dimanche 24 juin 2018

Rendez à Marie ce qui est à Marie (et à Dieu ce qui est à Dieu)


Les catholiques à qui je parle de mes croyances, disons, hétérodoxes, se montrent souvent rebutés par mon paganisme – terme que j’assume parfaitement, puisque je me revendique pagano-chrétien. Pourtant, le moins qu’on puisse dire, c’est qu’à l’intérieur même de l’Église catholique romaine, des tendances polythéistes sont à l’œuvre, et pas des légères.

Parce qu’avec moi, au moins, les choses sont parfaitement claires. Je crois certes à une multitude d’êtres que je n’hésite pas à appeler des dieux ; mais pour moi, leur nature est clairement angélique : je les vois comme des créatures de Dieu, comme nous. Bien meilleures que nous, bien plus anciennes et puissantes que nous, mais des créatures tout de même. Je leur voue un culte ; mais ce culte est purement de vénération ou d’honneur, pour reprendre la terminologie du théologien catholique Auguste de Broglie : mon culte d’adoration ne va qu’à Dieu.

À l’inverse, j’ai souvent l’impression que l’Église catholique n’est pas très claire quant au dogme concernant certaines créatures ou aux rites qui les entourent – je pense en particulier à Marie. Qu’il y ait à son sujet des désaccords mineurs, c’est sans grande importance. Je suis bien persuadé que Marie n’est pas restée vierge après la naissance de Jésus, que Jésus a donc eu des frères et sœurs, et je la tutoie dans le Je te salue ; mais bon, si des gens pensent le contraire, ça ne me choque pas.

En revanche, je suis depuis longtemps bien plus heurté par certaines croyances plus radicales : par exemple quand des prêtres ou théologiens font de Marie la « corédemptrice du Monde », à égalité ou presque avec le Christ. Certes, cette idée a été officiellement rejetée par la Constitution dogmatique Lumen gentium qui refuse d’employer ce terme, rappelle que le Christ est « l’unique Médiateur » et enfonce bien le clou :

« Aucune créature en effet ne peut jamais être mise sur le même pied que le Verbe incarné et rédempteur.[1] »

Mais cela n’a pas empêché l’idée de se répandre, puisque certains vont jusqu’à affirmer que le « grand cri » poussé par Jésus juste avant sa mort aurait été « Maman ! »… Bon.

De même, dans la pratique liturgique, certains abus me déplaisaient depuis longtemps. Dans certaines églises, les portraits de Marie et de Jésus trônent à égalité derrière l’autel. J’en connais même où Marie a son autel à elle, installé à côté du maître-autel, et se fait copieusement encenser à chaque messe. Certes, l’autel est plus bas que celui consacré à Dieu ; mais si on regarde la taille de la statue qui y trône (couronne comprise…), elle le dépasse largement.

Mais bon : jusqu’ici, ce n’étaient que des pratiques locales qu’à titre personnel je déplorais, mais qui n’étaient pas trop répandues. Or, cette mariolâtrie débridée touche à présent le sommet de l’Église : je pense à la dernière réforme liturgique que nous a pondue la Congrégation pour le culte divin et la discipline des sacrements à propos du lundi de Pentecôte. Dorénavant, ce jour doit être consacré à la mémoire de « Marie, Mère de l’Église ».

Autant être direct : je trouve cela bien plus hérétique que mes prières à une multitude de dieux. Car enfin, soyons sérieux : la Pentecôte, c’est la fête de l’Esprit Saint. L’Esprit, une des trois Personnes de la Trinité, censé recevoir « même adoration et même gloire » que les deux autres, et à juste raison : Dieu sait – c’est le cas de le dire – qu’Il n’est pas moins important.

Et pourtant, l’Esprit est, des trois Personnes de Dieu, la moins fêtée, la moins célébrée, la moins priée. Allons plus loin : elle est bien moins fêtée, déjà, que ne l’est Marie. N’importe quel catholique peut citer plusieurs fêtes associées à elle : l’Annonciation, la Nativité de la Vierge, et pour les plus cultivés (ou les plus fervents) sa Présentation au Temple ou sa Dormition ; sans même parler des fêtes dont, personnellement, je doute fortement des fondements dogmatiques, mais qui sont pourtant parmi les plus importantes de l’Église, comme l’Assomption ou l’Immaculée conception.

En tout, l’Église catholique accorde à Marie une vingtaine de jours de fête au calendrier général, sans compter les fêtes célébrées localement. À quoi il faut encore ajouter le samedi, jour traditionnellement consacré à la Vierge (52 fois dans l’année, donc), plus deux mois pleins : mai, mois de Marie, et octobre, mois du Rosaire. N’en jetez plus, la cour est pleine !

