenir prêtresses : les « arguments » en faveur de cette position ne résistent pas à l’analyse.

La prudence du texte est donc purement tactique : il s’agit en fait d’éliminer le point de vue traditionnaliste sur la question tout en ayant l’air de préserver ses prérogatives et de lui donner droit de cité. L’archevêque de Cantorbéry vient de refaire à ses adversaires le coup qu’Henri IV avait asséné aux protestants avec l’édit de Nantes : viens dans mes bras que je te poignarde ! On peut prévoir qu’en Angleterre, très peu de diocèses imposeront un évêque masculin, et que dans 10 ou 20 ans, les femmes évêques seront aussi banales que les couples homos mariés (et leurs adversaires aussi exotiques que Christine Boutin). En Afrique, ce sera une autre paire de manches, mais ce n’est pas fondamental pour la question.

Je ne peux donc que me réjouir de cette évolution, moi qui la réclame à cor et à cri pour ma propre Église. Mais – allons-y pour le in cauda venenum – il y a quelque chose qui semble avoir échappé à beaucoup d’observateurs.

Les journalistes, qui aiment bien jouer à se (et nous) faire peur, ont bien parlé, dans les semaines qui ont précédé le vote, du risque qu’il présentait. Les membres du Synode n’avaient-ils pas, en 2012, rejeté à six voix près cette même évolution ? N’allaient-ils pas encore manquer d’atteindre la majorité des deux-tiers requise ? Ouhlala ! Crainte, peur, danger, suspense, tension !

En fait, c’était complètement plié d’avance. D’abord parce que plusieurs de ceux qui avaient voté non il y a deux ans avaient publiquement déclaré qu’ils se rangeaient au texte de « compromis » présenté par Welby. Même si, comme je viens de le dire, ce n’en est un qu’en apparence, les traditionnalistes lucides (c’est-à-dire ceux qui l’ont compris) avaient déjà pour la plupart accepté d’avaler la couleuvre, l’apparence de compromis étant finalement suffisante pour leur permettre de sortir du conflit la tête haute et de ne pas perdre trop de fidèles parmi les plus conservateurs.

Ensuite, et surtout – et c’est justement ce qui explique le passage de la couleuvre – parce que le Synode n’était pas du tout seul à décider. Le Royaume-Uni ignore la laïcité, et l’anglicanisme y est religion d’État. In fine, c’est donc le Parlement et la Reine qui décident ; la décision du Synode doit d’ailleurs à présent être traduite dans la loi par le Parlement. Et en l’occurrence, ce dernier avait été très clair : si le Synode s’obstinait dans son refus, il lui forcerait la main en passant directement par la loi. La résistance des traditionnalistes n’auraient donc pas pu aboutir à leur succès ; elle n’aurait abouti qu’à une crise qu’ils ne pouvaient que perdre et qui aurait abîmé l’Église tout entière.

Conclusion ? Dans notre République laïque, l’Église est parfaitement autonome de l’État, elle fait ce qu’elle veut, et continue à traiter les femmes en inférieures ; au Royaume-Uni, la société et l’État ont pu faire réellement pression sur une Église qui, parce qu’elle est liée à eux, ne peut pas se permettre l’autisme du catholicisme. Non, la laïcité n’est pas toujours facteur de progrès, et non, une religion d’État n’est pas toujours synonyme d’arriération.

mardi 15 juillet 2014

La dictature, oui, mais dé-mo-cra-ti-que-ment !

Une calme fin d’après-midi dans un beau jardin plein de roses, près d’un bassin harmonieux où les poissons rouges se coulent entre les iris d’eau, les menthes aquatiques et les nénuphars, ça n’incite pas franchement au pessimisme. Mais pour le redevenir, pessimiste, ou plutôt réaliste, lucide, il suffit d’ouvrir le journal. Alors dénonçons ! Et devenons la preuve qu’on peut être la voix qui crie depuis le jardin tout en étant celle qui crie dans le désert.

Le gouvernement espagnol s’apprête en ce moment même à faire passer sa loi « antimanifestations ». Juste après le projet de nos propres sinistres bouffons sur la sécurité et la prévention du terrorisme, c’est révélateur : y a comme un lien. Greenpeace a d’ailleurs surnommé le projet de loi espagnol « la loi bâillon ».

