vendredi 7 avril 2023

Politique : on arrête les bêtises ?

Un petit sondage rigolo vient de sortir, et comme tous les médias en font des gorges chaudes, vous en avez déjà entendu parler, à moins de vivre dans une grotte (ou à Tol Ardor, mais comme Tol Ardor n’existe guère, ce n’est guère probable). Je vous le rappelle en image, parce que je suis très à la mode, so 2003 :

 

Petite analyse rapide, en essayant d’éviter à la fois les conneries des macronistes (« Mais euh c’est débile ce sondage, Macron il peut pas se représenter, gnéeuh ! ») et celles de la gauche (« Oh alors là franchement les sondages mais c’est tellement pas fiable et puis alors quatre ans avant la présidentielle mais rien à foutre, gnéeuh ! »).

Le sondage confirme tout ce que j’écrivais juste après laprésidentielle de 2022 :

1. Les Français se regroupent autour de trois figures, ce qui confirme que le faux bipartisme gauche/droite laisse la place au réel tripartisme radicalisme de gauche / conservatisme de droite / radicalisme identitaire. On note au passage que ce n’est pas une affaire de personne : les sondés se focalisent sur les idées et redonnent leur confiance à ceux qui ne peuvent ou ne veulent se représenter (Mélenchon et Macron), ceux qui avaient fait confiance à Macron lui refont confiance et ne se laissent pas impressionner par la crise des retraites.

2. Les équilibres globaux restent assez proches de mai 2022. Le cas Jadot reste un peu compliqué : les gens qui votent pour lui sont-ils des conservateurs de droite qui ont lu son programme, favorable à la croissance et à l’industrie, ou bien des écologistes qui veulent changer le Système et qu’on pourrait classer à gauche ? Ils se partagent probablement à peu près également entre les deux pôles (c’est du doigt mouillé, mais bon, on ne va pas s’emmerder pour 5% des sondés). Ce qui donne 31 + 7 = 38% pour les radicaux identitaires, 23 + 3,5 + 2,5 = 29% pour les conservateurs centristo-de-droite, 18,5 + 2,5 + 4 = 25% pour la gauche radicale. En mai dernier, on avait 32 à 33% des Français sur les radicaux identitaires, 36 à 38% sur les centristo-de-droite, 25 à 26% pour la gauche radicale.

Il y a quand même des évolutions : la gauche radicale gagne 3-4 points de pourcentage, l’identitarisme radical (« l’extrême-droite »)  gagne 5-6 points de pourcentage, les centristo-conservateurs perdent 3-4 points de pourcentage. Ce dont on tire les enseignements suivants :

1. Les partisans du Système sont de moins en moins nombreux, et perdent la majorité relative idéologique dont ils bénéficiaient il y a un an : ils sont à présent moins nombreux que les partisans d’un changement de Système dans le sens de l’identitarisme radical.

2. Les opposants au Système bénéficient inversement de cette dynamique et marquent des points, dans la gauche radicale comme dans l’identitarisme radical. Toutefois, ce dernier, qui était déjà plus fort il y a un an, creuse l’écart : il était de 6 à 8 points de pourcentage en mai dernier, il est à présent de 13 points de pourcentage – presque deux fois plus profond qu’avant.

Le bloc identitaire radical semble donc en position d’emporter le pouvoir de manière démocratique : sa prééminence idéologique lui permet d’espérer une première place au premier tour de la présidentielle, gage d’une bonne dynamique pour le second tour – ce qui est d’ailleurs confirmé par le reste du sondage, qui donne Marine Le Pen gagnante au second tour face à Macron avec 10 points de pourcentage d’écart (45-55).

Tout cela est encore accru par le risque d’émiettement des voix sur les autres blocs. Les centristo-droitards risquent de présenter au moins trois candidats : un issu des LR, un issu des résidus de « socialistes » de droite (Valls doit bien continuer à y penser, Cazeneuve aussi, et si ce n’est pas eux ce sera quelqu’un de l’écurie Delga, peut-être la pouliche en chef), et au moins un issu de la macronie (mais il n’est pas impossible que la guerre des diadoques mène à plus, et que les petits requins Darmanin, Le Maire, Philippe n’arrivent pas à se départager). Du côté de la gauche anti-Système, même topo, il est assez probable que malgré la NUPES, déjà à la peine après moins d’un an de vie, les écolos, les ex-socialos, les cocos et les insoumis n’aient toujours pas compris la leçon et aillent au front chacun pour sa gueule, ça en prend en tout cas bien le chemin.

Évidemment, ce risque existe aussi dans le bloc identitaire, et Marine Le Pen n’est pas à l’abri d’une seconde candidature Zemmour ; mais comme le sondage le montre, cela ne l’empêche même pas de ravir la première place dès le premier tour, et encore moins d’emporter le second.

Bien sûr, tout ça peut changer en quatre ans, et rien n’est joué. Beaucoup de choses peuvent arriver. Elle peut faire une grosse erreur, la gauche (la vraie) peut partir unie à la bataille derrière une figure à la fois radicale et rassembleuse, tout est possible. Je ne suis pas en train de dire que Marine Le Pen va gagner ; je dis seulement qu’elle a, probablement pour la première fois, de réelles chances de l’emporter pour de bon, et que ceux qui veulent l’empêcher feraient bien d’arrêter les bêtises.

