dimanche 6 mars 2022

Ukraine : faisons la guerre, pas la guerre totale

Les rares fois où j’ai à la fois le temps et l’envie d’écrire encore ici, j’essaye de faire en sorte que ce ne soit pas pour dire la même chose que tout le monde. Entendons-nous bien : je n’entends pas défendre la politique étrangère de Poutine, ni lui trouver des excuses – il n’en a pas, et la guerre qu’il a déclenchée est à l’évidence mauvaise, injustifiée et affreusement dangereuse à de très nombreux égards.

Je crains néanmoins que, comme dans la crise du coronavirus, nous ne soyons en train, face à un danger véritable, de perdre toute mesure dans notre manière de répliquer. Je ne veux pas dire que nous en faisons trop et qu’il faudrait en faire moins – il est même possible qu’au contraire nous n’en fassions pas assez contre Poutine. Mais il me semble que nous commençons à faire mal et qu’il faudrait faire autrement.

Je fais notamment référence au domaine des arts et de la culture. On peut s’inquiéter à bon droit quand on entend que l’immense cantatrice russo-autrichienne Anna Netrebko est déprogrammée du Metropolitan Opera de New York pour sa sympathie, réelle ou supposée, à l’égard de Vladimir Poutine, et pour avoir refusé de condamner explicitement l’agression de l’Ukraine – elle sera remplacée par la soprano ukrainienne Liudmyla Monastyrska. Peu avant l’annonce du Metropolitan, Anna Netrebko avait annoncé sous la pression qu’elle se retirait de la scène jusqu’à nouvel ordre ; ses passages à la philharmonie de l’Elbe de Hambourg et à la Scala de Milan sont donc également annulés.

Plus tôt, c’était le chef d’orchestre Valery Gergiev qui était limogé de la direction de l’orchestre philharmonique de Munich pour la même raison. Là encore, il ne s’agissait pas d’une décision isolée, des mesures d’éviction similaires ayant été prises à son encontre par le théâtre des Champs-Élysées, la Philharmonie de Paris, la Scala de Milan et le Carnegie Hall à New York.

Or, cette censure – car c’est bien de censure qu’il s’agit – est injustifiable : quand bien même ces artistes soutiendraient effectivement l’invasion de l’Ukraine, même avec le dernier enthousiasme, et quand bien même ils le diraient, ce serait leur droit le plus strict. La liberté d’opinion est bien vide si elle n’est pas accompagnée de la liberté d’expression ; et la liberté d’expression est entièrement vide si elle ne s’exerce qu’au risque de subir une mort sociale. Évidemment, ce ne sont pas des ouvriers à la chaîne ou des caissières de supermarché qui sont ici menacés, et ces gens ont sans doute de quoi voir venir ; mais ce n’est pas le problème. Ils ne sont ni hauts gradés de l’armée, ni fonctionnaires dans le renseignement, ni membres de l’exécutif : leur opinion n’a aucune incidence sur leur art, sur leur métier, ou sur le déroulement de la guerre. Ils peuvent donc bien penser et dire ce qu’ils veulent.

Parfois, la censure va plus loin encore. L’orchestre philharmonique de Zagreb refuse à présent de jouer Tchaïkovski parce que ce compositeur est russe ; l’orchestre national de Slovaquie supprime un passage d’une cantate de Prokofiev parce qu’il évoque les combats d’Alexandre Nevski.

Vous me direz qu’il s’agit de détails ; je répondrai qu’il s’agit de principes. Or, le propre des principes, c’est qu’ou bien ils nous protègent tous, parce que justement on les fait passer en premier (c’est l’étymologie du terme), donc avant toute autre considération, ou bien ils ne nous protègent plus du tout.

De la même manière, je suis inquiet de voir que l’Union européenne a été si prompte à interdire deux médias russes, RT et Sputnik, au motif qu’ils propageaient des mensonges et servaient la propagande de Poutine. Sans aucun doute, et alors ? Depuis quand l’État interdit-il la diffusion de mensonges ou de propagande ? Depuis quand la liberté d’expression se limite-t-elle à ce qui a été décrété comme vrai par l’État, la science, ou toute autre institution ?

Vous me direz que c’est efficace, et qu’il y a des précédents. En temps de guerre, les gouvernements ont fréquemment recouru à la censure de la presse, même dans les États de droit. C’est juste ; mais précisément, nous ne sommes pas en guerre, et la solidarité avec un pays injustement agressé ne devrait pas nous faire oublier nos propres principes. Notre droit fait fort justement la différence entre l’état d’urgence – auquel nous n’avons déjà que trop souvent recours – et l’état de siège. De même que l’état d’urgence justifie (s’il est employé avec discernement) des mesures inacceptables en temps normal, l’état de siège justifie également (avec le même discernement) des mesures inacceptables dans l’état d’urgence. Quand la Russie nous attaquera, si elle nous attaque, il sera temps de déclarer le siège, et nous pourrons réfléchir à censurer les médias sur notre sol. Mais si nous en sommes déjà là, que ferons-nous quand l’état de siège s’imposera ?

Deux formes d’excès donc, l’un touchant les arts, l’autre la presse. On peut en tirer trois enseignements. Le premier, c’est que nous sommes en train de perdre complètement tout sens de la mesure, de la proportion, du raisonnable. « Il faut savoir raison garder » ou « in medio stat virtus » sont probablement devenues parmi les idées les plus étrangères à notre temps. La sur-réaction devient la norme, et la guerre totale devient la seule forme de guerre possible. On l’observe bien au-delà du conflit ukrainien, tout fait divers exigeant sa nouvelle loi, qui va frapper plus dur et laver plus blanc.

Le second, c’est la confirmation de la perte du sens des libertés et des droits fondamentaux. Que les puissants et les décideurs cherchent à les piétiner, c’est – passez-moi l’expression – de bonne guerre, ils l’ont toujours fait et nous sommes dans des systèmes qui les poussent à le faire. Ce qui est inquiétant, c’est que ça ne choque réellement plus personne. L’interdiction de médias à l’échelle européenne ne soulève pas plus d’indignation que le confinement chez eux de personnes à cause de leur statut sanitaire.

Le troisième enfin, c’est le développement d’une vision politique du monde de plus en plus exclusivement basée sur la rancœur. Quand on entend des féministes dire qu’elles ne veulent plus lire un livre écrit par un homme, quand on entend des militants antiracistes dire qu’un blanc ne peut pas traduire un auteur noir, on est très près de ceux qui ne veulent plus écouter de musique russe ou qui cherchent à faire taire une femme parce qu’elle ne condamne pas une politique odieuse ; et on ne peut que penser que la juste colère à l’origine de la lutte s’est transformée en une rancune haineuse qui empêche de voir quoi que ce soit d’autre qu’elle-même, et qui, précisément pour cette raison, conduit à l’oubli de la mesure d’une part, des droits de l’homme d’autre part.

Il faudrait pourtant faire attention à rester meilleurs que nos adversaires, et à ne pas devenir ce que nous combattons. Peut-être n’est-il pas trop tard.
 
Anna Netrebko. Photo : Metropolitan Opera / Vincent Peters