L’idée générale ? D’abord, comme chez nous, donner à l’administration le pouvoir de punir ceux qui auraient l’audace de s’opposer au pouvoir, sans avoir à passer par un juge évidemment. Mais oui, souvenez-vous, je vous le disais il y a quelque temps, un juge, ça fait chier ; l’administration est, comme on le sait tous très bien, beaucoup plus humaine, juste, attentive aux situations individuelles, aux circonstances, toussa-toussa. Donc voilà, hop, on transfère des pouvoirs de la justice sur l’administration, donc, in fine, sur l’exécutif. Vous avez dit séparation des pouvoirs ? Ah ah, vous êtes so has been.

Ensuite, tant qu’à confier à l’exécutif le soin de faire respecter la loi, autant lui donner les moyens de frapper fort. À nous, mânes de Saint-Just et de Fouquier-Tinville ! À nous, 1794 ! Il faut terroriser l’ennemi intérieur. Vous perturbez le déroulement d’une réunion ou d’une manifestation ? Vous risquerez maintenant, en Espagne, jusqu’à 30 000€ d’amende. Vous organisez une réunion ou une manifestation non déclarée dans des installations « qui offrent des services basiques pour la communauté » ? Vous pourrez avoir à payer jusqu’à 600 000€ d’amende. Non, je n’ai pas rajouté un zéro. C’est sûr que ça va faire réfléchir.

La convergence avec ce qu’il se passe en France est évidente, et terrifiante. On assiste à un mouvement continental et probablement planétaire : au nom de la lutte contre le terrorisme, ou de la lutte contre les manifestants, ou contre les perturbateurs, contre les squatteurs, contre les marginaux, contre les SDF, contre les chômeurs, contre les ONG, contre ceux qui sont différents, contre un peu tout le monde en fin de compte, mais toujours au nom de l’Ordre, nos sociétés sont en train de fouler au pied nos libertés fondamentales et tout ce qui permettait qu’elles fussent respectées.

Je suis moi-même un grand amoureux de l’Ordre ; mais il faut comprendre qu’on ne peut pas vouloir l’Ordre à tout prix. Je dirais, pour parodier le Christ, que l’Ordre a été créé pour l’homme et non pas l’homme pour l’Ordre ; que l’Ordre est une fin et non pas un moyen, et qu’il faut donc, en fait, un équilibre entre Ordre et Désordre. Nous sommes en train de détruire cet équilibre, sous la pression conjuguée des États, des grandes entreprises et de la frange la plus réactionnaire de toutes les religions.

Et tout cela se fait de manière parfaitement démocratique. J’entends déjà, évidemment, les cris d’orfraie de ceux qui vont hurler : comment ça ? Démocratique ? Tu oses dire ça, alors que pas du tout, ce n’est pas une démocratie, enfin pas une vraie, et puis d’abord Hollande est un fasciste, c’est évident, c’est prouvé !

Vous avez remarqué ? C’est toujours comme ça avec la démocratie : elle n’est jamais assez démocratique. La Russie, l’Iran, le Venezuela sont formellement des démocraties, et pourtant il y a pléthore de contempteurs de ces régimes qui vont clamant que pas du tout. Notez bien que ces gens font en général leur choix : ceux qui disent que le Venezuela n’est pas une démocratie du tout mais un totalitarisme rouge trouvent souvent qu’il n’y a rien à redire aux pratiques de Poutine ; inversement, ceux qui voient en la Russie une dictature déguisée peuvent être par ailleurs de grands admirateurs du régime chaviste. Et il y a ceux qui mettent tous ces pays dans le même sac pour dire qu’il n’y a vraiment qu’en Europe et aux États-Unis qu’on a une vraie démocratie. Et puis ceux qui disent que non, nos régimes n’ont rien de démocratique, faut tout changer.

Sincèrement, vous ne trouvez pas que c’est un signe ? Si demain on instaure la proportionnelle, vous pouvez être sûrs et certains que les partisans de la démocratie directe hurleront que ce n’est pas assez. Qu’on instaure la démocratie directe, et les partisans du tirage au sort crieront au fascisme… Ouvrez les yeux, putaneus ! Notre régime est démocratique. Mal fichu comme il est, c’est quand même le peuple qui élit les puissants. Il s’abstient massivement ? C’est son choix. Il est poussé à voter pour les partis gouvernementaux ? C’est son choix d’obéir, de ne pas voter pour les autres, de ne pas créer de nouveaux partis. Et quand il vote pour des extrêmes, c’est son choix de voter Front National et pas Front de Gauche. Il n’est pas éduqué ? Ben non, il n’est pas éduqué, je me tue à vous le dire !