Les bêtises, pour le bloc de la centro-droite conservatrice (qui va de Delga à Wauquiez, vous l’aurez compris), c’est donner l’impression au peuple qu’on se fout ouvertement de sa gueule et de son avis, et que content pas content, il se fera enculer à sec avec un peu de gravier pour faire joli. C’est l’arrogance des riches qui s’en mettent ouvertement plein les fouilles à l’heure où les pauvres sont de plus en plus pauvres et commencent à devoir voler dans les magasins pour bouffer à la fin du mois.

Les bêtises, pour le bloc de la gauche radicale (qui va de Batho à Arthaud, je sais, ça va vous sembler large), c’est donner l’impression au peuple que la joue de Mme Quatennens a plus d’importance que ses fins de mois, ou que le seul étalon qui permette de juger un homme politique, c’est ce qu’il a dit de Poutine il y a cinq ans. C’est la bêtise d’une élite intellectuelle qui fait de problématiques sociétales l’alpha et l’oméga de sa lutte à l’heure où les pauvres sont de plus en plus pauvres et commencent à devoir voler dans les magasins pour bouffer à la fin du mois.

Entendons-nous bien : je ne suis pas en train de dire que l’égalité hommes-femmes est sans importance, ni que je suis insensible au sort des Ukrainiens. Je ne dis pas non plus que les luttes sociétales sont sans valeur, « mariage homosexuel » reste, 10 ans après la loi, un des premiers tags du mur de mon blog. Seulement, quand on veut conquérir le pouvoir en démocratie (système politique dont je rappelle que je ne l’ai pas inventé et par lequel l’immense majorité de mes lecteurs continuent de jurer), il ne faut pas seulement se préoccuper de ce qui est bon ou moral, il faut se préoccuper de ce qui est populaire, de ce qui intéresse les gens.

Or, les gens s’en foutent, qu’un député reste député alors qu’il a giflé sa femme. Ils ont raison ou tort, je m’en moque pas mal, mais le fait est là, ils s’en foutent. Si c’était ça leur priorité, Sandrine Rousseau serait présidente, et elle n’a même pas réussi à se faire élire comme représentante par un parti dont Dieu sait pourtant qu’il est très largement composé de ladite élite intellectuelle et privilégiée qui met les luttes sociétales au centre de tout.

Tant que les droitaro-conservateurs enverront des flics et des fucks aux prolos, et tant que la gauche donnera le spectacle lamentable d’un crêpage de chignon généralisé pour savoir si Adrien Quatennens doit ou ne doit pas rester député, à l’heure où les classes moyennes redoutent de sombrer dans les classes populaires et les classes populaires dans la misère, le Rassemblement national continuera de monter et de creuser l’écart avec elle, lentement et sûrement, sans rien faire, sans rien dire. « À vrai dire, la route la plus sûre vers l’Enfer est la plus progressive – la pente peu inclinée, douce au pied, sans tournant brusque, sans borne, sans panneau indicateur. »

dimanche 20 novembre 2022

Pour rendre le monde plus vert, faut-il vraiment repeindre des tournesols en rouge ?

On a beaucoup parlé des Tournesols de Van Gogh aspergés de soupe à la tomate et des Meules de Monet recouvertes de purée ; mais depuis le mois de juin dernier, ce sont en fait plus d’une dizaine de tableaux qui ont été attaqués de la sorte par des militants écologistes : il devient donc urgent pour le mouvement de s’interroger sur l’intérêt de la méthode.

Avant tout, rappelons une évidence : sur le fond, sur les objectifs poursuivis, ces militants ont raison. Très jeunes, ils ont pris conscience que leur vie entière va être très difficile, bien plus que celle de leurs parents, et pire encore, qu’elle sera probablement de plus en plus difficile. Ils voient bien, comme beaucoup d’entre nous, que rien ne fonctionne, que le monde garde la tête profondément enfoncée dans le sable et continue à foncer droit dans le mur malgré les sirènes d’alarme. Ils se battent avec l’énergie du désespoir, et on ne peut nier ni la beauté ni le courage du combat qu’ils mènent. Les attaques contre des tableaux s’inscrivent dans un mouvement plus vaste de désobéissance civile dont la pertinence est claire face à l’inefficacité des actions légales depuis 40 ans.

Cette méthode a d’ailleurs été largement utilisée depuis plus d’un siècle, et très souvent, ça mérite d’être souligné, au service de justes et nobles causes. Depuis La Vénus au miroir de Vélasquez lacérée au couteau par une féministe anglaise en 1914 jusqu’à un tableau de Léonard de Vinci attaqué au fusil pour protester contre la politique antisociale de Thatcher en 1987, en passant par le célébrissime Guernica tagué en 1974 en vue de faire réagir contre la guerre du Vietnam, les militants s’en sont souvent pris aux œuvres et aux choses pour mieux sauver les êtres et les gens.

