lundi 25 mai 2015

« Yann, Martin, vous allez vous engager l’un envers l’autre ; est-ce librement et sans contrainte ? »


La plupart des combats que je mène ont toutes les chances d’échouer. Il est hautement probable que nous tomberons, à moyen terme, dans un totalitarisme technologique hautement inégalitaire, qui permettra à une poignée de privilégiés de mener une vie de plaisirs (autant que possible) sur une planète détruite, dévastée, où la plupart des paysages et des formes de vie que nous connaissons aujourd’hui aurons disparu. Même dans l’hypothèse un peu plus réjouissante d’un chaos général ou d’une meilleure résistance de la nature, le plus vraisemblable reste que personne n’aura eu le temps de se préparer suffisamment pour permettre à une communauté humaine de survivre – et de faire survivre notre culture et notre civilisation – au-delà de quelques générations.

Dans ce tableau peu glorieux, les combats qui avancent sont donc les bienvenus. Ainsi de l’égalité des droits entre homo- et hétérosexuels. Sur ce front, deux bonnes nouvelles.

La première, dans le domaine civil : l’Irlande vient d’adopter le mariage pour les couples du même sexe, réformant ainsi sa constitution. Et tout concourt à l’idéal du bonheur : d’abord, la réforme n’a pas été imposée par la caste des dirigeants politiques, mais adoptée par référendum, et qui mieux est avec un score tout à fait honorable de 62% de « oui », avec un taux de participation qui a dépassé 60%. Ensuite, tous les partis politiques appelaient à voter « oui » : contrairement à ce qui s’est passé en France, où on a vu l’UMP s’emparer bassement de la question et chercher à récupérer l’hostilité à la loi Taubira pour en faire une arme contre le gouvernement PS, l’opposition irlandaise a admis le caractère positif du mariage homo. Chez nous, il n’y a que pour les lois qui légalisent le travail le dimanche qu’on peut espérer trouver une telle unanimité… Enfin, last but not least, l’Église catholique, autrefois toute-puissante dans le pays, s’est fait toute petite, et n’a pas fait campagne pour le « non ».

Ce dernier point est digne d’être particulièrement noté dans un pays qui reste un des plus catholiques d’Europe ; rappelons que l’homosexualité et la contraception n’y ont été autorisées qu’en 1993 et le divorce qu’en 1995. Comme pour la classe politique, on aurait bien aimé que le père Vingt-Trois, et tant d’autres, se comportassent de la même manière en 2012-2013, ou au minimum permissent l’ouverture d’un véritable débat au sein de l’Église de France ; mais passons. Plus intéressant encore : après le vote, la hiérarchie ecclésiastique a fait preuve d’une attitude exemplaire au point d’en être étonnante. Ainsi, l’évêque de Dublin, Diarmuid Martin, s’est « réjoui » du bonheur « que les gays et lesbiennes doivent ressentir en ce jour ». Waow ! Bon, il ne va pas jusqu’à se réjouir du vote lui-même, mais enfin, ça témoigne quand même d’une attitude plutôt ouverte.

La seconde bonne nouvelle se situe d’ailleurs également dans le domaine religieux : le Synode national de l’Église protestante unie de France, née de la fusion de l’Église réformée de France et de l’Église évangélique luthérienne de France et qui rassemble 270 000 fidèles, plus de 450 ministres du culte et près d’un millier de temples, vient d’accorder à ses pasteurs la possibilité de bénir les unions de couples de même sexe. Cette possibilité n’est pas un droit, puisqu’un pasteur reste libre de refuser une telle bénédiction ; il n’en reste pas moins que l’avancée est fondamentale.

Évidemment, les réactions n’ont pas traîné, tant chez les protestants que chez les catholiques. Les mécontents se sont particulièrement fait entendre, avec une accusation récurrente : « et la Bible ? Vous oubliez la Bible ! » Sur ce point, je n’ai rien à ajouter à ce que j’ai déjà dit. On brandit généralement Sodome et Gomorrhe. Là, c’est très simple, puisque bon nombre d’obligations morales de l’Ancien testament n’ont jamais représenté le moins du monde la volonté divine, sauf à considérer que Dieu ait pu vouloir la lapidation des adultères ou des femmes n’arrivant pas vierges au mariage.

À ce stade, l’opposant au mariage des couples homosexuels répond en général : mais, et saint Paul ? Lui aussi condamne l’homosexualité, et c’est dans le Nouveau Testament, pas dans l’Ancien ! Ah aaah ! Non, pas ah aaah. D’abord, parce que Paul lui-même passe son temps à écrire « Ça, c’est Dieu qui vous le dit » et « Ça, ce n’est pas Dieu, c’est moi qui vous le dis. » Alors ne soyons pas plus paulinien que Paul : lui-même ne considérait pas tout ce qui sortait de sa plume comme la Parole de Dieu. Ensuite, et c’est bien le plus important, parce que s’il fallait appliquer à la lettre tout ce qui dit Paul, les hommes ne devraient jamais avoir les cheveux longs, ce qu’il considère comme une abomination, les femmes devraient être voilées dans les assemblées publiques, et la femme devrait obéir à l’homme. Bref, pour l’argument sur les épîtres, on repassera.