La démocratie, ce ne sont pas la séparation des pouvoirs et les libertés fondamentales. Ça, ce sont des choses qui peuvent parfaitement exister indépendamment de la démocratie. La démocratie, c’est la souveraineté populaire, point barre. Et actuellement, c’est par la souveraineté populaire qu’on envoie chier la séparation des pouvoirs et qu’on piétine les libertés fondamentales. Preuve, s’il en était besoin, que la démocratie n’est pas une garantie que nous conserverons ces acquis.

C’est la démocratie qui nous mène, petit à petit, vers la dictature. Monarchie éclairée, Royauté participative, Constitution inchangeable : Tol Ardor ! Debout, les morts !


*** EDIT ***

Nouvelle sans surprise : le Royaume-Uni emboîte le pas aux propositions de Valls et propose tout simplement de saisir les passeports des personnes qui seront suspectées de préparer des actes terroristes. Et l’Australie, de son côté, a – tout simplement, là encore – interdit à ses médias de parler d’une affaire de pots-de-vin embarrassante pour la Banque centrale australienne et pour plusieurs chefs d’États et de gouvernements asiatiques.

Ce n’est donc, on s’en doutait, pas la France qui serait un cas isolée : les démocraties occidentales courent vers la dictature.

mercredi 9 juillet 2014

Justice karmique au Mondial

Ça fait donc deux billets que j’écris sur le foot. Je me sens un peu comme Laszlo Carreidas quand il s’aperçoit qu’il a ri trois fois dans la même journée : si ça continue comme ça, il va falloir que j’en parle à mon médecin. Je me rassure, néanmoins, en me disant que je ne viens pas ici pour parler de football, mais bien de la Divine Providence, de la Justice de Dieu, du retour de karma ; autrement dit, de choses bien plus importantes.

Je n’ai pas regardé le match, bien sûr, comme aucun des autres matchs (ne me dites pas que vous y avez cru !). Comme d’habitude, je me suis contenté du Zapping, qui me procure tout ce qu’il faut à mon bonheur : les actions les plus remarquables (jamais plus de dix secondes d’affilée), plus quelques gros plans sur les joueurs pour voir un peu à quoi ça ressemble, un footballeur.

On n’a pas que des gros plans sur les joueurs, bien sûr. Surtout dans un cas comme ça, avec une bonne grosse surprise, on n’échappe pas aux gros plans sur les supporters, surtout sur les déçus. Les journalistes traitent le sujet à la manière d’un attentat à la bombe ou d’une catastrophe naturelle : à moins de lui fournir une mère en pleurs, le public ne vous en tient pas quitte. J’ai donc vu des gens pleurer, crier, lever les bras au ciel. Passons rapidement sur le côté idolâtre de la chose, même si je me permets de bien rigoler sous cape quand je vois des gens trouver choquant ou stupide le volet polythéiste de ma religion, mais parfaitement normale cette religion dont les dieux sont onze types pas si extraordinaires que ça et dont le salut consiste à envoyer un ballon dans un filet plus de fois que les dieux adverses ne vous le font à vous.

Est-ce que j’ai de la peine pour ces gens qui hurlent à la mort et se couvrent la tête de cendres parce que leur équipe a perdu ? Un peu. Pas trop, je dois bien l’avouer. Ma première impulsion est de me dire qu’ils vont s’en remettre, quand même. Mais après, je repense à ces gens que j’ai entendu parler du match France-Allemagne de 1982 : ils n’étaient pas nés à l’époque, et pourtant on aurait cru entendre des survivants raconter Oradour-sur-Glane. Alors finalement, peut-être qu’ils ne vont pas s’en remettre si vite que ça.

Je me dis aussi qu’en l’occurrence, le malheur des uns fait forcément le bonheur des autres. Évidemment, on pourrait me renvoyer à un raisonnement utilitariste et me dire qu’une victoire du Brésil aurait certainement fait plus d’heureux que n’en a fait celle de l’Allemagne : non seulement les ibériques et les latino-américains doivent avoir pris fait et cause pour eux, mais j’ai l’impression que, pour une obscure raison, les Français ont fait pareil, alors pourquoi pas d’autres encore ?

Mais je trouve tout cela largement contrebalancé par le puissant sentiment de justice enfin rendue que j’ai éprouvé en apprenant non seulement la défaite, mais la véritable humiliation du Brésil. Pas vous ? Allons ! Ce pays a gaspillé pour le foot des milliards dont son peuple avait autrement besoin, il a tout fait pour écraser les révoltes et les protestations, il a piétiné le nécessaire au profit du superflu ; et finalement, ces milliards ont été perdus, pire : ils ont été dépensés pour la mise en scène la plus grandiose possible de leur propre supplice. Ça fait (encore !) deux fois que je le dis, mais tant pis : « Juste retour, monsieur, des choses d’ici-bas ! » Cette défaite prouve et illustre le tort de ceux qui ont fait passer un sport avant les besoins fondamentaux d’une population encore très misérable ; le statut de « pays émergent » tend trop souvent à faire oublier que le Brésil est le pays le plus inégalitaire au monde.