Il est vrai également que « ça fait parler » : le but est atteint, puisque suite à ces gestes, les médias sont bien obligés de remettre le combat écologiste, donc la crise environnementale, sur le tapis. L’attaque donne aux militants une tribune, dont ils ne bénéficieraient pas sans cela, pour forcer les gens à regarder un peu en face l’horreur du monde que nous préparons pour demain. C’est de la communication, bien sûr, mais de la communication plutôt réussie, et après tout la communication fait indéniablement partie de toute stratégie politique. Et tout cela sans pour autant tuer personne, et sans même abîmer les œuvres ; on nous répète que les toiles, protégées par des vitres, n’ont subi aucun dommage, que seuls les cadres peuvent avoir souffert, et on entend journalistes et militants calculer savamment le rapport dégâts-bénéfices, et souvent le trouver pas si mauvais, ma foi.

Militant écologiste moi-même, auteur en 2018 d’un petit livre intitulé L’Écologie radicale expliquée à ma belle-mère, qui assumait sans ambages la défense de cette écologie radicale et la rupture avec notre modèle de société et avec les causes profondes de la crise environnementale, je ne pense pas être suspect de complaisance avec les forces du climato-scepticisme. En soi, la méthode, efficace, ne me gêne pas ; ce qui fait en revanche qu’à mon sens, ces actions manquent pourtant l’essentiel, c’est la cible qu’elles choisissent.

D’abord, un militant doit se méfier des actes trop faciles. Reiser, dans les années 60 et 70, mettait en garde contre les discours qui promouvaient le vol comme méthode révolutionnaire de renversement de l’ordre bourgeois ; il montrait qu’il ne gênait pour l’essentiel que les petites gens, et que les gros patrons savaient très bien s’en accommoder et même en tirer profit. De la même manière, s’attaquer à une peinture fait largement réagir et déclenche bien des diatribes courroucées, mais ne gêne en réalité pas grand-monde, et surtout pas ceux qui sont au plus haut degré responsables de la crise.

On nous dira que c’est symbolique ; mais précisément, le symbole me semble ici fort mal choisi. Car enfin, de quoi mourons-nous ? D’un niveau de vie et de confort bien trop élevé, prédateur des ressources naturelles et générateur de déchets qui détruisent non seulement le climat, mais encore la biodiversité et les écosystèmes tout entiers. Ce qui nous tue, c’est que nous avons tous des voitures, que nous les utilisons sans compter ; c’est que nos montres et bientôt nos chaussettes doivent impérativement être « intelligentes » et « connectées », ce qui nous force à aller arracher à la Terre autant d’énergie que de métaux rares pour quelque chose dont, franchement, nous pourrions bien nous passer.

À côté de cela, s’il est une chose qui apporte énormément à notre niveau de vie sans presque aucune pollution, c’est bien l’art. Hors certaines de ses formes, un peu plus gourmandes que les autres (le cinéma notamment), l’art est ce qui apporte le plus avec le moins : un roman de Flaubert ou Tolkien, une peinture de Turner ou Monet, un air de piano de Beethoven ou Chopin, c’est pour l’âme un émerveillement infini qui n’a presque aucune incidence sur la planète.

Plus encore, l’art est une des quelques choses qui font que la vie vaut la peine d’être vécue. Je n’ai jamais cessé de le rabâcher à mes élèves, puis aux professeurs : l’art nous apporte un supplément de vie ; l’art nous rend plus sensibles, plus intelligents, en un mot meilleurs ; l’art nous élève ; l’art est ce qui fait la différence entre notre vie et celle d’un sanglier. Cumulant ces avantages avec un très faible impact sur la planète, comment imaginer qu’une société d’écologie et de sobriété, voire de décroissance, puisse être autre chose qu’une société qui ferait de l’art un de ses piliers ?

Je crois donc que les militantes qui ont aspergé ces pauvres Tournesols de sauce tomate manquent l’essentiel quand elles demandent : « Qu’est-ce qui a plus de valeur, l’art ou la vie ? » Le sous-entendu de cette question est que l’art serait finalement quelque chose de superflu, alors que la nourriture, elle, serait indispensable. C’était le même argument – ou le même slogan – en juillet dernier quand deux militants se collaient la main à un tableau de Constable en demandant : « Quand on n’a plus rien à manger, à quoi sert l’art ? » Il me semble qu’il y a ici une confusion entre vie et survie ; naturellement, la survie est le préalable à la vie, ce qui justifie pleinement le combat écologiste, et même, je le répète, un combat écologiste radical. Mais si on admet que l’art est une des choses qui donnent justement sa valeur à la vie, alors opposer la valeur de l’art à celle de la vie n’a aucun sens.

Aller rayer ou enfoncer la carrosserie des voitures de luxe au Mondial de l’automobile ne serait pas moins subversif. Ce serait peut-être aussi plus dangereux ; mais symboliquement, ce serait infiniment préférable : on s’en prendrait à des objets qui précisément n’apportent rien à notre humanité tout en condamnant notre avenir.

 

Vincent Van Gogh, Tournesols dans un vase, 1888.

 

dimanche 25 septembre 2022

Violences faites aux femmes : de la nécessité de hiérarchiser

Les shitstorms, en ce moment, c’est pire que la tempête Fiona. Quatennens et Bayou en ont pris chacun une pour ce qu’ils ont fait, Mélenchon et à présent Bompard, un de ses proches, se prennent la leur pour ce qu’ils ont dit.

