lundi 20 janvier 2020

Nous sommes toujours en guerre


En juin dernier, j’ai écrit un billet duquel je ne retire pas un mot aujourd’hui, et dans lequel j’affirmais que la crise écologique est une guerre ; elle ne s’apparente pas à une guerre, j’insiste, elle en est une. J’y traçais un programme ambitieux mais qui me semble le seul qui ait à grande échelle quelque chance de n’être pas un échec complet : économie de guerre, culture de guerre, politique de guerre.

J’insistais en particulier sur l’impérieuse nécessité de l’union des maigres forces de l’écologie radicale. Il y a assez peu de vrais écologistes dans nos sociétés, et l’immense majorité d’entre eux sont des écologistes modérés, c’est-à-dire qui pensent qu’on peut très bien s’en sortir en gardant le capitalisme, la libre entreprise, la technique industrielle, la voiture individuelle, la piscine pour tous, tant qu’on moralise tout ce petit monde, c’est-à-dire, de leur point de vue, tant qu’on achète bio, qu’on roule en trottinette électrique et qu’on pisse sous la douche. Autant dire que les autres sont une toute, toute petite minorité. Les autres, c’est-à-dire les écologistes radicaux : pas forcément violents, car on peut très bien être radical sans être violent ; ceux qui ont compris que, quand la Crise est systémique, c’est le Système qu’il faut changer, bref que ce n’est qu’en remontant à la racine des problèmes qu’on peut les résoudre.

Quand on n’est pas nombreux, il faut s’unir si on veut être un peu moins faibles. Aujourd’hui, force est de constater que le compte n’y est pas.

Car enfin, regardons les choses en face. Qu’une personne comme Ségolène Royal, qui est à l’écologie ce que le pape Alexandre VI Borgia fut au christianisme (le succès en moins), soit contre Greta Thunberg, contre Extinction Rebellion, bref contre tout ce qu’il y a de vraiment écolo dans nos sociétés, c’est assez logique, le contraire serait même bien surprenant. À plus forte raison, qu’un homme comme Laurent Alexandre, qui est le Saruman de notre époque parce que, voyant lucidement arriver le triomphe du pire des totalitarismes, il prétend qu’on ne peut rien faire contre et ne cherche plus qu’à en profiter au maximum, qu’un homme aussi dénué de sens moral et d’intérêt pour le bien public se définisse comme « anti-Greta Thunberg », là encore, quoi d’étonnant ?


Ce qui sidère, en revanche, et qui témoigne soit d’un manque terrifiant de sens stratégique, soit d’un désir de souffrir qui renverrait le baron de Charlus à l’enfance du masochisme, c’est de voir les écologistes radicaux se taper les uns sur les autres comme s’ils n’avaient pas assez d’ennemis.

J’avais déjà parlé de la violence des attaques entre les vegans ou plus généralement les végétariens et ceux qui ne le sont pas. Je m’étais également élevé contre la tendance qu’a le journal La Décroissance à tirer à boulets rouges contre tous ceux qui ne pensent pas exactement comme lui. J’aime ce journal, je l’achète à chaque fois que je peux, et à chaque fois je le lis de A à Z – cas unique pour moi dans la presse.

Aujourd’hui pourtant, c’est encore La Décroissance qui donne l’exemple de ce qu’il ne faudrait pas faire entre écologistes. Une nouvelle fois, ils n’aiment pas : ils n’aiment pas Greta Thunberg, eux non plus, qu’ils voient forcément comme manipulée puisque « ce n’est certainement pas la place d’une enfant que de promouvoir cette démarche[1] » – ah, pourquoi pas ? et est-on encore un enfant à seize ans ? Un journaliste s’insurge contre « ces gosses mal élevés qui font la leçon aux adultes[2] ». Le journal en vient à appuyer les critiques contre la jeune militante de Pascal Bruckner, sans doute un des plus grands ennemis de l’écologie en France, et à pronostiquer que les « premiers signes [du totalitarisme vert] pourraient n’être ni une mèche brune ni une moustache de petit père, mais le visage mutin et troublant d’une jeune fille trop bien élevée[3] » – mal élevée, trop bien élevée, on s’y perd.