Cela étant, il ne faudrait pas que ça aille trop loin, toute cette histoire. Si vraiment la Divine Providence voulait faire éclater tout grand Sa très haute miséricorde, il faudrait quand même que les Allemands perdissent le match suivant. En effet, l’Allemagne a un statut à part en Europe : celui, usurpé, de première puissance économique du continent. Pourquoi usurpé ? Parce que l’Allemagne n’est forte (presque) que de la faiblesse des autres. Son modèle fondé sur les exportations ne peut fonctionner que si elle trouve des voisins pour acheter ses produits. L’Allemagne a donc beau jeu de critiquer leurs dépenses excessives : sans ces mêmes dépenses, elle ne serait rien elle-même.

Mais le bon usage de la raison n’étant pas la chose du monde la mieux partagée, rien n’y fait, et l’Allemagne passe pour un modèle. Aussi les patrons et les oligarques l’utilisent-ils à l’envi pour culpabiliser la plèbe : regardez comme on travaille, de l’autre côté du Rhin ! Regardez comme ils se serrent la ceinture sur les salaires ! Entre nous soit dit, allez voir les salaires des patrons allemands, et vous vous rendrez compte que tout le monde ne se serre pas la ceinture, au pays de la mère-la-vertu.

Si l’Allemagne venait à remporter le Mondial, ce serait la catastrophe : les gens réfléchissant peu, ça ne pourrait que faire briller encore plus l’auréole dont elle s’est coiffée, et donc renforcer son statut de modèle à suivre et à imiter.

Pour être parfaitement franc, je n’ai pas la moindre idée de qui l’Allemagne va affronter ce soir (est-ce que c’est bien ce soir, déjà ?) en finale. L’Argentine, peut-être ? No sé. Mais une chose est certaine : allez les autres !


mardi 8 juillet 2014

Le totalitarisme ou le chaos


J’ai longtemps cru que l’instauration d’un contre-modèle avait quelques chances (de bien maigres chances, mais c’est mieux que pas de chance du tout) d’enclencher un processus menant à une réelle amélioration de la situation de l’humanité, en particulier sur le plan écologique et sur celui des inégalités entre les hommes. Il me semblait qu’un contre-modèle suffisamment visible et suffisamment efficace aurait été de nature à convaincre assez rapidement une masse importante de personnes et ainsi à entraîner les bouleversements nécessaires. C’était la base du projet ardorien.

Je ne le crois plus, ou presque plus. À mon avis, il est déjà trop tard. Pas sur le plan des inégalités (sur ce plan, il n’est jamais trop tard : l’humanité peut en baver durement, mais elle garde toujours une chance de se redresser), mais sur celui de l’environnement, clairement. Tous les processus de destruction de la nature telle que nous la connaissons sont trop profondément amorcés pour qu’on puisse encore y revenir : sur le réchauffement climatique, sur les pollutions diverses, sur la réduction de la biodiversité, sur la destruction des écosystèmes, toutes choses dont dépend notre survie dans des conditions dignes, nous avons sans doute franchi un point de non-retour.

En 1788, le cumul de la dette publique, du niveau record des inégalités et du blocage total du système politique et social rendait la Révolution française inévitable. Nous sommes aujourd’hui dans une configuration comparable à bien des égards, sauf que d’une part il faut ajouter la crise environnementale au tableau, et que d’autre part les problèmes sont aujourd’hui non plus nationaux, mais mondiaux. Autrement dit, nous ne sommes probablement pas à la veille de 1789 ; nous sommes bien plus probablement à la veille de 476, à la fin de l’Empire romain – c’est-à-dire à la veille d’un bouleversement civilisationnel, pour ne pas dire d’un effondrement de civilisation.

Paul Valéry écrivait que « deux dangers ne cessent de menacer le monde : l’ordre et le désordre. » Je crois qu’à présent, il n’y a plus devant nous que deux avenirs possibles : le totalitarisme ou le chaos.