Il est vrai qu’il s’agit d’une remise en cause de l’anthropologie traditionnelle de l’Église et plus généralement du christianisme. Mais cela ne prouve pas que cette remise en cause soit forcément mauvaise. Comme le note René Poujol sur son blog, « cette “condamnation des actes homosexuels” […] n’est plus “reçue” ni comprise par nombre de catholiques pratiquants […]. Chez un certain nombre de croyants, le principe d’autorité ne fonctionne plus. »

On touche là un point fondamental, parce que ce rejet du principe d’autorité n’est pas le fait « d’un certain nombre de croyants », c’est la tendance générale de l’évolution des mentalités depuis la Renaissance : de plus en plus de gens refusent de plus en plus nettement de croire ou de faire quelque chose pour la seule raison qu’une autorité, même une autorité qu’ils reconnaissent, leur a dit de le croire ou de le faire. Les gens veulent examiner la validité d’une croyance ou la justesse d’une action d’abord à l’aune de leur propre conscience. Il est très intéressant de remarquer que cette autonomie croissante par rapport à l’autorité, même considérée comme légitime, n’est pas seulement le fait des réformateurs, mais bien de tous les courants de l’Église, y compris les plus traditionnalistes. C’est l’essence même de la rébellion de Marcel Lefebvre contre l’Église de Vatican II ; mais même des catholiques traditionnalistes, mais qui sont restés fidèles aux papes et à la hiérarchie catholique romaine, n’hésitent pas à affirmer que les Constitutions dogmatiques issues du concile contiennent des erreurs. Je ne vois pas de meilleure preuve que le principe d’autorité, en effet, ne fonctionne plus, plus du tout, même chez ceux qui s’en revendiquent.

Voilà pourquoi je pense que les gens ont tort de me rire au nez quand je leur dis que mon combat pour que l’Église catholique accorde le sacrement de mariage aux couples homosexuels est gagné d’avance. Bien sûr, on en est encore très loin, mais petit à petit, les choses avancent, même au sein des Églises, même pour les institutions. Je vois mal comment elles pourraient revenir en arrière.

dimanche 17 mai 2015

A Mayotte, Mediapart se croit dans Tintin au Congo


Il y a quelques jours, Mediapart publiait un article bien senti d’Olivia Müller intitulé sobrement « À Mayotte, “comme au temps des colonies” ». À lui seul, le titre m’a fait bondir, car pour écrire une énormité pareille, il faut n’avoir vraiment aucune idée soit de la situation actuelle à Mayotte, soit de ce que fut la colonisation pour ceux qui en ont réellement souffert. L’auteur affirme que « quelques jours passés sur l’île suffisent à y constater la singularité de certaines pratiques », et tout du long, on a du mal à se départir de l’idée qu’effectivement, elle n’a pas dû y rester beaucoup plus longtemps, ou alors qu’elle est franchement de parti pris.

Tout l’article est construit dans une grande confusion et mélange allègrement les sujets les uns avec les autres et les vérités avec les jugements péremptoires.

Commençons par ce qui est juste, à commencer par le plus important : la dénonciation des inégalités qui fracturent l’île. Oui, elles sont un scandale, et il est tragique de voir chaque jour des gamins fouiller dans nos poubelles pour trouver à se nourrir. Et la France est coupable de ne pas faire plus pour eux. Olivia Müller s’illusionne complètement en pensant que nous, métropolitains, vivons dans des « zones protégées » (on aimerait bien) : non, figurez-vous que nous aussi sommes victimes de la violence, des cambriolages, des agressions physiques. Mais je ne chipote pas : je reconnais que ce n’est rien à côté de la souffrance quotidienne de ne pas avoir de quoi vivre décemment.

Idem pour la question du foncier. Là, rien à redire au propos d’Olivia Müller : oui, les règles ancestrales, qui donnaient la priorité à une exploitation familiale et communautaire des terres, sont bousculées par le droit écrit et cadastral français, alors qu’il faudrait trouver des aménagements. Oui, « les plus démunis, faute de pouvoir payer, se préparent déjà à être expulsés », ce qui est dramatique. Oui, la transition va exproprier les plus pauvres au profit des riches, ce qui est une infamie.

On regrette cependant qu’Olivia Müller n’explore pas un peu plus la question pour se demander qui sont ces plus riches à qui l’expropriation des pauvres va profiter ; elle découvrirait que, dans bien des cas, ce ne sera peut-être ni l’État, ni des métropolitains. Mais passons.

D’accord avec l’auteur, aussi, sur la question des expulsions de clandestins. Oui, l’État se rend trop souvent coupable de non-respect de ses propres lois, sans parler de compassion ou d’humanité. Engagé au Secours Catholique dans le service d’accès aux droits, où plus de 95% des cas que nous traitons concernent justement des sans-papiers, je suis bien placé pour le savoir.