Ils n’aiment pas non plus Extinction Rébellion, dont « le prétendu second degré » masquerait « mal leur indigence politique[4] » (comprendre : ils ne militent pas assez clairement contre le capitalisme et pour la démocratie directe et autogérée). Même Alain Barreau, un de ceux dont le discours est de loin le plus proche du leur, leur reste suspect (« Nous demeurons vigilants[5] »…) pour avoir participé à l’action en justice contre l’inaction climatique de l’État…

La Décroissance, n°161, juillet-août 2019.
Cette caricature pourrait être extraite du Point ou de Valeurs actuelles.

« Juste retour, monsieur, des choses d’ici-bas » ? La Décroissance est elle aussi victime des pratiques qu’elle a trop souvent tendance à adopter contre le reste de l’écologie radicale. Suite à leur numéro de l’été 2019 « Contre la grande confusion », des appels ont été relayés, du sein même de l’écologie radicale, à brûler les numéros du journal et à l’interdire dans tous les rassemblements militants. Ils ont été suivis d’effets, puisqu’aux Bure’lesques de Bure, leur stand a été saccagé, et des numéros du journal effectivement brûlés. On en est donc là entre nous : les uns insultent, moquent et invectivent les autres qui brûlent les journaux des premiers.

Alors soyons bien clairs : je n’étais pas du tout d’accord avec l’ensemble du dossier « contre la grande confusion ». Outre les attaques citées plus haut contre Thunberg, j’avais trouvé que certains passages étaient effectivement à la limite de l’homophobie, et pas forcément du bon côté de la limite. Si j’étais d’accord avec eux contre la PMA, leurs arguments me semblaient souvent contre-productifs, voire mauvais, et je ne soutenais pas leur lutte contre la GPA. Et leur ton, comme trop souvent, était agressif, moqueur, voire hautain ou méprisant, y compris contre d’autres écologistes radicaux. Ils ont beau jeu ensuite de dire que « la situation est tout simplement tragique » et de se demander s’il est « encore temps de discuter, de confronter sereinement et pacifiquement[6] » : peut-être pas, mais à qui la faute ?

Il est donc urgent de calmer le jeu. L’appel que je lançais en juin dernier à l’union de l’écologie radicale est plus que jamais d’actualité. L’union n’est pas la fusion : chaque groupe, chaque mouvement, chaque parti, chaque média, chaque personne gardera son identité, ses caractéristiques, ses idées, ses valeurs, ses croyances, mais les mettront au service d’un but commun. Il n’y a que comme cela que nous pouvons espérer peser un peu dans le débat public et infléchir les choses avant qu’il ne soit trop tard.

Et pour cela, il faut s’accepter les uns les autres. La liberté, disait Rosa Luxembourg, c’est toujours la liberté de celui qui pense autrement. Les vegans doivent accepter qu’ils ne gagneront pas la guerre sans les omnivores, et les opposants à la PMA qu’ils ne la gagneront pas plus sans ses partisans. Fais-tu de la défense de la vie le premier but de ton action ? Es-tu conscient qu’il nous faut sortir du Système pour espérer affronter la Crise écologique ? Si oui, tu peux penser ce que tu veux par ailleurs, tu es mon frère d’armes.

Cela passera nécessairement par la mise en place d’une plate-forme commune de l’écologie radicale, mais aussi par une déontologie de nos modes de débat : nous devons pouvoir parler de tout et nous dire franchement les choses, mais en interne, sans tout étaler sur la place publique, et en évitant d’être violents les uns avec les autres. Nous sommes en guerre, certes, mais ne nous trompons pas de guerre.


[1] La Décroissance, n°161, juillet-août 2019, dossier spécial « Contre la grande confusion ».
[2] La Décroissance, n°163, octobre 2019.
[3] La Décroissance, n°165, décembre 2019-janvier 2020.
[4] Idem.
[5] La Décroissance, n°161, juillet-août 2019.
[6] La Décroissance, n°163, octobre 2019.

mercredi 15 janvier 2020

Procès Preynat : je suis inquiet


Rien ne peut justifier, excuser, minimiser ce qu’a probablement fait le père Preynat aux très nombreuses personnes qui l’accusent. Si ce qu’ils disent est vrai, et je le crois sans l’ombre d’un doute, puisqu’il avoue lui-même l’essentiel des faits, et tant la masse des témoignages qui l’accablent est importante, ses crimes sont épouvantables. Et il est inquiétant de constater que l’Église ne semble toujours pas prendre toute la mesure de l’horreur qui se révèle.

