samedi 30 mars 2013

Exercice à haut risque, je défends (un peu) François Hollande

Le Hollande bashing est à la mode. Il fait même fureur. Voulez-vous réconcilier un adorateur de Mélenchon, un suppôt de Marine Le Pen et un attardé de l’UMP ? Rien de plus simple : évoquez seulement l’actuel locataire de l’Élysée et commandez un semi-remorque de sucre pour le lui casser sur le dos ; aussitôt vous verrez nos trois adversaires devenir les meilleurs des amis et trinquer ensemble à sa destitution.

Eh bien moi, j’aimerais mettre un peu d’eau dans ce vin auquel je trouve un goût de plus en plus vinaigré.

Bien sûr, je ne vais pas devenir un thuriféraire de François Hollande ou des socialistes en général. Leur gouvernement est foireux et inefficace. Sur la plupart des sujets, ils ne font rien. L’économie, en particulier : la taxe à 75% sur les plus riches est morte, et on est en train de l’enterrer à la va-vite ; ministres et députés s’acharnent à lécher le cul du MEDEF, si fort qu’on va finir par croire qu’ils en aiment vraiment le goût ; au milieu du tableau, le joyeux clown Montebourg fait rire la galerie avec ses échecs à répétition, à tel point qu’il est en passe de devenir le personnage le plus drôle des Guignols de l’info ; François Hollande enfin, le roi nu, tondu, pelé, s’entête à perdre 3 points dans les sondages à chaque fois qu’il ouvre la bouche.

Pareil sur l’écologie, alors que c’est le problème majeur aujourd’hui, avant même l’économie : rien, soumission totale et absolue à la puissance industrielle et financière qui nous lance dans le mur. Sur d’autres sujets, le PS au pouvoir fait pire que rien, il fait mal. Parfois pire que le gouvernement précédent. Je l’ai déjà dénoncé ici même à propos des Roms.

Et malgré ça, je persiste et signe : taper comme ça sur le pouvoir ne mène pas à grand-chose, et ce pour trois raisons.

1. La première, c’est qu’on pouvait s’y attendre, à ce qu’il ne fasse rien sur les vrais problèmes de notre temps. Ça aussi, je l’ai dit ici même, le lendemain du second tour de la présidentielle : il n’allait rien faire, parce qu’il n’y a rien à faire. Les problèmes actuels ne sont pas circonstanciels ou conjoncturels, ils sont les produits de l’essence même de notre système économique, ils lui sont absolument consubstantiels. On ne peut donc pas les résoudre sans changer le Système. Et comment le changer ? Certainement pas par une démocratie verrouillée pour ne jamais porter au pouvoir que les partis du Système. À court terme, on pourrait envisager des solutions confiscatoires comme des nationalisations massives sans contrepartie financière, le gel des avoirs des plus riches au profit de l’État, mais même ça ne nous sauverait sans doute pas, et ça signifierait la guerre civile. Bref, on ne peut pas reprocher à Hollande de ne rien faire pour sauver l’économie, pas plus qu’on ne peut reprocher à un éléphant de ne pas savoir grimper aux arbres et sauter de branche en branche : il n’a ni la recette, ni les marges de manœuvre pour agir efficacement.

2. La seconde, c’est que sur la seule chose qu’il peut faire, à savoir les réformes sociétales qui ne coûtent rien, il agit. Il nous fait le mariage et l’adoption pour les couples homosexuels, et je fais le pari qu’il tiendra le coup, même face aux manifestations massives des opposants au projet. On peut aussi assez raisonnablement espérer qu’il nous fera l’euthanasie, même si c’est déjà moins sûr. Ce ne sont pas des réformes secondaires. Ce sont d’importantes questions de principe qui changeront profondément la vie de milliers de personnes et qui, à terme (et c’est bien le plus important), feront évoluer les mentalités. Que les gens acceptent mieux la différence, qu’ils apprennent un peu le respect de l’autre, ce n’est pas secondaire.