Qu’ont-ils donc dit, ces deux affreux ? Mélenchon a écrit qu’il « [saluait] la dignité et le courage » d’Adrien Quatennens à la suite de sa mise en retrait de son poste au sein de La France Insoumise, et lui a redit « [sa] confiance et [son] affection ». Bompard a, quant à lui, affirmé vendredi 23 septembre à l’antenne de CNews qu’une « gifle n’est jamais acceptable, mais elle n’est pas égale à un homme qui bat sa femme tous les jours ». Et d’ajouter : « Il faut qu’on arrive sur ces sujets à avoir de la nuance ».

Tempête ! La meute s’en est donné à cœur joie. Du sein du gouvernement et de la majorité, bien sûr ; Isabelle Rome, ministre déléguée chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes, s’insurge contre « des propos abjects qui banalisent la violence. Des propos qui abîment le combat contre les violences faites aux femmes. Des propos qui vous discréditent totalement sur ce sujet. » Marlène Schiappa, du haut de sa toute nouvelle réserve médiatique (ah ? quelqu’un a remarqué ?), a tweeté : « Taisez-vous, maintenant ! Ça suffit !! C’est à la justice de juger cette affaire. Vos propos font un tort considérable au combat pour la protection des femmes face aux violences. » Tweet intéressant, on y retrouve des constantes de la politique de notre temps ; l’appel à se taire, d’abord – la tentation permanente face à ceux qui ne sont pas d’accord avec nous, et ce n’est pas un hasard si elle commence par là ; le grand mélange de tout et n’importe quoi ensuite (la justice fait son travail, oui, et alors ? parce que la justice traite une affaire de violence faite à une femme, un homme politique ne peut plus s’exprimer sur le sujet général des violences faites aux femmes ?). Bref, le niveau général de Mme Schiappa, le tout à grand renfort de points d’exclamation pour faire passer la bêtise du propos. Toujours dans le même camp politique, la députée Prisca Thevenot s’indigne : « En disant cela, monsieur, vous oubliez sûrement que justement “ça commence souvent par une gifle” ».

Pareil dans les oppositions : Gilbert Collard, oui, celui qui hésite entre Marine le Pen et Éric Zemmour, vous savez, s’est fendu lui aussi d’une belle ineptie : « Manuel Bompard instaure une hiérarchie dans les violences faites aux femmes […] : la hiérarchisation est, en elle-même, insupportable ! » Et bien sûr chez les supposés alliés de LFI, on a aussi pris part à la curée : Sandrine Rousseau évidemment, la fête n’aurait pas été complète sans elle, mais aussi Gabrielle Siry-Houari, porte-parole du PS, je ne vais pas faire la liste complète des propos indignés, on en aurait pour la journée.

Passons en revue les « arguments » de ces braves gens.

« Ça minimise les violences faites aux femmes. » Non. Bompard l’a dit clairement, je répète pour ceux qui n’ont pas compris certains mots le premier coup : « une gifle n’est jamais acceptable, mais elle n’est pas égale à un homme qui bat sa femme tous les jours ». « Minimiser », ça signifie « faire apparaître une chose comme moins importante qu’elle n’est ». Il dit que c’est inacceptable : personne n’en disconviendra, je pense, qu’une gifle à sa femme est « inacceptable ». Après, il dit que ce n’est pas la même chose qu’un homme qui bat sa femme tous les jours. De deux choses l’une : soit c’est la même chose qu’un homme qui bat sa femme tous les jours ; soit ce n’est pas la même chose. Il n’y a pas de moyen terme. Si une gifle une fois n’est effectivement pas la même chose que des coups tous les jours (ce qu’effectivement je pense), alors Bompard ne minimise rien, puisqu’il ne fait que dire une vérité et une évidence. Si on veut qu’il minimise les violences faites aux femmes, alors il faut logiquement que son propos soit faux et que les deux termes comparés soient effectivement moralement identiques. Qui pourrait prétendre de bonne foi que les deux termes seraient moralement identiques ? Si donner une gifle une fois à sa femme est la même chose que de la battre tous les jours, alors il faut logiquement punir les deux délits de la même manière, par les mêmes peines. Qui pourrait vouloir ça ? Quel sens aurait la justice si elle châtiait de la même peine deux comportements objectivement si différents ?

Si on compare avec d’autres choses, on s’aperçoit de l’absurdité du raisonnement. « Couper la patte à lézard, c’est mal et inacceptable mais ce n’est pas la même chose que de violer un enfant avant de le découper en rondelles. » « Prendre l’avion douze fois par an, c’est grave mais pas autant que de déclencher volontairement un accident nucléaire. » Est-ce qu’on minimise le premier terme ? Non, on hiérarchise. Hiérarchiser et minimiser, ce n’est pas la même chose.