À côté de ça, quelles fêtes célèbrent l’Esprit ? La Pentecôte, et c’est tout. Est-il normal que Marie soit célébrée en grande pompe à longueur d’année, alors qu’une des trois Personnes de la Trinité ne l’est qu’une seule fois ? Déjà pas. Alors est-il normal qu’on mêle Marie à la seule fête annuelle de l’Esprit ? Encore moins.

Voilà pour le fond. Notons encore que l’origine de cette réforme est loin d’être innocente. Car le préfet de la Congrégation pour le culte divin n’est autre que le cardinal Sarah, celui-là même qui a affirmé que le XXe siècle avait souffert de deux grands maux, les totalitarismes nazi et soviétique d’une part, l’homosexualité de l’autre. Tout ce qui vient de lui est bien sûr éminemment suspect ; mais examinons son argumentaire. Selon lui, « si nous voulons grandir et nous remplir de l’amour de Dieu, il nous faut ancrer nos vies à ces trois réalités : la croix, l’hostie et la Vierge ». En matière de mise sur le même plan de Marie et du Christ, on peut difficilement faire mieux. Autre chose ? Mais bien sûr : « le lien entre la vitalité de l’Église de la Pentecôte et la sollicitude maternelle de Marie à son égard est évident ». Ahem. En matière d’argumentation, on a déjà vu mieux (mais pas sous la plume du cardinal Sarah, il est vrai).

Le pire, c’est que je suis bien convaincu que la première à souffrir de tout ça, c’est bien Marie elle-même ; et plus généralement, je crois qu’elle souffre de tout ce que l’Église s’acharne à faire d’elle depuis un demi-millénaire au moins. Marie incarne l’humilité radicale, c’est-à-dire l’acceptation complète de la volonté divine par quelqu’un qui, au fond, ne la comprend pas. Dans l’Évangile, Marie n’a jamais l’air de comprendre ce qu’il se passe, mais elle accepte toujours ce que Dieu fait en elle, par elle ou près d’elle. À l’ange qui lui annonce la naissance de Jésus, elle affirme ne pas comprendre comment une telle chose serait possible, puisqu’elle n’a connu aucun homme, mais elle dit « oui ». Aux noces de Cana, elle ne comprend pas ce qui va se passer, mais elle dit aux serviteurs de faire tout ce que dira son fils. Au pied de la Croix, elle est présente, mais muette. Lors de la Résurrection, même chose : sa présence est supposée, mais là encore elle ne dit rien. C’est ça, Marie : un oui complet à la volonté de Dieu, puis le silence.

Jésus Lui-même, parmi les hommes, n’accorde par la première place à Marie, mais à Jean-Baptiste : « parmi ceux qui sont nés d’une femme, il ne s’en est pas levé de plus grand que Jean le Baptiste[2] ».

Et qu’est-ce que l’Église, malgré tout, cherche à faire de Marie ? Une reine, et plus encore : la Reine des Anges, la Porte du Ciel, la Tour de David, le Siège de la Sagesse, la Divine-Rose-Trémière, la Voûte-Par-Qui-Tout-Doit-Passer, la Très-Brillante-Et-Très-Haute-Et-Plus-Que-Tout-Le-Monde. Comment ne pas voir que ça lui va aussi bien qu’un boa de plumes roses à un moine dominicain ? Comment ne pas voir qu’en cherchant à élever Marie, on la trahit en faisant d’elle ce qu’elle n’est pas et ne cherche pas à être ? Faire de Marie une sorte de souveraine de l’Univers, c’est confondre les bergers avec les rois mages. Autant chercher à faire de saint Joseph le chef des armées célestes, ça aura autant de pertinence.

Bref, tout ça rappelle furieusement une blague de catho (attention, les autres – s’il y en a encore à ce stade du billet –, vous risquez de ne pas comprendre) : les trois Personnes de la Trinité se demandent où aller en vacances sur Terre. Le Fils propose d’aller en Égypte, mais le Père dit que si c’est pour retrouver l’endroit où Son peuple a connu tant de tribulations, ce n’est pas la peine. Il propose d’aller à Jérusalem, mais le Fils répond que merci bien, qu’Il y a été crucifié et n’y a pas franchement de bons souvenirs. Mais quand Il propose d’aller à Rome, l’Esprit saute de joie : « Génial ! J’y suis encore jamais allé. »


[1] Concile de Vatican II, Constitution dogmatique Lumen gentium, §62.
[2] Évangile selon Matthieu, 11, 11.

samedi 23 juin 2018

Version latin : les évêques recalés


Ça fait quelques mois déjà, et pourtant, je n’arrive pas à m’y faire. La nouvelle traduction du « Notre Père » ne passe pas. C’est moins un choix délibéré qu’une facétie de mon inconscient, mais quand on arrive à « Ne nous laisse pas entrer en tentation », sans même que j’y pense, c’est « Ne nous soumets pas à la tentation » qui sort.