3. La troisième, c’est que ça mène à la victoire de l’extrême-droite. Je suis tétanisé par la stupidité de Jean-Luc Mélenchon quand il envisage son affrontement avec le FN. Il a pris sa baffe aux présidentielles puis aux législatives, ça ne lui a pas suffi, pour qu’il veuille remettre ça aux européennes ? Mon Jean-Luc, écoute mon sage conseil : fais-toi réélire pépère dans un Sud-ouest qui t’est tout acquis, plutôt que d’aller chercher ta raclée contre le père dans Sud-est ou contre la fille dans le Nord-ouest. Parce que crois-moi, tu vas la prendre, ta raclée ! Quand j’entends des membres éminents du PG dire que la crise actuelle achève de discréditer les partis traditionnels et pousse le peuple vers les solutions radicales, je suis d’accord avec eux ; mais quand ils ajoutent que les gens vont donc devoir choisir entre la radicalité de droite et la radicalité de gauche, alors là, pardon, mais je pouffe. Comme si le choix n’était pas déjà fait ! Tout nous montre que, sans l’ombre d’un doute, la populace ira vers l’extrême-droite, depuis les résultats électoraux depuis 30 ans jusqu’à l’Histoire elle-même – faut-il rappeler que jamais une grave crise n’a profité à la gauche radicale quand la droite radicale existait de façon concurrente et organisée ?

Alors évidemment, on va m’accuser de ressortir le coup du vote utile, et donc de faire le jeu de partis traditionnels. Ce sera malhonnête : qui me connaît un peu sait parfaitement que mon but est le renversement du Système actuel. Seulement, il ne faut pas compter sur les élections pour faire advenir un changement dans le bon sens. Franchement, le monde promis par le PG ne me fait pas rêver, et je reste Ardorien through and through. Mais entre le PG et le FN, il n’y a évidemment pas à hésiter : le PG porte en lui le germe de son propre échec, mais je ne crois pas qu’il porte quoi que ce soit de bien dangereux, et sur le fond il porte un projet foncièrement juste ; alors que le FN porte en lui le germe du fascisme. Il ne doit en aucun cas arriver au pouvoir. C’est exactement pour cela que, surtout en période de crise, il faut se méfier comme de la peste du processus électoral. Ce n’est pas pour rien que Marine le Pen, qui est loin d’être une imbécile, fonde toute sa stratégie dessus.

vendredi 15 mars 2013

Les fidèles catholiques : démocrates à contretemps, royalistes à contretemps

Tout à ma joie de l’élection de François au siège pontifical, et bien que n’ayant pas la télé, je n’ai pas résisté au plaisir innocent de voir. La magie d’Internet aidant, j’ai donc pu assister à l’annonce du nom du pape par le protodiacre, le cardinal Tauran, puis au premier discours, à la première bénédiction du nouveau pape François.

Davantage que les formules rituelles, qui plaisent toujours à mon âme d’amoureux de la pompe (« Annuntio vobis gaudium magnum : habemus papam ! », la classe), ce sont les réactions de la foule qui m’ont intéressé. Les hourras du peuple au fameux « Habemus papam ». On aurait presque dit qu’ils redoutaient le contraire (c’est vrai qu’on aurait eu l’air fins : « non habemus papam », ça ç’eût été une vraie surprise). Mais encore, on peut comprendre. On a un pape, on est contents. Bon.

Et puis arrive l’annonce du nom de l’élu : Bergolio – hourras –, puis de son nom de pape, François – re-hourras. Et là, je me demande : qu’en aurait-il été si le cardinal protodiacre avait annoncé un autre nom, et un autre nom de pape ? Scola, Ranjith, Scherer, Erdö, Ravasi, ou même Barbarin, tant qu’on y est ; avec comme noms possibles Paul VII, Pie XIII, Jean-Paul III, Jean XXIV, Benoît XVII, ou même, soyons fous, Romain II voire Pierre II. Quelle aurait été la réaction populaire ? La réponse s’impose : exactement la même. On aurait pu leur annoncer l’élection du pape le plus réactionnaire, le plus conservateur ou le plus réformateur du conclave, il aurait pu choisir le nom le plus terne ou le plus novateur, la réaction de la masse aurait été absolument identique, avec les mêmes bravos, les mêmes hourras, les mêmes hurlements.

Moi, ça me pose question, parce que je ne cache pas que je n’ai pas réagi comme ça. J’ai été très inquiet lors de l’élection de Benoît XVI en 2005, même si je voulais lui laisser sa chance, et, cette fois encore, je savais qui je voulais voir devenir pape et surtout qui je ne voulais pas voir devenir pape.