C’est là qu’on est rattrapé par le second « argument », celui de Gilbert Collard, bien d’accord pour une fois avec Sandrine Rousseau : « la hiérarchisation est insupportable ». Bien sûr que non ! Elle est au contraire absolument nécessaire. D’abord parce qu’elle est objectivement juste et vraie. Supposez qu’un de vous puisse être obligé de choisir entre prendre une gifle, se faire battre tous les jours pendant un an ou se faire violer, pas un seul ne choisirait honnêtement autre chose que la gifle. C’est bien la preuve que ça vaut mieux. Mais la hiérarchisation est également nécessaire (et c’est la conséquence du premier point) parce que ne pas hiérarchiser, c’est insulter tous ceux qui ont subi les torts les plus graves. Faire semblant de mettre sur le même plan une gifle une fois et des coups tous les jours, c’est une terrible insulte, c’est d’une violence sans nom, pour toutes celles qui prennent des coups tous les jours.

Ce qui est proprement insupportable, ce n’est donc pas la hiérarchisation, mais bien son absence, son contraire, l’indifférenciation, le refus des nuances, des gradations, le mélange de tout et n’importe quoi, qui est précisément un des fléaux de notre époque, bien illustré par cette affaire. Notre temps a complètement oublié une chose pourtant fondamentale : la première des vérités, c’est la hiérarchie des vérités.

Venons-en au dernier « argument » : « ça commence par une gifle ». Peut-être, et alors ? On tombe là dans une autre dérive de notre époque : le fait de toujours chercher, non à prévenir, ce qui serait légitime, mais à punir les crimes à venir avant qu’ils n’aient été commis, ce qui ne l’est pas. De nombreux artistes nous ont mis en garde contre cette tendance ­– revoyez Minority Report. Un des principes les plus fondamentaux de toute justice réellement juste, c’est qu’on condamne quelqu’un pour ce qu’il a fait, pas pour ce qu’il va faire. Pourquoi ? Parce que sauf à s’imaginer qu’on peut prédire scientifiquement et sans erreur le comportement à venir d’un individu, il faut bien reconnaître que celui-ci reste toujours libre de faire quelque chose ou pas.

Beaucoup de tueurs en série commencent par tuer des animaux ; ça ne veut pas dire qu’un homme qui prend plaisir à tuer des animaux finira forcément tueur en série. Ça n’enlève rien à la gravité du fait de prendre plaisir à tuer des animaux : simplement, ce n’est pas la même chose, et on ne peut pas moralement traiter de la même manière quelqu’un qui maltraite des animaux et un tueur en série. Notre société veut punir comme pour un vol de bœuf tous les voleurs d’œufs. Or, un homme qui n’a jamais levé la main sur sa femme peut l’assassiner. Un homme qui a donné une gifle un jour à la sienne peut ne jamais recommencer. Nous n’aurons plus de justice lorsque nous punirons les gens pour ce qu’ils pourraient faire à l’avenir ou pour ce qu’on imagine qu’ils feront. Je sais, on est en bonne voie.


mercredi 21 septembre 2022

Le triple danger des affaires Bayou et Quatennens

Pour comprendre la politique, ça sert parfois d’être littéraire, histoire de déjouer les petits pièges qu’on peut tendre dans les mots. Analysons ainsi le tweet de l’organisation féministe « Nous toutes » du 19 septembre dernier :

« Bonjour @EELV [Europe-Écologie-les-Verts], la cellule VSS [Violences Sexuelles et Sexistes] a été saisie en juillet après des accusations de violences commises par @julienbayou sur son ex-compagne. Comment s’assurer que les militantes soient en sécurité ? Aucune mesure ne semble avoir été prise, pourquoi ? »

Nous voilà face à un cas d’école de manipulation malhonnête, mais menée avec maestria. Julien Bayou, secrétaire national d’EELV, député de Paris, co-président du groupe écologiste à l’Assemblée, fait effectivement l’objet d’un signalement pour « violences conjugales », sans qu’on en sache plus. L’histoire est malheureusement classique, le couple se sépare de manière douloureuse, et c’est dans ce contexte que les deux parties s’accusent – elle l’accusant de violence, lui l’accusant de menaces.

C’est précisément ce contexte qui devrait rendre le tweet de Nous toutes éminemment suspect. Une phrase interroge : « Comment s’assurer que les militantes soient en sécurité ? » Car enfin, quand bien même Julien Bayou aurait frappé sa femme, ce qui reste à prouver, il ne l’aurait pas frappé parce qu’elle était une femme, mais parce qu’elle était sa femme, qu’ils se séparaient et qu’ils en souffraient tous les deux – il en aurait peut-être fait autant à l’égard de son conjoint, eût-il été un homme. Par conséquent, les militantes écologistes ne risquent absolument rien à fréquenter Julien Bayou.

On me rétorquera peut-être qu’homme ou femme, ce comportement est inacceptable, et que la violence physique en réponse à une séparation est indigne. Certes ! Mais si Julien Bayou se révèle être un homme colérique, violent et emporté, les militantes ne sont guère plus en danger qu’un secrétaire masculin qui aurait oublié le sucre roux dans le café.