Ne nous trompons pas de combat : je ne suis pas accroché à une version parce que je l’aurais toujours connue comme ça. Il y a des prières que je voudrais qu’on change légèrement, des traductions qu’il faudrait à mon avis revoir. Je ne vois pas pourquoi, par exemple, on s’obstine à vouvoyer Marie alors qu’à juste raison, on tutoie Dieu depuis longtemps.

Je sais aussi qu’il n’y a pas de traduction parfaite, que traduire, c’est trahir, en prière comme en littérature, et que plusieurs traductions sont donc toujours acceptables. Il serait absurde de brandir une traduction particulière comme un étendard et de prétendre qu’elle serait forcément la meilleure et donc la seule avec laquelle on puisse légitimement prier.

Pour autant, il y a quand même des traductions qui sont meilleures que d’autres, parce que plus proches de l’original, qu’on considère le sens du texte ou l’effet produit sur le lecteur. Et donc, d’un point de vue religieux, spirituel et liturgique, certaines formules sont meilleures que d’autres ; et à l’inverse, certaines peuvent devenir franchement inacceptables.

Je n’ai pas le sentiment que ce soit le cas pour « Ne nous laisse pas entrer en tentation » : on ne ruine pas le Notre Père si on utilise cette nouvelle formule. En revanche, je crois qu’elle représente un appauvrissement du sens du texte et qu’elle est donc objectivement moins bonne que l’ancienne. Acceptable, peut-être, mais moins bonne.

C’est indiscutable d’un point de vue strictement linguistique. La prière latine dit : « Ne nos inducas in tentationem ». « Inducere », en latin, c’est induire, conduire dans quelque chose. Littéralement, on demande donc à Dieu de ne pas nous mener, nous conduire dans la tentation. De ce point de vue, aucun débat n’est possible, d’autant que l’original grec a le même sens.

Les adversaires de l’ancienne traduction ne se fondaient donc pas d’abord sur des arguments linguistiques mais théologiques : pour eux, Dieu ne nous tente pas, ne nous soumet pas à la tentation, et ne saurait le faire ; seul le diable et les démons nous tentent. Il n’y aurait donc aucun sens à demander à Dieu de ne pas nous tenter. Pire, ce serait le début d’une hérésie, puisque ce serait attribuer à Dieu le caractère tentateur qu’ils pensent réservé au Malin.

Reste un obstacle : comment expliquer que Jésus utilise cette prière ? Pour le contourner, les tenants de la nouvelle formule affirment que l’erreur de traduction était en réalité bien plus ancienne : le texte latin (ou grec) du Notre Père, dont nous disposons, serait lui-même une mauvaise traduction de l’original hébreu ou araméen. C’est en particulier la thèse du théologien et abbé Jean Carmignac, qui a joué un grand rôle dans la découverte de ce qui est aujourd’hui une évidence, à savoir qu’au moins trois des quatre Évangiles ont d’abord été écrits en araméen ou en hébreu, justement, même si nous avons perdu l’essentiel de cet original.

Ses arguments selon lesquels le texte grec dont nous disposons accentue indûment la formule originale araméenne sont convaincants d’un point de vue linguistique. N’étant pas un spécialiste de l’araméen, je suis d’ailleurs évidemment bien incapable de les discuter. Mais ce n’est pas le plan sur lequel je situe mon questionnement, car il me semble que ce n’est pas l’essentiel. L’essentiel, c’est que l’hypothèse de Carmignac, si elle est crédible, n’en est pas moins une simple hypothèse. Or, sommes-nous bien sûrs de vouloir changer une prière aussi fondamentale, aussi centrale dans la vie d’un chrétien que le Notre Père sur une base finalement aussi discutable ? Si on avait la moindre trace concrète de cette prière araméenne originale, pourquoi pas ; mais nous n’avons qu’un raisonnement linguistique.

Ce serait peut-être assez s’il s’agissait d’une discussion purement académique. Mais est-ce suffisant pour changer les paroles de ce cœur de la vie de prière chrétienne ? Pour cela, il faudrait être sûr que le sens de l’ancienne traduction du Notre Père était, clairement et indubitablement, erroné et inacceptable. Intuitivement, on a effectivement tendance à se dire que Dieu ne nous tente pas, puisque cela reviendrait à nous pousser vers le mal, ce qu’Il ne peut vouloir. Pourtant, les choses ne sont pas si simples, et nous avons sans doute intérêt à nous méfier de nos intuitions en la matière. Je ne prétends aucunement trancher de manière définitive cette vaste question, mais il est possible d’avancer deux pistes de réflexion.