Le totalitarisme adviendrait dans le cadre d’un effondrement suffisamment lent. Les élites (sans doute très largement les élites actuelles, avec de possibles modifications marginales – élimination ou inversement élévation de quelques familles) auraient alors le temps de s’organiser pour capter les richesses restantes (eau, nourriture, énergie). Les inégalités atteindraient un niveau sans précédent, la société ne pouvant alors plus tenir que par la mise en place d’un ou plusieurs totalitarismes à grande échelle, seul moyen d’empêcher les révolutions. La terre serait alors une gigantesque poubelle dans laquelle des masses tenteraient de survivre dans une extrême précarité, tandis qu’une petite élite vivrait dans des petits paradis plus ou moins préservés. On ne peut à peu près rien dire d’autre sur ces totalitarismes futurs, car ils dépendront du niveau d’avancement technique à ce moment-là. Une seule chose est certaine : la technique étant déjà ce qu’elle est, ils seront pires que ceux que nous avons connus dans le passé.

Si l’effondrement est plus rapide, il est probable que les sociétés n’auront pas le temps de réagir ; les totalitarismes n’auraient alors pas le temps de cristalliser, et nous basculerions dans le chaos (c’est très largement ce qu’il s’est passé à la fin de l’Empire romain, justement) ; chaos qui durerait ensuite le temps nécessaire pour que les sociétés s’adaptent à cette nouvelle planète et se réorganisent en conséquence, ce qui peut prendre quelques siècles (après 476, il a fallu attendre 300 ans pour retrouver le semblant de civilisation de l’empire carolingien, puis encore 300 de plus pour arriver à la grande civilisation du XIIe siècle).

Ce constat un peu sombre n’enlève rien, il me semble, à la pertinence de mes premières analyses : chercher à fonder des contre-modèles est plus que jamais nécessaire. Bien sûr, face à un totalitarisme, ils seraient immédiatement balayés ; mais de toute manière, face à un totalitarisme disposant de la technique moderne, rien ne résistera : il est donc inutile de préparer autre chose.

En revanche, si c’est le chaos qui l’emporte, des communautés plus ou moins importantes pourront constituer des refuges et des îlots de préservation de quelques restes de notre civilisation (art, connaissances, culture etc.), de la même manière qu’après la chute de l’Empire romain, les villes, sous l’autorité des évêques qui avaient pris le relais des défuntes autorités civiles impériales, sont restées des îlots de tranquillité relative. Ces communautés pourront prendre des formes très diverses (Tol Ardor est une proposition parmi de nombreuses autres), mais elles ne devront pas être trop petites (l’espoir d’une autarcie individuelle ou même familiale, nourri par quelques survivalistes, est une pure chimère), et elles auront intérêt à travailler en réseau, ce qui impliquera de mettre leurs différences de côté pour insister sur ce qui les rassemblera.

La conclusion est double. D’une part, il faut dès à présent travailler à fonder ces contre-modèles, ces petites communautés, et à les mettre en réseau. D’autre part, si vraiment nous avons le choix entre le totalitarisme et le chaos, il faut favoriser ce qui peut mener au chaos. Car, comme l’écrivait Romain Rolland, « quand l’ordre est injustice, le désordre est déjà un commencement de justice. »

Une dernière citation pour finir ? La Fontaine, cette fois :

« Les oisillons, las de l’entendre,
Se mire à jaser aussi confusément
Que faisaient les Troyens quand la pauvre Cassandre
Ouvrait la bouche seulement.
Il en prit aux uns comme aux autres :
Maint oisillon se vit esclave retenu. »

lundi 7 juillet 2014

Sécurité : droite et gauche nous mènent à l'horreur


Vive les grandes vacances ! Formidables pour les profs et les écoliers, elles sont également incroyablement pratiques pour les gouvernements, qui peuvent ainsi faire passer les lois les plus ignobles en profitant de la torpeur estivale, qui tend à accroître encore l’abrutissement pourtant déjà bien avancé de la foule.

Cet été, le duo Valls-Cazeneuve nous gâte. Une nouvelle loi contre le terrorisme ! Les honnêtes citoyens vont enfin cesser de trembler quand ils se promèneront dans les périlleuses rues de Toul ou de Guéret. Ils ne seront plus obligés, pour aller acheter des croissants le matin, de revêtir leur gilet pare-balles avant d’ouvrir prudemment la porte de leur pavillon de banlieue. Jusqu’à ce que, bien sûr, le terrorisme mute à nouveau, tel un virus redoutable, et trouve le moyen de contourner les précautions étatiques, justifiant ainsi une future loi encore plus dure, encore plus efficace, pour un futur toujours plus sûr, toujours plus aseptisé, toujours plus mort.