Mais la dénonciation de ce scandale réel est néanmoins l’occasion pour Olivia Müller de sa première grande confusion. Elle donne en effet l’impression de parler, tout au long de son article, du Racisme avec un grand R, comme s’il n’y en avait qu’un et surtout comme s’il n’était que le fait des blancs envers les noirs. Or, les choses sont bien plus complexes. Le racisme, très présent sur l’île, est avant tout le fait de beaucoup de mahorais eux-mêmes, à l’encontre d’abord des Comoriens, ensuite des Africains (mes collègues africains sont bien placés pour en parler). Je ne nie évidemment pas l’existence à Mayotte d’un racisme ou d’un mépris plus ou moins affiché de certains métropolitains envers les mahorais ou envers les noirs en général ; mais ce n’est pas celui qui se voit le plus au quotidien, loin s’en faut – de très nombreux témoignages de clandestins ou même de Comoriens en situation régulière en témoignent.

D’accord enfin avec l’auteur, dans une certaine mesure, sur la question des langues locales. Oui, il faudrait enseigner ces langues : ce sont les langues maternelles de l’essentiel de la population de l’île ; en comprendre les structures ne pourrait que les aider à mieux maîtriser, ensuite, celles du français. Il serait donc logique de proposer, dès la maternelle, et pour ceux qui le souhaitent – car il n’y a, inversement, aucune raison de l’imposer – un enseignement du mahorais et du kibushi.

Mais là encore, il est nécessaire de nuancer le propos d’Olivia Müller. Ainsi, elle semble choquée que le français soit de rigueur dans les classes ou dans les administrations. Eh, oh ! On est quand même en France, que je sache, et par la volonté des mahorais eux-mêmes. Alors qu’on enseigne le mahorais ou le breton à l’école, oui ; mais le français doit demeurer la langue de l’école et de l’administration. Pourquoi ? Parce qu’en France, on ne peut pas demander à tout le monde de parler breton ou mahorais, alors qu’on peut demander à tout le monde de parler français. Dans nos classes, tous les élèves ne sont pas mahorais ; si on commence à laisser expliquer les points difficiles en langue mahoraise, cela induit une inégalité inacceptable entre eux. Ou alors, il faut faire des classes de mzungus, mais quelque chose me dit qu’Olivia Müller n’apprécierait pas non plus.

De la même manière, l’auteur semble penser que cette imposition de la langue française est un supplice spécial réservé à Mayotte. On dirait qu’elle ne sait pas comment le français s’est imposé, sous la IIIe République, sur le territoire métropolitain lui-même ! Les punitions contre ceux qui parlaient entre eux leur langue maternelle étaient sévères ; si on devait faire la même chose ici, il faudrait construire plus de poulaillers que de salles de classe… Donc, évitons de caricaturer : revalorisons les langues locales, instaurons des cours de français langue étrangère, mais n’oublions pas que l’ancrage dans la République impose le maintien du français comme seule langue officielle.

Plus généralement, Olivia Müller dénonce le « colonialisme culturel » des métropolitains et cite Mohamed Moindjié, adjoint au maire de Mamoudzou, qui regrette que les mahorais n’aient « pas été capables, avant la départementalisation, de dire à l’État : attention, voilà notre modèle de société ». Pourquoi pas ? Il y a en effet dans la culture mahoraise bien des richesses à préserver et à développer. Mais il faudrait quand même préciser de quoi on parle ; parce que, dit comme ça, on se demande si ça ne signifie pas « oui à la départementalisation, mais marier les pédés, ça non, c’est pas notre modèle de société ». Je n’affirme pas que M. Moindjié pensait à ça ; mais à tout le moins, il faut préciser.

Reste la question, épineuse entre toutes, de la prime des fonctionnaires expatriés. La question. Ze question. Qui occupe une place confortable dans le papier : on sent bien qu’elle en a gros, Olivia Müller, et qu’elle n’est pas loin de dire que tous les malheurs de l’île viennent de là.

Oui, nous avons des primes. Pas aussi grosses que ce qu’elle raconte, parce qu’elle fait exprès de ne pas tenir compte des récentes modifications de nos statuts. Mais on ne va pas chipoter sur les chiffres : oui, on touche des primes.

Première question : qu’est-ce qui motive ces primes ? Olivia Müller fait semblant de croire que c’est d’abord le coût de la vie. Mais ce n’est pas le cas, sinon, en effet, elles seraient surdimensionnées. Ce qu’elle oublie, de manière bien pratique, c’est qu’un métropolitain qui vient vivre à Mayotte a des frais qu’un autochtone n’a pas. En venant ici, je me suis mis à 8 000 Km. de ma famille et de mes amis : à chaque fois que je vais les voir, il m’en coûte plusieurs milliers d’euros. C’est d’abord cela qu’il s’agit de compenser. Ce à quoi il faut ajouter une vraie perte sur certains aspects du niveau de vie : la vie culturelle est quasiment inexistante et le climat souvent difficile à supporter. Je ne me plains pas, j’ai fait le choix de venir ici, et puisque je fais le choix d’y rester, c’est que je ne m’y trouve pas trop mal. Mais c’est sûr que si je devais me ruiner complètement à chaque fois que je veux voir mes frères ou mes parents, je reconsidérerais les choses.