Première piste : est-il vraiment impossible que Dieu veuille que nous soyons tentés ? Alphonse de Liguori, reconnu comme saint et docteur de l’Église, affirme explicitement le contraire dans De la conformité à la volonté de Dieu : « Si Dieu veut ou permet que nous soyons tentés […] nous ne devons pas nous plaindre, mais en cela encore, nous résigner au vouloir divin. »

Bien sûr, ce n’est pas moi qui vais vous dire que c’est vrai parce qu’un saint docteur de l’Église l’a dit. Cela suffit en revanche pour ne pas balayer cette idée comme un évident blasphème. Après tout, il n’est pas très difficile d’imaginer des raisons qui feraient que Dieu voudrait que nous fussions tentés ; celui qui est tenté a du mal une connaissance plus intime, plus profonde, plus exacte ; et s’il fait le bon choix, il n’en est que plus méritant. Quel mérite y a-t-il à ne pas se goinfrer de gâteau au chocolat pour qui n’aime pas le chocolat ? C’est d’ailleurs ce que dit encore Alphonse de Liguori :

« Ce ne sont pas les tentations, mais le consentement à la tentation, qui fait perdre la grâce divine. Les tentations, quand nous les repoussons, nous maintiennent dans une plus grande humilité, nous valent plus de mérites, et nous font recourir plus souvent à Dieu : ainsi nous éloignent-elles de l’offenser, et elles nous unissent davantage à son saint amour. » Pour Alphonse de Liguori, la tentation n’est donc même pas neutre : elle est une bonne chose en ce qu’elle nous rapproche de Dieu.

Seconde piste : la phrase incriminée du Notre Père ne pourrait-elle pas avoir une autre signification ? Après tout, nombre de chrétiens s’esbignent à trouver à certains passages de la Bible, pour les sauver, les interprétations les plus farfelues, les plus contraires à la lettre du texte. On fait bien dire au Lévitique que l’esclavage est une abomination et à Paul de Tarse qu’hommes et femmes sont égaux ! Pour une fois, ne serait-il pas justifié, pour un texte aussi fondamental, de se creuser un peu la tête ?

C’est par exemple ce qu’a fait J.R.R. Tolkien, qui n’était pas seulement l’auteur du Seigneur des Anneaux, mais aussi un chrétien et catholique convaincu, par ailleurs parfait latiniste et helléniste, grand philologue et polyglotte. Dans sa lettre n°181 à Michael Straight, datée de 1956, il évoque une hypothèse :

« “Ne nous soumets pas à la tentation” est la prière la plus difficile et la moins considérée. L’idée […] est que, bien que chaque événement ou chaque situation ait (au moins) deux aspects – l’Histoire et le développement d’un individu […], et l’Histoire du monde […], il existe toutefois des situations anormales dans lesquelles on peut se retrouver. Des situations “sacrificielles”, […] i.e. des cas où le “bien” du monde dépend du comportement d’un individu dans des circonstances qui exigent de lui souffrance et endurance bien au-delà de ce qui est normal ; et même, ce qui peut arriver (ou semble arriver, en termes humains), exigent une force du corps et de l’esprit qu’il ne possède pas : il est, en un sens, voué à l’échec, voué à succomber à la tentation ou à être brisé par la pression par la pression exercée contre sa “volonté” : c’est-à-dire contre le choix qu’il pourrait ou voudrait faire s’il était non entravé et non sous la contrainte. »

Ici, la phrase « Ne nous fais pas entrer en tentation » masque donc un sous-entendu : « Ne nous fais pas entrer dans une tentation trop grande pour nous », « Ne nous fais pas entrer dans une situation sacrificielle ». La demande est pleinement légitime : d’une part parce que le Père a placé le Fils dans une telle situation sacrificielle (ce qui démontre que la chose est possible), d’autre part parce que le Fils a demandé que cette situation sacrificielle lui soit épargnée (tout en ajoutant : « Que ta volonté soit faite. »). Ce n’est qu’une interprétation parmi d’autres possibles, mais elle suffit à montrer que le sens de l’ancienne formule du Notre Père n’était pas forcément une absurdité hérétique, loin de là.

Pour terminer, remarquons que c’est encore un débat très français. Les anglo-saxons disent « Do not lead us into temptation », les germanophones « Führe uns nicht in Versuchung » : dans les deux cas, le sens est exactement le même que celui de notre ancienne traduction, et personne n’en fait un scandale.

Et voilà pourquoi, avec le « Ne nous fais pas entrer en tentation » auquel j’essaye de passer, je vais probablement rester une petite voix discordante dans l’église. J’ai l’habitude.