Qu’est-ce qu’on nous offre, ce coup-ci ? D’abord, une interdiction administrative de sortie du territoire : si on vous soupçonne de quitter le territoire pour un lieu ou un motif qui feraient de vous, à votre retour, un danger potentiel, c’est tout simple, on vous interdit de partir. On vous sanctionne donc, et pas de la moindre des manières (la dernière fois que j’ai vérifié, la liberté de circulation faisait partie de la Déclaration universelle des droits de l’homme), non pas pour quelque chose que vous avez fait, mais pour quelque chose qu’on vous soupçonne de risquer de faire plus tard. Waow. Justice. OK.

Ensuite, le blocage administratif des sites Internet faisant l’apologie du terrorisme. « Administratif », ça veut dire « sans passer par un juge », et c’est mieux parce que les juges, voyez-vous, ça fait chier. Si on décide les choses entre administrateurs et flics, c’est mieux, c’est plus efficace, c’est même plus juste, si on réfléchit bien (très très bien).

Cette mesure va d’ailleurs avec la pénalisation de l’apologie du terrorisme. Ahem. Condamner l’apologie du terrorisme, c’est normal, selon moi. Ça fait partie des limites légitimes de la liberté d’expression. Le problème, c’est que c’est déjà interdit, dans le cadre de la loi de 1881 sur la liberté de la presse. Pourquoi l’apologie du terrorisme justifierait-elle un délit à part, séparé, par exemple, de l’apologie des crimes de guerre ? Parce que le terrorisme, c’est une notion très vague, manipulable à merci par le pouvoir public. Faisons aujourd’hui de l’apologie du terrorisme un délit à part, et bientôt on fermera (sans contrôle d’un juge, souvenez-vous) les sites Internet qui diront que peut-être Julien Coupat n’est coupable de rien, ou que ce n’est pas si grave de placer un crochet sur une caténaire (ce qui, je le rappelle, ne peut en aucun cas faire dérailler un train).

La justice française bascule donc de plus en plus dans la justice préventive : sans même parler des limites toujours plus étroites des libertés d’opinion et d’expression, elle condamne de plus en plus les gens non pas pour ce qu’ils ont fait, mais pour ce qu’ils voudraient faire, pourraient faire, risquent de faire. Ce qui est l’exact contraire de la justice.

On pourrait penser que les juges vont représenter une protection face à ces attaques liberticides du gouvernement français. À mon avis, cette protection sera très faible. J’ai déjà constaté à plusieurs reprises un trait assez caractéristique des magistrats : ils s’intéressent presque exclusivement à la loi telle qu’elle est, non telle qu’elle devrait être. Vous me direz que c’est leur travail, et même que c’est tant mieux – si les juges jugeaient en fonction de leur conscience et pas en fonction du droit, ce serait l’anarchie. Mais ils devraient tout de même être capables de reconnaître une loi objectivement mauvaise et dangereuse ; pourtant, très peu, à mon avis, prendront alors les mesures qui s’imposent (refuser d’appliquer la loi, se décharger sur une juridiction supérieure, démissionner etc.).

Il y a là un risque clair de dérive totalitaire. Contrairement à d’autres, je ne dis absolument pas que nous sommes, à l’heure actuelle, dans un régime totalitaire, ni même au début d’un régime totalitaire. Je ne suis pas professeur d’histoire pour rien, et je sais encore peser les mots que j’emploie. Mais je dis que le risque totalitaire grandit chaque jour que Dieu fait, parce que nous mettons progressivement en place tous les outils dont un totalitarisme pourrait avoir besoin. Si demain arrive au pouvoir, sans doute démocratiquement, un dirigeant aux intentions totalitaires (et cela devient de moins en moins improbable), il n’aura presque rien à inventer : la plupart des outils seront déjà à sa disposition.

Et la puissance toujours accrue de la technique moderne rend le danger encore plus grand : à l’évidence, avec les moyens dont ils disposeront, les totalitarismes de demain seront bien pires que ceux d’hier, et la résistance sera probablement tout simplement impossible.