Évidemment, on pourrait me dire que je ne suis qu’un mauvais catholique, et que les fidèles massés place Saint-Pierre avaient simplement plus de respect que moi pour le dogme de l’Église selon lequel ce ne sont pas les cardinaux qui choisissent un pape, mais bien l’Esprit Saint qui les inspire et est l’électeur réel caché dans leurs petits bulletins. Si c’est forcément Dieu qui choisit le pape, en effet, le pape élu est effectivement le meilleur possible, et on n’a pas de raison de ne pas être réjoui.

Cette explication est sans doute partiellement juste, et en effet, l’Histoire me rend plus que sceptique sur l’idée que Dieu ait vraiment choisi tous les papes qui ont régné. Cependant, je crois que l’hystérie des fidèles traduit autre chose que leur simple adhésion à la foi professée par l’Église. Quelque chose de plus profond et de plus inquiétant.

Si l’on analyse l’histoire récente, on s’aperçoit que le pape est de moins en moins considéré par les catholiques comme un homme, le détenteur d’une fonction, d’une charge dans l’Église, et de plus en plus comme une rock-star, une idole, voire un demi-dieu auquel on devrait une vénération véritablement religieuse, un culte de la personnalité – l’expression est forte, mais je la pèse.

Si encore cela était limité aux fidèles de la place Saint-Pierre, on pourrait expliquer leur agitation par l’excitation et l’émotion du moment. Mais cela va beaucoup plus loin. La grande majorité de mes amis catholiques semblent parfaitement heureux, comme ils semblaient parfaitement heureux en 2005.

Le journal catholique en ligne ZENIT donne l’illustration parfaite de cette soumission, pour ne pas dire de cette servilité absolue, au pape en tant que figure, à la papauté en tant qu’institution, en déclarant le choix des cardinaux parfait sur toute la ligne : ils ont eu l’audace de choisir un cardinal du Sud, mais ils n’ont pas élu un cardinal trop « jeune » (comprenez : il a plus de 75 ans), car deux audaces coup sur coup, ça aurait fait trop. Bref : il est du Sud, c’est super, il est vieux, c’est super. Mais là encore, on peut sans risque de se tromper dire que, si le pape élu avait été un jeune cardinal du Sud, ou un vieil Européen, ou un jeune Européen, ZENIT aurait été aussi béat d’admiration et de contentement.

Je ne suis pas le seul à remarquer cette évolution. Dans Le Monde, Jean-François Bouthors notait :

« Les hommages rendus à Benoît XVI, le regard que les fidèles […] portent sur le pape “sortant” manifestent une forme d’adulation que l’on aurait pu croire réservée au pontife médiatique qu’était Jean Paul II. Il y a là plus qu’un effet de traîne qui aurait fait bénéficier le pape allemand, si peu charismatique, de l’aura de son prédécesseur polonais, véritable homme de scène et de dramaturgie.

Cette focalisation sur la personne du pape est très récente. On ne l’a pas observée du temps de Pie XII, de Jean XXIII ni de Paul VI. Sans doute s’explique-t-elle en partie par l’ambiance contemporaine de médiatisation à outrance, mais elle traduit parallèlement le sentiment de désarroi qui s’est emparé des catholiques […]. Dans un monde déroutant, la demande d’un père protecteur ne fait que croître. Du même coup, cette demande suscite des attentes immodérées à l’égard du successeur de Benoît XVI, qui se trouve mis en danger de les décevoir. »

Le catholicisme romain a donc évolué vers une situation dans laquelle les fidèles se moquent complètement des questions de fond (que croire ? quels rites pratiquer ? quelle morale promouvoir ? comment organiser l’Église en tant qu’institution ?), dont ils sont d’ailleurs très largement ignorants, pour ne s’intéresser qu’à une figure humaine, quelle qu’elle soit, et à laquelle ils se raccrochent comme à une bouée de sauvetage. La preuve, c’est que sur ces questions de fond, le pape peut dire à peu près ce qu’il veut, y compris des choses parfaitement incohérentes, la majorité sera toujours derrière lui.

Il m’est alors venu le parallèle avec les questions politiques. Parce qu’en général, les catholiques me disent : « eh bien toi qui es royaliste, tu devrais être content, l’Église est gouvernée de manière monarchique ! » Mais justement, c’est le monde à l’envers, et c’est pour cela que l’attitude des catholiques est inquiétante.