Deuxième question : les primes sont-elles responsables d’une fracture entre noirs et blancs ? C’est ce que pense un lycéen auquel Olivia Müller donne la parole, sans beaucoup de recul critique dessus. Or, il faut remettre les pendules à l’heure : les primes ne sont pas réservées aux blancs ! N’importe quel mahorais ou africain, s’il passe son concours en métropole puis va enseigner à Mayotte, touchera la prime exactement de la même manière qu’un métropolitain. Inversement, certains mzungus ne touchent pas de prime, pour des raisons diverses (soit parce qu’ils sont contractuels, soit parce qu’ils ont été titularisés sur l’île).

Troisième question : les primes font-elles monter les prix ? Sans doute. Mais à cela, il faut répondre deux choses. La première, c’est qu’on n’entend pas Olivia Müller protester contre la récente indexation des salaires, dont profitent les autochtones, et qui a pourtant exactement le même effet inflationniste. La seconde, c’est qu’il ne faut pas oublier qu’une bonne partie de l’argent que nous touchons est réinséré dans l’économie locale : par leurs achats, leurs loisirs, les personnes qu’ils emploient à domicile etc., ceux qui touchent des primes contribuent aussi à la vie de l’île et à son développement économique. Avant de dénoncer les primes, ceux qui travaillent dans des hôtels, des restaurants ou des magasins, ou tout simplement à la SIM, devraient y penser.

Quatrième question, enfin : les primes sont-elles nécessaires ? La réponse est, à l’évidence, oui. Mayotte n’est, de fait, pas assez attractive pour faire venir sans elles les fonctionnaires dont elle a besoin. Il faut savoir ce qu’on veut ! Si on dénonce les lacunes dans la formation des mahorais ou le désert médical qu’est le territoire, on ne peut pas en même temps demander la diminution des primes qui attirent des professeurs et des médecins qualifiés.

Bien sûr, Olivia Müller cite la Cour des comptes, qui affirme qu’il faudrait inciter ces derniers à venir par « des dispositifs […] non financiers ». Elle est mignonne, la Cour des comptes. Touchante, même. Mais quels dispositifs, exactement ? Ben voilà : pas d’idée. Si je peux me permettre une petite remarque de journalisme : quand l’institution qu’on cite brasse du vent et n’apporte rien de concret, il n’est pas interdit de le souligner ; un peu de recul critique ne nuit pas.

Mayotte mérite donc mieux que ces approximations et ces jugements à l’emporte-pièce. Les choses n’y sont pas parfaites, c’est une évidence. La France en est en partie responsable, sans aucun doute. Mais jeter en pâture à la foule une catégorie de personnes désignées comme boucs émissaires parce qu’ils sont mieux payés qu’en métropole est non seulement stupide et simpliste : c’est également irresponsable. Ceux qui jettent de l’huile sur le feu de tensions déjà vives devront répondre des conséquences de ce qu’ils disent ; et s’ils font tout pour transformer des problèmes économiques et sociaux en problèmes de racisme, qu’ils ne viennent pas s’étonner ensuite du racisme qu’ils auront eux-mêmes contribué à créer.

vendredi 15 mai 2015

Marine Le Pen vs. Najat Vallaud-Belkacem


Au début de la polémique sur la réforme du collège, je n’ai pas porté beaucoup d’attention à la question. Je me disais que ce n’était qu’un projet de réforme, pas même encore sa forme définitive ; qu’au vu de l’histoire récente, elle avait donc toute les chances de mourir avant de voir le jour. Surtout, les points sur lesquels se focalisait l’opposition me semblaient dénués d’importance : sur l’enseignement de l’histoire en particulier, la réforme avait l’air de renforcer l’approche chronologique, ce qui est à l’évidence une bonne chose ; quant aux contenus de l’enseignement eux-mêmes, j’avais l’impression qu’on agitait des chiffons rouges. Ainsi, le christianisme continue d’être enseigné en 6e et en 5e de manière obligatoire, comme avant, et l’islam en 5e – comme avant. Bref, pas de quoi fouetter un chat.

 Malheureusement, quand on se penche sur les détails – et, paradoxalement, surtout sur les détails dont on parle moins, peut-être parce qu’ils sont plus techniques – on s’aperçoit que la réforme présente plusieurs graves problèmes.