Ce qui est frappant, et terrifiant, c’est de voir à quel point cette marche forcée vers un risque totalitaire est le fait aussi bien des gouvernements de « droite » que de « gauche ». La loi Valls-Cazeneuve en préparation est dans l’exacte continuité des lois Perben-Sarkozy antérieures. On se souvient aussi comment, sous Sarkozy justement, l’opposition PS à l’Assemblée avait voté le sourire aux lèvres les lois gouvernementales qui accroissaient drastiquement la vidéo-surveillance. De ce point de vue, ma schématisation de l’échiquier politique est plus justifiée que jamais : ce qu’on appelle traditionnellement la droite et la gauche ne sont en fait que les deux versants, légèrement différents, du conservatisme. Sauf que ce conservatisme réduit chaque jour un peu plus les libertés fondamentales. Et que, bien sûr, la pire des radicalités attend patiemment de pouvoir s’amuser avec tous ces beaux jouets que les conservateurs installent comme à leur intention.

Le danger qui nous menace est immense, d’autant plus que presque personne n’en a conscience. On s’imagine que la démocratie est une protection, alors que c’est justement par ce régime que les lois liberticides sont mises en place. La réalité, c’est qu’entre nous et l’horreur totalitaire, il n’y a plus de barrière. Il n’y a plus, sans doute, qu’un peu de temps.



*** EDIT ***

Ça y est, les lois que je dénonce dans cet article sont en passe d’être votées par le Parlement. Elles ne présentent pas plus de garanties pour les libertés individuelles qu’il y a deux mois. Il ne fait plus aucun doute qu’elles seront adoptées, grâce au soutien d’une large majorité UMP-PS. Ou, devrais-je dire, UMPS.

Citons à ce propos un excellent édito du Monde : « Le projet de loi antiterroriste que le Parlement examinait, lundi 15 septembre, constitue un nouveau pas alarmant, tant il est prouvé que les mesures d’urgence et les entorses au droit commun finissent par contaminer le droit pénal dans son ensemble. Le meilleur exemple est celui de la NSA américaine, qui, pour isoler des terroristes, finit par espionner toute la population. La France s’engage, à petits pas, dans la même direction. »

jeudi 3 juillet 2014

Nicolas Sarkozy, un justiciable normal ?


Alors résumons-nous. Nicolas Sarkozy « ne demande aucun droit particulier », « ne réclame aucun avantage ». Il va clamant qu’il demande uniquement les droits des citoyens ordinaires, pas plus, mais pas moins. On applaudit.

Mais quand même, il trouve qu’avoir été placé en garde à vue, puis mis en examen, c’est un peu fort, et qu’on aurait pu se contenter de le convoquer à une heure décente pour lui poser quelques questions. Ah. Si c’est comme ça, on peut tout de suite supprimer la garde à vue, parce qu’en effet, n’importe qui préfère être convoqué par une lettre polie que placé en garde à vue et emmené de force au poste de police encadré par des flics.

Notons au passage que la loi Perben II, votée en 2004 alors que Sarkozy était ministre de l’Intérieur, est justement celle qui a augmenté la durée maximale de la garde à vue, passant pour certaines infractions de 48 heures au plus à 96 heures au plus. Dans le même ordre d’idées, il y a eu en 2001 environ 337 000 gardes à vue, mais 578 000 en 2008. On a donc l’impression que l’ancien président aimait bien les gardes à vue, mais plus tellement quand c’est lui qui est visé. Un justiciable comme les autres, vraiment ?

Autre chose : si possible, notre Nicolas national aimerait bien pouvoir choisir ses juges. Parce que voyez-vous, il a eu quelques petits différends avec le Syndicat de la Magistrature, classé à gauche (et qui fédère environ un tiers des juges) ; et donc il trouve qu’être jugé par un membre de ce syndicat, ce n’est pas très impartial. Ah. Là encore, on imagine le boxon si tous les justiciables normaux se mettaient à récuser les juges en fonction d’appartenances politiques. Je suis un militant de gauche, je ne veux pas être jugé par un juge de l’USM ; je suis un militant de droite, je ne veux pas être jugé par un juge du SM.

Passons enfin aux écoutes. Nicolas Sarkozy n’est pas content, pas content du tout même, d’avoir été écouté, et écouté longtemps. Sans doute furieux que le portable qu’il avait sous un faux nom (au fait, personne ne se demande quels papiers d’identité il a fait présenter à l’opérateur ? Parce que moi, quand j’achète un portable, on me demande une pièce d’identité ; aurait-il de faux papiers ? Ou ne serait-il pas un client normal ?), il oublie, là encore, un certain nombre de choses. Qui a fait voter la loi n°2006-64 qui facilite les écoutes ? Nicolas Sarkozy. Entre 2007 et 2010, la masse des réquisitions particulières pour la surveillance des conversations téléphoniques a augmenté de 40%. Là encore, on n’a pas vraiment le sentiment que Nicolas Sarkozy se considère comme un justiciable normal : les écoutes, c’était très bien quand c’était lui qui écoutait, mais il ne faudrait pas qu’on renverse la vapeur.