Parce que sitôt qu’ils auront quitté la Cité vaticane, ces dizaines de milliers de personnes redeviendront de fervents démocrates. Ils auront leurs idées bien arrêtées, ils iront voter pour leurs partis, leurs candidats, ils défendront leurs programmes, le plus souvent sans être forcément bien informés des questions sur lesquelles ils se prononcent avec tant de certitude. Demandez-leur si la politique de rachat de la dette et de baisse des taux d’intérêt initiée par Mario Draghi à la tête de la Banque centrale européenne depuis le départ de Jean-Claude Trichet va permettre de relancer la croissance économique, ou si au contraire les risques inflationnistes qu’elle contient vont à moyen terme ruiner les efforts entrepris, ils n’en auront, pour l’immense majorité d’entre eux, pas la moindre idée. Et encore, je prends un cas extrême, mais bien des gens ne savent tout simplement pas qui est le chef du gouvernement de leur pays. C’est grave. Et plus grave encore, beaucoup de gens vous diraient que les pédophiles ne devraient pas avoir droit à une défense en justice, ou que la torture est justifiée quand il s’agit de sauver des vies.

Alors que les questions religieuses, au contraire, sont justement de celles qui demandent le moins de compétence ou de spécialisation. Pour prétendre réfléchir intelligemment dessus, il faut bien sûr avoir lu et médité, mais de toute manière, les questions métaphysiques étant au-delà de toute possibilité de preuve, c’est par essence le domaine dans lequel la liberté de conscience individuelle devrait s’exprimer à plein. Le christianisme devrait être uni par quelques dogmes fondamentaux, ceux du Credo des apôtres, et, sur le plan moral, par le double commandement d’amour donné par le Christ – aime Dieu, aime ton prochain comme toi-même – ; mais au-delà de ce socle, les fidèles devraient être libres de croire ce qu’ils veulent. Ils le font d’ailleurs déjà ; l’institution n’a plus qu’à reconnaître la légitimité de cette primauté de la conscience individuelle. C’est d’ailleurs toujours Jean-François Bouthors qui remarquait le décalage entre les attentes des fidèles et la figure de Pierre :

« La figure de Pierre […] ne correspond en rien à ce dispositif, et ce n’est pas une question d’époque. Le premier chef de l’Église n’est pas un homme providentiel, mais tout le contraire. Il ne fait pour ainsi dire rien d’autre que de constater le mouvement de vie qui le précède dans le monde. Il observe et aide à voir que, comme dit Jésus de Nazareth, le Royaume de Dieu s’est approché. Pierre n’est pas celui qui organise ou décrète comment il faut “vivre l’Évangile” – au sens d’un guide de comportement ou d’une méthode de gouvernance –, mais celui qui témoigne que la vie est plus forte que la mort, et que cette vérité fondamentale s’est manifestée en la personne de Jésus de Nazareth, quand bien même il a été crucifié. Pierre n’a qu’une chose à faire : permettre aux disciples de Jésus d’en rendre compte, dans un rapport au monde fondamentalement bienveillant. Telle est la tâche fondamentale du pape et la foi de l’Église.

Tant que perdurera l’illusion d’optique qui consiste à attendre du nouveau pape un “miracle” salvateur […], l’Église catholique sera incapable de retrouver le dynamisme de sa mission. Tout simplement parce qu’en s’entretenant dans cette perspective elle risque de passer à côté de la foi qu’elle a la charge de célébrer. »

Les catholiques sont donc royalistes à contretemps, dans leur Église, en adulant comme un demi-dieu un homme qui ne devrait être qu’un primat d’honneur, une figure d’unité du christianisme et un arbitre entre les Églises nationales ; et ils sont démocrates à contretemps, dans la vie politique qui, particulièrement en ces temps de crise, requiert des compétences que la majorité des gens n’a pas. Cela nous mène à la double crise : crise dans l’Église, où une responsabilité inimaginable pèse sur les épaules d’un seul homme alors même qu’elle devrait être décentralisée et partagée entre les évêques, les prêtres et les laïcs ; et crise politique, puisque domine sans cesse la même caste d’oligarques qui, à l’image de ceux qui les ont désignés, n’ont pas la première idée de la manière dont on peut résoudre nos problèmes.

