dimanche 20 novembre 2022

Pour rendre le monde plus vert, faut-il vraiment repeindre des tournesols en rouge ?

On a beaucoup parlé des Tournesols de Van Gogh aspergés de soupe à la tomate et des Meules de Monet recouvertes de purée ; mais depuis le mois de juin dernier, ce sont en fait plus d’une dizaine de tableaux qui ont été attaqués de la sorte par des militants écologistes : il devient donc urgent pour le mouvement de s’interroger sur l’intérêt de la méthode.

Avant tout, rappelons une évidence : sur le fond, sur les objectifs poursuivis, ces militants ont raison. Très jeunes, ils ont pris conscience que leur vie entière va être très difficile, bien plus que celle de leurs parents, et pire encore, qu’elle sera probablement de plus en plus difficile. Ils voient bien, comme beaucoup d’entre nous, que rien ne fonctionne, que le monde garde la tête profondément enfoncée dans le sable et continue à foncer droit dans le mur malgré les sirènes d’alarme. Ils se battent avec l’énergie du désespoir, et on ne peut nier ni la beauté ni le courage du combat qu’ils mènent. Les attaques contre des tableaux s’inscrivent dans un mouvement plus vaste de désobéissance civile dont la pertinence est claire face à l’inefficacité des actions légales depuis 40 ans.

Cette méthode a d’ailleurs été largement utilisée depuis plus d’un siècle, et très souvent, ça mérite d’être souligné, au service de justes et nobles causes. Depuis La Vénus au miroir de Vélasquez lacérée au couteau par une féministe anglaise en 1914 jusqu’à un tableau de Léonard de Vinci attaqué au fusil pour protester contre la politique antisociale de Thatcher en 1987, en passant par le célébrissime Guernica tagué en 1974 en vue de faire réagir contre la guerre du Vietnam, les militants s’en sont souvent pris aux œuvres et aux choses pour mieux sauver les êtres et les gens.

Il est vrai également que « ça fait parler » : le but est atteint, puisque suite à ces gestes, les médias sont bien obligés de remettre le combat écologiste, donc la crise environnementale, sur le tapis. L’attaque donne aux militants une tribune, dont ils ne bénéficieraient pas sans cela, pour forcer les gens à regarder un peu en face l’horreur du monde que nous préparons pour demain. C’est de la communication, bien sûr, mais de la communication plutôt réussie, et après tout la communication fait indéniablement partie de toute stratégie politique. Et tout cela sans pour autant tuer personne, et sans même abîmer les œuvres ; on nous répète que les toiles, protégées par des vitres, n’ont subi aucun dommage, que seuls les cadres peuvent avoir souffert, et on entend journalistes et militants calculer savamment le rapport dégâts-bénéfices, et souvent le trouver pas si mauvais, ma foi.

Militant écologiste moi-même, auteur en 2018 d’un petit livre intitulé L’Écologie radicale expliquée à ma belle-mère, qui assumait sans ambages la défense de cette écologie radicale et la rupture avec notre modèle de société et avec les causes profondes de la crise environnementale, je ne pense pas être suspect de complaisance avec les forces du climato-scepticisme. En soi, la méthode, efficace, ne me gêne pas ; ce qui fait en revanche qu’à mon sens, ces actions manquent pourtant l’essentiel, c’est la cible qu’elles choisissent.

D’abord, un militant doit se méfier des actes trop faciles. Reiser, dans les années 60 et 70, mettait en garde contre les discours qui promouvaient le vol comme méthode révolutionnaire de renversement de l’ordre bourgeois ; il montrait qu’il ne gênait pour l’essentiel que les petites gens, et que les gros patrons savaient très bien s’en accommoder et même en tirer profit. De la même manière, s’attaquer à une peinture fait largement réagir et déclenche bien des diatribes courroucées, mais ne gêne en réalité pas grand-monde, et surtout pas ceux qui sont au plus haut degré responsables de la crise.

On nous dira que c’est symbolique ; mais précisément, le symbole me semble ici fort mal choisi. Car enfin, de quoi mourons-nous ? D’un niveau de vie et de confort bien trop élevé, prédateur des ressources naturelles et générateur de déchets qui détruisent non seulement le climat, mais encore la biodiversité et les écosystèmes tout entiers. Ce qui nous tue, c’est que nous avons tous des voitures, que nous les utilisons sans compter ; c’est que nos montres et bientôt nos chaussettes doivent impérativement être « intelligentes » et « connectées », ce qui nous force à aller arracher à la Terre autant d’énergie que de métaux rares pour quelque chose dont, franchement, nous pourrions bien nous passer.

À côté de cela, s’il est une chose qui apporte énormément à notre niveau de vie sans presque aucune pollution, c’est bien l’art. Hors certaines de ses formes, un peu plus gourmandes que les autres (le cinéma notamment), l’art est ce qui apporte le plus avec le moins : un roman de Flaubert ou Tolkien, une peinture de Turner ou Monet, un air de piano de Beethoven ou Chopin, c’est pour l’âme un émerveillement infini qui n’a presque aucune incidence sur la planète.

Plus encore, l’art est une des quelques choses qui font que la vie vaut la peine d’être vécue. Je n’ai jamais cessé de le rabâcher à mes élèves, puis aux professeurs : l’art nous apporte un supplément de vie ; l’art nous rend plus sensibles, plus intelligents, en un mot meilleurs ; l’art nous élève ; l’art est ce qui fait la différence entre notre vie et celle d’un sanglier. Cumulant ces avantages avec un très faible impact sur la planète, comment imaginer qu’une société d’écologie et de sobriété, voire de décroissance, puisse être autre chose qu’une société qui ferait de l’art un de ses piliers ?

Je crois donc que les militantes qui ont aspergé ces pauvres Tournesols de sauce tomate manquent l’essentiel quand elles demandent : « Qu’est-ce qui a plus de valeur, l’art ou la vie ? » Le sous-entendu de cette question est que l’art serait finalement quelque chose de superflu, alors que la nourriture, elle, serait indispensable. C’était le même argument – ou le même slogan – en juillet dernier quand deux militants se collaient la main à un tableau de Constable en demandant : « Quand on n’a plus rien à manger, à quoi sert l’art ? » Il me semble qu’il y a ici une confusion entre vie et survie ; naturellement, la survie est le préalable à la vie, ce qui justifie pleinement le combat écologiste, et même, je le répète, un combat écologiste radical. Mais si on admet que l’art est une des choses qui donnent justement sa valeur à la vie, alors opposer la valeur de l’art à celle de la vie n’a aucun sens.

Aller rayer ou enfoncer la carrosserie des voitures de luxe au Mondial de l’automobile ne serait pas moins subversif. Ce serait peut-être aussi plus dangereux ; mais symboliquement, ce serait infiniment préférable : on s’en prendrait à des objets qui précisément n’apportent rien à notre humanité tout en condamnant notre avenir.

 

Vincent Van Gogh, Tournesols dans un vase, 1888.

 

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