J’ai envie de lui dire ce que Dorine dit à Orgon : « Juste retour, Monsieur, des choses d’ici-bas ! » Et s’il y a une morale à tirer de cette divertissante histoire, c’est sans doute celle-ci : ceux qui se croient à l’abri de la surveillance étatique ont toujours tort. On a coutume d’entendre des gens débiter des âneries comme « la surveillance ne me gêne pas, puisque je n’ai rien à me reprocher ». Eh bien si, justement : toujours. Les surveillants d’hier peuvent toujours devenir les surveillés de demain. L’État peut toujours vouloir vous faire tomber, ou vous empêcher de nuire, et à ce moment-là la surveillance généralisée se retourne contre vous, et on trouve toujours quelque chose à vous reprocher.

mercredi 2 juillet 2014

Cuisine et dépendance (aux applis)


Les applis, je n’en ai jamais utilisé, n’ayant pas de smartphone, mais ça a l’air de faire un tabac, parce que tout le monde semble en avoir et en parler. J’ai fini par comprendre à peu près le principe, et je n’ai pas aimé.

Surtout quand j’en ai découvert des assez étonnantes. Un article du Monde en référence quelques-unes : celle qui vous permet de manger équilibré toute la semaine, celle qui vous permet de gérer vos listes de courses, celle qui vous permet de caler vos achats sur les saisons, celle qui vous permet de ne pas servir deux fois les mêmes plats aux mêmes invités… À chaque fois, l’intention est (plus ou moins) louable. Oui, les gens mangent mal, l’obésité devient un vrai problème de société ; oui, ils mangent hors-saison, et ce n’est pas bon pour la nature. D’accord.

Il n’y a pas très longtemps, j’avais entendu parler de celle qui vous avertit avant que la nourriture dans votre frigo ne se périme, du style « Attention, votre mâche de Rotterdam sera périmée dans deux jours ». Là encore, quand on pense que chaque Français jette en moyenne 20Kg de nourriture périmée ou non consommée chaque année (oui, 20Kg en moyenne, donc 1,3 million de tonnes chaque année pour toute la France, dans un monde – et un pays – où tant de gens ont faim, voire meurent de faim), on se dit que l’intention est louable.

Mais l’appli, est-ce vraiment la solution ? N’y a-t-il pas un risque à se décharger sur la machine de ces petits efforts intellectuels ? Car enfin, on parle quand même de pas grand-chose : un peu de mémoire (« Qu’est-ce que j’ai servi aux Durand-Rodel la dernière fois ? »), un peu d’anticipation (« Il faut que je pense à me faire rapidement une salade de mâche de Rotterdam »), un peu d’imagination (« Comment varier mes repas cette semaine ? »), un peu d’organisation (« Si j’achète mon poisson aujourd’hui, je pourrai encore le manger demain, et après-demain je passerai au marché acheter des fruits frais »), ce n’est quand même pas la mer à boire.

Comme tous les organes vivants, le cerveau est un outil qui s’use si on ne s’en sert pas. À force de nous passer de notre mémoire, de notre faculté d’anticipation, de notre imagination, de notre sens de l’organisation, tout ça parce qu’on peut se reposer sur la machine, ce sont des qualités que nous risquons réellement de perdre, ou au moins de voir régresser sensiblement. Ce n’est pas le moindre danger de la technique moderne : parce qu’elle est toujours plus puissante, nous sommes toujours plus dépendants d’elle. Non seulement cette dépendance est en soi (comme toute dépendance) un problème, mais elle présente un risque réel d’amoindrissement physique et intellectuel de l’homme.

Nous sommes ici au cœur de la folie transhumaniste : nous commençons à réfléchir à la manière « d’améliorer » l’être humain par la technologie, en lui greffant des yeux qui verront plus loin, des muscles qui auront plus de force, voire par des manipulations génétiques, alors même que la technique est justement ce qui, déjà, diminue les facultés physiques et mentales que nous avons naturellement. Nous ne gagnerons rien à lâcher la proie pour l’ombre !

Dans un entretien donné à Télérama, l’auteur de science-fiction Alain Damasio avait compris et analysé tous ces problèmes de manière lumineuse. Je vous invite à le lire. Et, accessoirement, à vous pencher un peu sur l’écologie radicale, courant politique certes ultra-minoritaire, mais qui est le seul à penser cette dangereuse évolution, et à tenter quelque chose pour la contrer.