jeudi 14 mars 2013

Qui entre pape au conclave en sort cardinal

Je rentre chez moi, et ma femme me l’annonce : « Habemus papam ». Je crie. Qui ? « Berga…, quelque chose comme ça. » Mes yeux s’arrondissent. Bergoglio ? C’est ça, elle me fait. Je n’en crois pas mes oreilles. C’était évidemment « mon candidat » en 2005. Maintenant c’est mon pape. J’en plane encore, tellement personne ne l’avait vu venir. Le dicton qui donne son titre à ce billet se confirme une nouvelle fois. Tout le monde le disait vieilli, on pensait qu’il avait passé sa chance. Bergoglio. C’est sans doute un des moins mauvais choix possibles, et c’est une excellente nouvelle pour l’Église. Et pour le moment, ça semble plutôt bien commencer. Rapide analyse à chaud.

Ce qui est notable, ce qui peut faire de ce moment un tournant historique (même si on ne pourra évidemment le dire avec certitude que dans 10 ou 20 ans), c’est que cette élection se place sous le signe de la nouveauté. Or, Dieu sait si l’Église, en ce temps de crise noire, a un besoin infini de renouvellement.

Première nouveauté, il faut le rappeler, c’est la première fois depuis 600 ans qu’un pape est élu du vivant de son prédécesseur. Benoît XVI, cela a été dit et redit, a, par sa renonciation, contribué à changer la vision que les catholiques auront de la papauté à l’avenir : moins qu’une vocation sacrée et intouchable, elle a des chances de redevenir ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être, à savoir une fonction parmi d’autres au sein de l’Église, même si elle reste évidemment la plus importante.

Deuxième nouveauté : si l’on excepte la période antique et le début du Moyen-âge, c’est la première fois que le catholicisme se donne un pape non Européen. Plus encore : Jorge Bergoglio vient d’un pays émergent, l’Argentine, donc d’un pays de ce qu’on appelle encore le « tiers-monde », d’un pays où la pauvreté reste bien plus présente qu’en Occident. C’est assez normal, car le centre de gravité du monde catholique s’est déplacé du Nord au Sud depuis assez longtemps déjà ; les cardinaux n’ont fait qu’avaliser cette évolution. Mais qu’ils aient été prêts à le faire, alors même que les Européens restaient majoritaires au conclave, est un signe d’un certain désir de renouveau de leur part. C’est assez rare et précieux pour être noté.

Troisième nouveauté : c’est la première fois qu’un jésuite accède au pontificat suprême. Or, cela aussi, c’est une bonne nouvelle. Les Jésuites souffrent d’une assez mauvaise réputation auprès de beaucoup de non chrétiens (c’est la faute à Voltaire…), mais cette réputation est largement imméritée. En fait, on pourrait presque dire que les Jésuites ont toujours été plus ou moins à l’avant-garde des évolutions de l’Église. À une époque, ça voulait dire être impliqué dans la Contre-Réforme, et ce n’était pas forcément brillant ; mais par la suite, les Jésuites, ou au moins des Jésuites, ont été très engagés dans la préparation et le déroulement de Vatican II, puis dans le développement de la théologie de la libération en Amérique latine, entre autres (et même si, depuis les années 2000 au moins, les autorités romaines ont beaucoup fait pour faire rentrer la Compagnie dans le rang).

Quatrième nouveauté : le nom. Déjà, qu’un pape prenne un nom qui n’avait jamais été usité auparavant est rare. Le dernier à avoir fait ce geste est Jean-Paul Ier, en 1978 ; mais il n’avait fait qu’accoler les noms de ses deux prédécesseurs, Jean XXIII et Paul VI, et n’avait régné que quelques semaines. Pour retrouver un nom véritablement original, il faut remonter au pape Landon, qui a régné six mois entre 913 et 914. Autant dire que le choix de « François » est un signe fort.

Mais surtout, pour un nouveau nom, quel nom ! Bien sûr, l’Église vénère plus d’un saint François, et il est possible que le cardinal Bergoglio ait songé à saint François Xavier, missionnaire et l’un des cofondateurs de la Compagnie de Jésus, justement ; ou encore à saint François de Sales, docteur de l’Église connu pour sa vie simple (il avait renoncé à tous ses titres de noblesse) et son attention aux pauvres (il est le fondateur, avec Jeanne de Chantal, de l’Ordre de la Visitation), deux points qui le rapprochent d’un archevêque qui utilisait les transports en commun, préparait lui-même ses repas et était réputé proche des habitants des bidonvilles de Buenos Aires.