Je suis évidemment allé lire les « questions-réponses » du site Eduscol, ainsi que l’explication du Ministre. Mais ces deux textes ne m’ont guère rassuré. Mme Vallaud-Belkacem part, bien sûr, d’un constat que nous ne pouvons que partager : notre école est une des plus inégalitaires des pays de l’OCDE et fait marcher à plein la reproduction des élites (comme le dit très bien Mme le Ministre, « le collège actuel incarne pour beaucoup d’élèves […] l’impossibilité d’échapper au destin que leur réserve leur origine sociale ») ; elle échoue à transmettre les savoirs fondamentaux ; elle envoie à la casse 140 000 élèves décrocheurs par an ; en outre, le niveau global des élèves baisse et les inégalités s’accroissent. Tout cela, personne ne le nie, et personne ne saurait s’en satisfaire.

En revanche, je suis très sceptique quant aux solutions préconisées. Et de ce point de vue, une chose m’a fait particulièrement bizarre : je me suis trouvé d’accord avec l’essentiel de la lettre que Marine Le Pen a adressée pour l’occasion aux personnels des collèges.

Sans même évoquer les polémiques absurdes sur la place respective du christianisme et de l’islam dans les programmes d’histoire, Mme Le Pen attaque directement le cœur du problème : la réduction des horaires disciplinaires. La réforme, en effet, prévoit que les moyens horaires alloués aux « enseignements pratiques interdisciplinaires » (EPI) et à l’accompagnement personnalisé (AP) soient prélevés sur les horaires disciplinaires, cette réduction étant décidée localement, donc différemment selon les établissements.

Comment se fait-il, alors, que le Ministère assure, par son site Eduscol, qu’il « n’y aura de baisse horaire pour aucun enseignement disciplinaire » ? Parce que, comme le remarque Marine Le Pen, « le raisonnement du gouvernement consiste à dire que les nouveaux EPI […] sont des heures de travail équivalentes aux heures de cours classiques ». Mais rien ne vient appuyer cette théorie. Bien au contraire, si on compare ces futurs EPI à d’autres expériences proches, comme les TPE (travaux personnels encadrés) au lycée, on a plutôt des sujets d’inquiétude : en TPE, l’immense majorité des élèves travaillent très peu, de manière extrêmement peu rentable (ils retirent très peu de chaque heure de cours), et passent l’essentiel de leur temps à traîner sur Internet pour y faire du copier-coller.

Mme Vallaud-Belkacem répond que les EPI « permettront d’améliorer la capacité des élèves à travailler en équipe, par petits groupes, à apprendre la conduite de  projets, à prendre la parole ». Mais c’est précisément là qu’est le drame ! Ce que doivent apprendre des élèves du secondaire, ce n’est pas – et surtout pas au collège – le travail en équipe ou la conduite de projets ! Ce qu’ils doivent apprendre, ce sont la différence entre un COD et un COI, le théorème de Pythagore, ce qui fait de la Première Guerre mondiale un conflit d’un genre nouveau, les principales caractéristiques de l’eau, le fonctionnement de la reproduction sexuée, la lecture d’une partition en clef de sol.

On me dira qu’ils peuvent l’apprendre en petits groupes et en conduisant des projets. C’est, je le crains, une erreur, même si elle part d’une bonne intention. L’expérience le montre : tout le temps passé à apprendre le travail en équipe est perdu pour apprendre le COD. De fait, que ça plaise ou non aux « chercheurs » en « sciences de l’éducation », on n’apprend pas ce qu’est le COD en faisant des recherches sur Internet en équipe, on le fait en écoutant une leçon, puis en faisant des exercices.

Mme Vallaud-Belkacem témoigne d’ailleurs elle-même involontairement de son erreur quand elle écrit que les EPI resteront « toujours autour des savoirs fondamentaux » : mais les savoirs fondamentaux, il ne faut pas être autour ! Il faut être dessus, il faut être dedans. L’interdisciplinarité, le travail en équipe, la conduite de projets sont des choses qui doivent s’apprendre post-bac ; on peut éventuellement commencer le travail au lycée, mais chercher à le faire au collège, c’est en effet « mettre la charrue avant les bœufs ».

Mme Le Pen s’inquiète donc à juste titre du « flou sur la définition des matières », dont « l’exemple le plus flagrant est celui des heures de mathématiques, sur lesquelles on ajoute de manière totalement aberrante un apprentissage de la programmation informatique dès la 6e ». On partage son angoisse ! Les mathématiques, comme science, doivent avoir plus ou moins 7000 ans ; l’informatique, à peine 70. Les mathématiques sont le langage dans lequel le monde de la matière est écrit ; l’informatique, celui par lequel les ordinateurs fonctionnent. Il y en a quand même un qui me semble légèrement plus important que l’autre. Et quand on voit que les élèves ne le maîtrisent, pour beaucoup d’entre eux, que de manière très superficielle, voire pas du tout, on se dit qu’il est dangereux de le délaisser un peu plus au profit d’un autre langage, de surcroît beaucoup moins fondamental.