C’est vrai pour le clergé, dont une large part reste arc-boutée sur des positions dogmatiques qu’il est pourtant bien difficile d’exonérer complètement de toute responsabilité en la matière. Comment croire qu’un célibat et une abstinence sexuelle non choisis puissent n’avoir aucun rapport avec l’ampleur des crimes pédophiles dans l’Église ? Le cardinal Sarah, qui il est vrai ne manque jamais l’occasion de dire une sottise pour peu qu’elle ait été défendue par le Magistère depuis quelques siècles, vient ainsi de publier un livre dans lequel il demande qu’on ne touche surtout pas à cette discipline du célibat des prêtres. Son livre, publié avec la complicité plus ou moins consciente de Benoît XVI, aura un mérite auquel il n’a sans doute pas pensé : en mettant en scène l’affrontement idéologique entre deux papes vivants, il contribuera à affaiblir l’autorité papale, en montrant que les évêques de Rome ne sont finalement que des hommes, et pas les demi-dieux que beaucoup de catholiques ont trop tendance à voir en eux. C’est peu au regard de la défense d’une discipline qui, si elle peut se justifier quand on la choisit, fait tant de mal quand elle est imposée.

Mais c’est vrai aussi pour les fidèles, les catholiques de la base, qui sont aussi l’Église, et qu’on voit refuser de répondre aux questions des journalistes sur l’affaire Preynat au sortir de la messe, et fuir l’air offensé en criant au complot et à l’acharnement médiatique. Il est inquiétant de voir la ghettoïsation, la balkanisation, la communautarisation de la France prendre une telle ampleur que les gens cessent ainsi de réfléchir pour se contenter de réagir, réagir « en » quelque chose, ici « en » catholiques : oh, ah, grrr ! encore une accusation de pédophilie qui sort dans les médias ! Éteignons les cerveaux, c’est de l’acharnement.

Pour autant, il est également inquiétant d’entendre les journalistes qui couvrent le procès parler, sans la moindre précaution oratoire, des « victimes » du père Preynat, de ce qu’il leur « a fait subir », bref sans s’embarrasser d’un soupçon de présomption d’innocence, et précisément comme si justice était déjà rendue. Encore, dans ce cas précis, est-ce moins grave du fait que l’accusé reconnaît lui-même les crimes dont on l’accuse, même s’il semble n’en pas mesurer pleinement la gravité. Mais dans bien d’autres affaires, ou dans des affaires connexes, les journalistes ne prennent pas plus de gants : c’est inquiétant.

Il est inquiétant aussi de voir ces mêmes journalistes ne pas opposer la moindre critique, la moindre mise au point, que dis-je ? pas même la moindre nuance ou le moindre questionnement quand une des victimes présumées affirme que la prescription des crimes commis ne devrait pas exister. Qu’il le ressente, qu’il le croie, c’est très compréhensible ; ça s’explique par les souffrances inouïes qu’il a probablement vécues. Mais justement, quand on est victime, on est rarement le mieux placé pour savoir ce qui est juste. Si quelqu’un tuait un de mes fils, je sais très bien que je n’aurais plus qu’un désir, l’emmurer vivant dans une cellule minuscule et l’y faire croupir pour le restant de ses jours, comme dans Les Maîtres de l’orge – sauf que je lui aurais sans doute arraché les ongles et les dents auparavant. Mais est-ce que la réalisation de ce désir serait juste ? À l’évidence non, et c’est justement parce que, Dieu merci, je ne suis pas victime de ce drame, que je peux le voir.

Le Monde a publié, le 10 janvier dernier, un article qui rappelle qu’« une société sans oubli est une société tyrannique ». Rappel salutaire. Il est inquiétant qu’il soit nécessaire.

L’Église ne parvient pas à ouvrir les yeux sur l’horreur de ce qu’elle a, sinon bâti, du moins couvert et protégé ; et l’École, obnubilée qu’elle était par la promotion acharnée de la démocratie et de la souveraineté populaire, a échoué à transmettre tout le reste de nos valeurs les plus fondamentales, pourtant infiniment plus précieuses et plus importantes : la présomption d’innocence, la nécessité de l’oubli et du pardon pour faire vivre une société, l’importance d’un procès contradictoire et des droits des accusés. Il y a des raisons d’être inquiet.

Le père Preynat (photo Maxime Jegat pour Le Progrès)