Cela étant, le premier saint François, chronologiquement, et aussi le plus connu et le plus populaire, est évidemment saint François d’Assise. Or, que représente-t-il ? La proximité avec les pauvres, d’abord : saint François avait abandonné une prometteuse carrière dans le négoce pour vivre comme eux et parmi eux. L’attention à la nature, ensuite : saint François guérissait les animaux, parlait aux oiseaux et est l’auteur du célèbre Cantique des créatures qui remercie Dieu pour « notre mère la terre ». Le dialogue inter-religieux enfin : saint François, c’est celui qui est allé rendre visite au sultan, un geste évidemment très fort à l’époque, et qui a parlé avec lui ; c’est d’ailleurs à ce titre que les rencontres inter-religieuses initiées par Jean-Paul II ont eu lieu pour la première fois à Assise.

Bref : répartition des richesses, écologie, dialogue inter-religieux ; François semble avoir bien saisi les grands enjeux de notre temps. Ce qui est confirmé par une large partie de son action comme archevêque de Buenos Aires et ses critiques à l’encontre du néo-libéralisme et la corruption.

Cinquième nouveauté, enfin : le premier discours. François se désigne lui-même, et exclusivement, comme évêque de Rome, jamais comme pape. De la même manière, son prédécesseur est qualifié « d’évêque émérite de Rome ». C’est de bon augure : on penche vers une conception moins autoritaire, moins centralisatrice de la papauté. On pourrait presque dire que cette manière de présenter les choses ramène le pape à ce qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être : un primus inter pares, un primat d’honneur, pas un monarque absolu prétendant régner sur un milliard de personnes.

Cela dit, les catholiques réformateurs, dont je suis, ne doivent évidemment pas trop pavoiser.

D’abord parce que, si le cardinal Bergoglio n’est certainement pas réactionnaire ou traditionaliste, il ne s’est encore jamais non plus présenté comme un franc progressiste. Bien sûr, le trône de saint Pierre peut lui faire révéler une face cachée, et si le cardinal Roncalli avait annoncé Vatican II, il n’aurait peut-être pas été élu sous le nom de Jean XXIII. Mais en attendant, comme archevêque de Buenos Aires, et malgré toutes ses autres qualités, le cardinal Bergoglio a lutté contre l’autorisation du mariage pour les couples homosexuels, contre l’euthanasie, contre l’avortement quel qu’en soit le motif, et s’est prononcé contre le mariage des prêtres, le contrôle des naissances ou, évidemment, la prêtrise des femmes. Il y a donc peu de chances qu’il soit celui qui engagera l’Église sur le chemin d’un véritable renouveau.

Ensuite parce que, quand bien même le pape François s’éloignerait des positions du cardinal Bergoglio pour tenter de pousser les réformes audacieuses dont l’Église a tant besoin, il n’est pas dit qu’il y parvienne. Nous pourrions bien nous retrouver avec un scénario à la Mitterrand ou à la Obama, dans lequel l’immense espoir suscité par la promesse d’un changement viendrait se fracasser contre la force incommensurable de l’inertie des structures établies ou tout simplement des circonstances. Car l’Église est un très gros paquebot, et il ne suffit pas de le vouloir pour lui faire prendre un virage sérieux.

Néanmoins, ne crions pas avant d’avoir mal, et surtout réjouissons-nous d’avoir évité le pire. Il est au fond probable que les espoirs que nous pourrions nourrir seront déçus, mais nous pourrons toujours nous réjouir du peu qui sera accompli dans le bon sens (une réforme du fonctionnement de l’Église, voire seulement du Vatican et de la Curie, serait déjà une bonne chose), et surtout nous devons dès maintenant nous réjouir de ce que nos pires craintes ne se réaliseront pas, ou pas tout de suite. De la même manière qu’à ceux qui se désolent de l’inaction de François Hollande, je réponds qu’un second mandat de Sarkozy aurait été bien pire, il faut ici se souvenir que Scola, Ranjith ou Erdö étaient dans les favoris.

Voilà. Il nous reste donc à prier, prier intensément pour lui. Pour qu’il fasse le plus possible, pour qu’il aille le plus loin possible dans la direction où il faut aller, et où il semble déjà bien engagé.

J’ai encore une ou deux choses à vous dire quant à cette élection, mais ça attendra bien demain.