Idem pour les langues anciennes : à partir du moment où le latin aura un financement spécifique, il faudra que les collèges prenne sur leur marge d’autonomie s’ils souhaitent le maintenir. On peut donc assez logiquement craindre que « dans les faits, l’enseignement du latin sera bien souvent trop compliqué à maintenir, et beaucoup d’établissements tireront un trait sur cette option ».

Alors je dois dire que ça me fait quand même un peu mal de constater que la présidente du FN publie une lettre que j’aurais presque – presque… – pu écrire moi-même, et contre une réforme portée par un gouvernement PS. Heureusement, Mme Le Pen n’est pas la seule à la dénoncer sur ces bases. Le Parti de Gauche a également publié un document dans lequel il dénonce les mêmes risques (ce qui, entre nous soit dit, est un beau pied-de-nez à ceux qui m’ont d’ores et déjà accusé de me droitiser pour mon soutien à la position du FN). Il n’empêche que le constat de base demeure, et demeure choquant – choquant et problématique.

D’autant que je pourrais signer une large partie de ce qu’elle présente comme le programme du FN pour l’école : fin de l’interdisciplinarité au collège, redistribution des heures au profit des fondamentaux, rétablissement des heures perdues en physique-chimie et en SVT, insistance sur l’autorité du maître, promotion des sections linguistiques sont autant de points sur lesquels je ne peux qu’exprimer mon accord.

Reste la question de la suppression du collège unique, sur laquelle je suis beaucoup plus nuancé à la fois que Mme Le Pen et que Mme Vallaud-Belkacem. Bien sûr, la question fondamentale est de savoir ce qu’on demande au collège : dispenser une éducation à tous, ou dégager une élite ? À cela je réponds : les deux, mon capitaine ! C’est possible, si on part des bons présupposés.

La première chose à dire, c’est que la mission de l’école, de la maternelle au secondaire, c’est d’abord de donner à tous les élèves un socle commun de connaissances et de compétences. Cette exigence d’égalité doit être notre point de départ. Elle participe d’une réduction active des inégalités : accorder une culture commune à tous, c’est contrer, même si ce n’est jamais que partiellement, les déterminismes sociaux.

Mais il faut néanmoins ajouter que tous les élèves n’ont pas les mêmes capacités. J’arrête tout de suite ceux que j’entends déjà hurler : je sais que les différences de capacités des élèves sont d’abord dues à leur origine sociale ; je ne prétends pas qu’elles soient innées (même s’il n’est pas exclu que, pour une petite part, elles le soient), je reconnais qu’elles sont au contrairement majoritairement acquises, liées à la chance qu’ont certains, et que d’autres n’ont pas, de recevoir chez eux les bases d’une éducation. C’est sûr qu’un esprit à qui on parlera un français correct et riche, qu’on fera lire dès son plus jeune âge, qu’on confrontera tôt à des calculs mentaux et à des raisonnements abstraits, se développera davantage qu’un autre qui passera son temps entre Direct 8, Candy Crush, et des vidéos de chats.

Cela dit, qu’est-ce que ça change au problème ? Rien, malheureusement. Une fois qu’on a expliqué les différences de capacités entre les élèves, ces différences ne cessent pas d’exister pour autant. Et cela, on ne peut pas ne pas en tenir compte. Car la mission de l’école n’est pas seulement de lutter contre les inégalités et d’offrir une base culturelle et intellectuelle commune à tous ; c’est aussi de pousser chaque élève aussi loin que possible.

Pour autant, faut-il, comme le propose le FN, supprimer le collège unique ? Je ne le crois pas. Je suis d’accord avec Mme le Ministre pour dire que trier les élèves de manière quasi-définitive à 11 ans n’est pas pertinent : il faut laisser leur chance à ceux qui n’ont pas encore pu exprimer pleinement leurs capacités. Or, créer des établissements scolaires séparés dès l’entrée au collège, on sait que c’est rendre ce tri précoce presque définitif, puisque les passerelles prévues pour passer d’un établissement à l’autre ne fonctionnent que dans très peu de cas, surtout dans le sens de la montée – l’exemple allemand l’illustre très bien.

Mais pour conserver le collège unique, il faut l’améliorer, le réformer en profondeur. Pour cela, je ne peux que rappeler les principales propositions de Tol Ardor en matière d’éducation :

1/ La base, la clef de la réussite est la maternelle. En arrivant en CP, certains enfants maîtrisent 500 mots, d’autres 2500. Il faut avant tout lutter contre cette inégalité première qui ne peut qu’en engendrer d’autres avec le temps. Pour cela, deux mesures : rendre la maternelle obligatoire dès la petite section, à trois ans, et limiter le nombre d’élèves à 15 par classe, chaque classe étant gérée par un instituteur aidé d’un ATSEM. Évidemment, cela coûtera cher.

2/ Après la maternelle, la deuxième priorité doit porter sur l’école primaire. Là encore, il faut y limiter le nombre d’élèves, à 20 par classe. Il est essentiel de s’assurer que les élèves ne passent pas en classe supérieure sans maîtriser les fondamentaux d’un niveau. Même constat que précédemment : ce ne sera pas gratuit.