Et c’est là que réside la très dangereuse manipulation de Nous toutes : prendre un cas de violence potentiel à l’égard d’une femme et chercher à faire croire que celui qui l’aurait commis serait par conséquent un danger pour toutes les femmes et uniquement pour les femmes, donc un dangereux monstre ; ceci afin, dans le contexte de terreur morale actuelle, de le briser. Je viens de démontrer que c’est une stupidité d’un point de vue logique, mais ça marche, il s’est déjà mis en retrait de sa fonction de co-président de groupe, et les appels à ce qu’il ne prenne plus la parole en public se multiplient – il y de nouvelles Lettres persanes à écrire, je vous dis que ça.

Le second danger de ces deux affaires – puisque Adrien Quatennens subit une shitstorm tout à fait comparable, et pour des faits similaires –, au-delà de cette petite malhonnêteté intellectuelle, c’est que cela donne l’illusion que nous pourrions et devrions être gouvernés exclusivement par des saints. Évidemment, il faut que les dirigeants soient aussi sages que possible, c’est-à-dire qu’ils aient la capacité à voir le bien à court et à long terme, et à le choisir ; ce qui suppose, entre autres, qu’ils soient vertueux.

Pour autant, il ne faut pas oublier qu’en ce monde déchu, personne n’est jamais entièrement sage ni entièrement vertueux. Le problème de cette société de petits procureurs, c’est qu’à se ruer ainsi sur celles des autres, chacun tend à oublier ses propres fautes. Je vis dans l’opulence dans un monde de misère en partageant bien peu de ma fortune. Habitant à Mayotte, je prends douze avions par an, et encore, les bonnes années, et je mange de la viande issue d’animaux qui ont dû cruellement souffrir dans leur vie comme dans leur mort. Vivre ainsi depuis plus de dix ans fait de moi un écologiste radical très croyant, mais bien peu pratiquant, et sur le fond je ne me considère pas comme moins coupable que quelqu’un qui donne une fois une gifle à son conjoint lors d’un douloureux divorce, sans pour autant me sentir contraint à la réclusion et au silence. Et je crois que tous ceux (et pour une fois je vais l’ajouter : et toutes celles) qui tombent sur MM. Quatennens et Bayou oublient qu’ils devraient probablement eux aussi ressentir ces « mille petits dégoûts de soi dont le total ne fait pas un remords, mais une gêne obscure ».

Nous n’aurons pas que des saints pour nous diriger, et il est très dangereux de le croire. Il y a même longtemps que je me méfie en politique des gens trop vertueux, qui le sont parfois au détriment d’autres composantes de la sagesse : Danton, tout corrompu qu’il était, s’est révélé plus sage politique que l’incorruptible Robespierre. La vertu ne reste bonne que si elle est tempérée par la miséricorde, sinon elle devient vite une tyrannie. Il faut se souvenir sans cesse que si vertueux qu’on soit, on n’est jamais parfait, car il n’y a qu’ainsi qu’on peut trouver en soi de pardonner aussi aux autres. Cherchons à avoir de bons hommes politiques ; mais sachons aussi laisser aux autres les secondes chances que nous aimerions tous avoir, et ne construisons pas une société inexorable sans oubli ni pardon.

Le troisième danger enfin, tout le monde le connaît, mais on ne l’évoque qu’avec crainte : c’est cette société de petits personnages mi-procureurs, mi-Zorros, où chaque cellule, chaque comité, chaque association et chaque parti, quand ce n’est pas tout simplement monsieur (ou madame) Tout-le-monde, pense pouvoir se substituer aux procédures judiciaires et aux magistrats, et lancer des imprécations comme la Justice descendue de son socle. Dans cette société, tous les principes du droit sont bafoués, de la présomption d’innocence au droit à un procès impartial et contradictoire, ce qui rend impossible l’existence même d’une justice, car une justice de la rue et de l’opinion est tout sauf juste – ce dont, dans un avenir proche, nous aurons tous à pâtir. Je n’en dis pas plus, j’en ai souvent parlé, et puis de ce danger, tout le monde s’en fout. Quoi ? Des autres aussi, oui, je sais.

Julien Bayou à la Fête de L'Huma, 10 septembre 2022 - Thomas SAMSON / AFP

dimanche 4 septembre 2022

Ce qui me sépare de Sandrine Rousseau

 Je ne considère pas Sandrine Rousseau comme une ennemie politique. Sur bien des choses, elle a parfaitement raison ; son exigence de radicalité, notamment, est évidemment fondée : je ne vais pas dire le contraire, moi qui le crie dans le désert depuis vingt ans. Oui, pour espérer survivre dans des conditions un tout petit peu décentes et dignes, il faut changer de société. Sur ce chapitre de la radicalité, je peux seulement regretter qu’elle ait complètement éclipsé, pendant la primaire d’Europe-Écologie-les-Verts (EELV) et depuis, l’autre radicale, Delphine Batho ; et comprendre pourquoi l’une a ainsi effacé l’autre commencera à éclairer ce qui me sépare de la première.

Parce que quand même, ça interroge. Sandrine Rousseau n’est certes pas tout à fait sans parcours : outre son profil d’universitaire, elle avait été porte-parole nationale d’EELV, conjointement avec Julien Bayou, de 2013 à 2016, et surtout vice-présidente du Conseil régional du Nord-Pas-de-Calais de 2010 à 2015. Mais enfin à côté de cela, au moment de la primaire, elle n’était à peu près rien d’autre ; Delphine Batho, quant à elle, était députée des Deux-Sèvres sans interruption depuis 2012, et avait été ministre de l’Écologie pendant un an, de 2012 à 2013 : bref, sur le parcours politique, on était à un autre niveau.