3/ Au collège, le nombre d’élève par classe ne doit pas être supérieur à 25. Les enseignements fondamentaux et disciplinaires doivent y être renforcés. On doit y faire beaucoup lire et beaucoup écrire les élèves. La philosophie doit y être introduite dès la 6e.

Sans supprimer le collège unique, il faut y mettre en place des classes de niveau, la solution la plus simple et la plus efficace pour une pédagogie vraiment différenciée, qu’il est extrêmement difficile de mettre vraiment en œuvre dans des classes très hétérogènes. Chaque classe recevrait un socle éducatif commun, mais les élèves pouvant aller plus loin recevraient un supplément. À la fin de chaque année, chaque élève verrait son classement remis en question : le passage en classe supérieure serait à peu près systématique, mais l’élève pourrait passer dans une classe plus rapide ou plus lente, selon ses besoins.

Ce système présenterait un double avantage : d’une part, il permettrait aux élèves de travailler au plus près de leur rythme et de leurs capacités, sans pour autant perdre des années à redoubler ; d’autre part, il les motiverait pour travailler durant l’année. Actuellement, le passage en classe supérieure étant presque garanti, mais les classes de niveau n’existant pas, beaucoup d’élèves ne voient pas nécessité de faire plus que le strict nécessaire. Dans le système que nous proposons, le passage d’un niveau à l’autre se faisant dans le même établissement, il serait beaucoup plus simple, et un élève qui serait capable de passer dans une classe d’un niveau plus soutenu pourrait le faire bien plus facilement que s’il lui fallait pour cela changer de collège.

4/ Si tous ces principes ont été respectés, on devrait pouvoir, au lycée, passer à un système plus souple. Les classes pourraient sans doute compter jusqu’à 35 élèves, en maintenant le principe des classes de niveau du collège. Les disciplines seraient divisées en trois pôles : lettres, langues et philosophie ; sciences humaines et sociales ; sciences formelles et de la nature. Chaque élève continuerait à suivre toutes les disciplines, mais dans des proportions choisies individuellement à partir de la 1e, en accordant à chaque pôle une importance variable : un pôle principal (environ 15 heures hebdomadaires), un pôle secondaire (environ 10 heures), un pôle complémentaire (environ 5 heures). Cela permettrait à chaque élève de suivre sa vocation de manière plus fine, en cassant le cadre trop strict des séries S, L et ES : après tout, on peut vouloir faire beaucoup de français et de philosophie tout en faisant davantage de maths et de biologie que d’histoire.

Évidemment, il y a à peu près autant de chance de voir ce programme se réaliser que de voir Emmanuel Macron demander la nationalisation complète d’EDF. Ce n’est pas une raison pour ne pas le proposer.

mardi 12 mai 2015

Immigration, compassion et portes ouvertes


L’immigration défraye la chronique en métropole : on fait semblant de découvrir les passeurs, les trafics, et bien sûr les morts : les milliers de morts, l’hécatombe, la Méditerranée transformée en vaste cimetière pour aspirants à une vie meilleure. Je dis qu’on fait semblant, parce qu’en réalité, ça fait longtemps qu’on le sait : seulement, les médias se réveillent de temps à autres, quand un bateau particulièrement chargé coule et qu’ils n’ont rien de mieux à dire (un royal baby à nommer ou à baptiser, au hasard). Et comme il est d’usage dans la démocratie d’opinion, quand les médias ouvrent un œil, l’opinion publique remue aussi dans son profond sommeil, et les politiciens se pressent d’organiser un sommet afin qu’elle se rendorme.

Ici, à Mayotte, cette histoire, c’est notre quotidien. Cette réalité sordide, on ne la voit pas à travers les écrans, on la voit directement. Parce qu’on tombe sur un cadavre un matin sur une plage (mais que font les services municipaux ?). Ou parce que la bouéni qui garde les enfants et s’occupe de la maison a l’air triste et nous apprend qu’elle vient de perdre sa nièce, 9 ans, dans le naufrage d’un kwassa, ces embarcations de fortune qui traversent tant bien que mal les 60 Km. d’océan qui séparent Mayotte d’Anjouan, un des territoires les plus pauvres du monde. Et qu’elle et sa famille ont dû débourser quelque 300 euros pour retirer le corps de la morgue, et plus encore pour les obsèques. Quand je vous disais que c’était sordide.

Voir ainsi cette réalité en face aide à résister au discours anti-immigration, discours séduisant et potentiellement convaincant parce qu’il s’appuie sur deux idées parfaitement justes.

La première, fameusement formulée par Michel Rocard en 1993, est que « la France ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». Ça, c’est l’évidence absolue, la grande porte ouverte pourtant enfoncée et renfoncée par tous les partisans d’une réduction drastique de l’immigration. Comment le nier ? Rien qu’en prenant les cas extrêmes, ceux qui ne mangent pas à leur faim, ils sont un milliard sur cette planète : clairement, la France ne saurait les nourrir.