C’est donc sur les idées défendues, et pas sur la visibilité politique, que Sandrine Rousseau a dépassé Delphine Batho. Ce qui, là encore, mérite analyse. La primaire écologiste départageait cinq candidats. Deux d’entre eux, Jadot et Governatori, étaient de purs représentants de ce qu’on peut appeler « l’écologie de Système », que d’autres appellent l’écologie modérée ou moins tendrement l’écologie molle, celle en tout cas qui affirme qu’on peut améliorer en profondeur notre situation, voir régler l’essentiel de la crise écologique, en restant peu ou prou dans le Système actuel, qui n’aurait à subir que des aménagements cosmétiques et pour tout dire marginaux. C’est ainsi que Jadot a toujours refusé le concept de décroissance pour parler de « croissance verte », concept parfaitement vide et creux qui n’a pas le moindre sérieux intellectuel – ce qui lui a permis d’être en première position à l’issue du premier tour, puis d’emporter la primaire : ça en dit long sur les militants d’EELV. Piolle, quant à lui, a gardé le cul inconfortablement entre deux chaises dans un « ni-ni » à peine moins coupable, en disant qu’il n’était ni pour la croissance, ni pour la décroissance, ce qu’il a payé par sa quatrième place sur cinq (sachant que la candidature de Governatori ne comptait pas vraiment, pour des raisons qu’on pourrait développer).

Les candidates arrivées en deuxième et troisième position, respectivement Rousseau et Batho, assumaient au contraire très clairement la « radicalité » de leur positionnement, affirmant toutes les deux que l’ampleur de la crise écologique imposait cette radicalité et qu’il n’était pas possible d’améliorer sensiblement les choses sans remettre en cause les fondements même du Système. Toutes les deux, notamment, assumaient une ambition de décroissance – qui est, répétons-le, l’unique voie possible d’un quelconque salut.

Quelle différence, donc, entre les deux ? Qu’est-ce qui a coûté à Delphine Batho 3000 voix de moins qu’à sa concurrente ? La différence, elle est très nette : pour Delphine Batho, la décroissance est le cœur de son engagement. Elle en fait le nerf de la guerre : pour elle, la décroissance est le moyen premier et principal pour parvenir à faire ralentir la crise. Tout le reste est second, accessoire, et s’organise autour de ce concept-phare.

Pour Sandrine Rousseau, au contraire, c’est la décroissance qui est seconde. Le concept-phare de sa campagne n’a jamais été celui de décroissance, mais d’éco-féminisme, et c’est autour de lui que Rousseau articule le reste. En soi, le terme est déjà fascinant : c’est une manière d’une part de mettre sur un pied d’égalité le combat féministe et le combat écologiste, d’autre part de conditionner l’un à l’autre. Ce qui, à mon sens, est une double erreur, qui est précisément ce qui me sépare de Mme Rousseau.

Parler d’éco-féminisme comme si le combat écologiste et le combat féministe étaient d’égale importance est nécessairement une erreur et une faute logique et politique. Le combat pour l’égalité entre les hommes et les femmes, le combat pour faire cesser les discriminations et les souffrances supplémentaires imposées aux femmes, est à l’évidence d’une extrême importance ; mais il ne peut pas être aussi important, loin s’en faut, qu’un combat qui conditionne la survie dans des conditions dignes non seulement de toute l’humanité (y compris bien sûr des femmes), mais encore de l’ensemble des espèces vivantes et des biotopes tels que nous les connaissons. Les violences faites aux femmes pourraient être bien pires encore qu’elles ne sont aujourd’hui – et elles sont immenses et innombrables, je n’en disconviens pas – elles seraient toujours incommensurablement moins urgentes et importantes qu’une crise qui menace l’existence de l’humanité et la vie telle que nous la connaissons

Par ailleurs, conditionner le combat écologiste au combat féministe est également une erreur, dont l’affaire du barbecue est révélatrice. Sandrine Rousseau est persuadée que pour résorber la crise écologique, il faut d’abord lutter contre le patriarcat. C’est complètement absurde : le combat contre les inégalités hommes-femmes, pour urgent qu’il soit, est, comme elle le reconnaît d’ailleurs elle-même, un combat culturel qui s’inscrit donc forcément sur le très long terme : on ne fait pas évoluer en quelques années, ni même en quelques dizaines d’années, un système de représentations et de mentalités plusieurs fois millénaire. Comment Sandrine Rousseau peut-elle répéter partout que nous avons quelques mois pour agir, puis dire que le premier combat à mener est le combat féministe ?

Bien sûr, Sandrine Rousseau a raison quand elle souligne que les hommes mangent globalement plus de viande que les femmes, ou qu’ils sont dans leur majorité plus sensibles au fait de posséder une grosse voiture – la publicité en est une illustration lumineuse. Mais dans l’état actuel des choses, commencer par lutter contre un construit social (indéniable) qui pousse les hommes à vouloir acheter des grosses voitures n’aboutirait pas à ce qu’ils achètent moins de voitures : ça aboutirait seulement à ce que les femmes en achètent plus !

Pourquoi ? Parce que le problème n’est pas d’abord les discriminations entre les hommes et les femmes ; le problème est d’abord un Système industriel et technicien fondé sur la croissance. Donnez aux vendeurs de voiture la moindre raison de se mettre à cibler autant les femmes que les hommes pour vendre leurs 4x4, ils vous remercieront chaleureusement.

Sandrine Rousseau est donc l’image d’une personne obsédée par une grille de lecture unique et qui finit par être incapable de voir quoi que ce soit à travers d’autres lunettes. La comparaison la ferait hurler, mais en cela, elle me fait penser à Alain Finkielkraut, qui, quand il anime une émission intitulée « Penser l’écologie », finit quand même par arriver à parler d’écriture inclusive. Or, même si je suis entièrement d’accord avec Alain Finkielkraut sur la question de l’écriture inclusive, force m’est de reconnaître que si on veut penser l’écologie, ce n’est pas l’essentiel, ce n’est pas le sujet.

Exactement de la même manière, Sandrine Rousseau voit tout à travers les lunettes du féminisme. On mange trop de viande ? C’est la faute des hommes qui veulent faire virils en allumant des barbecues. La première ministre finlandaise se prend une volée de bois vert parce qu’elle a fait une fête entre amis et dansé un peu serré avec un homme qui n’était pas son mari ? « Ça poursuit un but, c’est d’affaiblir et de déstabiliser les femmes pour qu’elles soient en position d’infériorité.[1] » Paaaaardon ? Je suis désolé, mais ça n’a absolument rien à voir : c’est uniquement l’éternelle armada des fouille-culotte et des pères (et mères !) la morale, les mêmes qui ne supportaient pas que Bill Clinton se soit fait sucer par Monica Lewinsky (sans pour autant vouloir déstabiliser les hommes pour qu’ils soient en position d’infériorité). Rousseau est très exactement un marteau pour qui tous les problèmes sont des clous ; si elle était honnête, elle ne se dirait pas éco-féministe, elle se dirait éco-FÉMINISTE.

L’inquiétant, le très inquiétant, c’est que ça plaît. C’est parce qu’elle fait passer le féminisme avant l’écologie qu’elle plaît à une toute une frange de la gauche pour laquelle les combats dits « sociétaux » sont effectivement devenus plus importants que le combat écologiste ou le combat social. Il n’y a qu’à voir le traitement réservé par Médiapart, le chien de guerre de cette gauche, aux deux candidates : pour eux, Sandrine Rousseau « creuse le sillon des luttes contemporaines émanant de la société civile » et « épouse le renouvellement du militantisme antiraciste[2] », tandis que Delphine Batho « se targue [sic !] de porter la ligne la plus radicale » et « se distingue aussi par sa raideur sur les questions dites “républicaines”[3] » – eh oui, elle a osé participer à une manif organisée en mai 2021 par un syndicat de police.

Et parce que ça plaît, Rousseau peut partir en roue libre et dire les stupidités les plus terrifiantes, ça passe. Dans l’émission « Quotidien » déjà citée, elle affirme que liker ou retweeter les posts du compte parodique @SardineRuisso revient à soutenir le harcèlement en ligne. À un journaliste qui lui oppose le droit à la caricature, elle a le front de répondre : « le droit à la caricature, il se moque pas des personnes noires, il se moque pas des personnes LGBT, il a pas une attitude qui est une attitude discriminante » ; et d’ajouter que quand on rit, il faut le faire « sans être humiliant » pour « les personnes discriminées dans la société ». Yann Barthès lui rétorquant qu’on rit chacun à notre façon, le marteau enfonce le clou : « Ben ça fait partie des transformations que nous devons faire[4] ».

Je ne vous fais pas un dessin : refuser par principe une caricature parce qu’elle viserait un membre d’une catégorie de la population qui par ailleurs subirait des discriminations, c’est exactement ce que faisaient la horde de ceux qui condamnaient Charlie Hebdo après la publication des caricatures de Muhammad. Répétons-le donc : oui, on a le droit de se moquer d’une personne noire, d’une personne LGBT, d’un musulman, d’une femme. Face à cette attitude qui consiste, encore et toujours, et de manière de plus en plus assumée, à vouloir faire taire, pour ne pas dire invisibiliser et faire disparaître, ceux qui ne pensent pas comme nous, qui ne rient pas des mêmes choses que nous, il est plus essentiel que jamais de remettre la priorité sur les vrais combats et de construire une écologie aussi radicale – et même plus ! – que celle de Sandrine Rousseau, mais qui parvienne à articuler la décroissance avec les droits de l’homme.


[1] Propos tenus dans l’émission « Quotidien », TMC, 31 août 2022.

[2] Pauline Graulle, « Primaire des écologistes : quatre candidats entre décroissance et “13e mois écologiste” », 13 juillet 2021.

[3] Idem. On voit bien à qui va la préférence de la journaliste.

[4] « Quotidien », op. cit.