Le second poncif du même tonneau, c’est que la seule solution vraiment humaine consiste à renvoyer les migrants chez eux, sur des bateaux fiables, en les aidant à développer leur propre pays. Là encore, on enfonce une porte ouverte : bien sûr que l’idéal n’est pas que le milliard d’habitants de l’Afrique débarque sur les côtes européennes, mais bien qu’il puisse rester chez lui et y vivre décemment. La plupart des êtres humains aspirent à vivre plus ou moins là où ils sont nés, et à y vivre décemment. Quand on a dit ça, on n’a pas inventé l’eau chaude.

Le problème de ces deux vérités, c’est qu’elles sont incomplètes. La seconde, parce qu’elle est un vœu pieux. Oui, l’idéal serait que les migrants pussent rester chez eux ; mais de fait, ils ne le peuvent pas. Oui, l’idéal serait qu’on aidât leurs pays d’origine à se développer ; mais on ne le fait pas, en tout cas pas assez pour qu’il y ait des résultats tangibles. Il faut donc remettre les choses dans l’ordre, respecter une chronologie : si on promeut cette solution, il faut d’abord que les pays d’émigration se développent, et ensuite, ensuite seulement, nous pourrons nous proposer de renvoyer les migrants chez eux. En réalité, ce ne sera plus nécessaire, car ils y resteront. Mais on ne peut pas honnêtement proposer de renvoyer les migrants dans leurs pays d’origine en l’état actuel des choses. Il n’y a aucune « humanité » là-dedans.

La première vérité est tout aussi incomplète, et Michel Rocard avait d’ailleurs lui-même précisé : « la France ne peut pas accueillir toute la misère du monde ; mais elle doit en prendre sa part ». Pourquoi le doit-elle ? Pour plusieurs raisons. La première, c’est que, par son histoire, elle a contribué à l’existence même de cette pauvreté. Je ne prétends évidemment pas que la France, ni même l’Europe ou l’Occident, soient les seuls responsables des inégalités qui fracturent le monde ou de la misère de l’Afrique ; ce serait simpliste à l’extrême. Mais on ne peut pas non plus nier qu’elles aient leur part de responsabilité dans cet état de chose. Cela nous oblige à des efforts de compensation aujourd’hui ; efforts qui, il faut en avoir bien conscience, seront toujours très en-deçà des crimes et du pillage qui ont été commis.

La seconde, c’est le devoir de tout riche à l’égard de tout pauvre : celui qui a la chance de posséder, d’avoir plus que suffisamment pour vivre décemment, a le devoir de donner à celui qui n’a pas assez. En réalité, notre devoir n’est pas de donner une partie, mais bien tout ce que nous pouvons. Dans l’Évangile selon Luc, Jésus dit bien : « tout ce que tu as, vends-le, distribue-le aux pauvres et tu auras un trésor dans les cieux[1] ». Tout. Saint Basile, dans son homélie VI sur saint Luc, justement, a traduit cela dans cette formule lapidaire, terrible, qui nous condamne tous : « tu commets autant d’injustices qu’il y a de gens à qui tu pourrais donner ».

Évidemment, ce n’est possible qu’à de très rares personnes d’une extrême générosité. Moi-même, je ne le fais pas ; je suis donc mal placé pour condamner une nation entière quand elle ne le fait pas non plus. Mais si nous ne parvenons pas à tout donner, du moins faut-il donner. Et ce qui s’applique aux individus s’applique aussi, naturellement, aux nations. Là encore, la Bible est sans ambiguïté : « Quand un émigré viendra s’installer chez toi, dans votre pays, vous ne l’exploiterez pas ; cet émigré installé chez vous, vous le traiterez comme un indigène, comme l’un de vous ; tu l’aimeras comme toi-même ; car vous-mêmes avez été des émigrés dans le pays d’Égypte.[2] » On peut noter l’insistance sur le fait qu’il faut traiter les immigrés comme on traite les autochtones, comme on se traite soi-même ; autrement dit, le droit de vote des étrangers… il est prévu par le Lévitique ! On retrouve la même idée dans l’Exode : « Tu n’exploiteras ni n’opprimeras l’immigré, car vous avez été des émigrés au pays d’Égypte[3] » ; ou dans le Deutéronome : « Maudit, celui qui biaise avec le droit de l’émigré, de l’orphelin et de la veuve ![4] »

Il me semble bien difficile, si l’on se réclame du christianisme, de refuser que notre pays porte une part du fardeau de la misère et de la pauvreté mondiales ; mais même si l’on ne s’en réclame pas, ce qui exige de nous cet effort, ce sont finalement nos valeurs, celles de toute la République (valeurs qui dérivent historiquement, bien sûr, du christianisme).

J’ai souvent dû le rappeler ici, à Mayotte, à des élèves un peu oublieux de certaines réalités. Ainsi, en TPE, certains choisissent chaque année de travailler sur l’immigration. Et régulièrement, j’ai eu droit au discours, hélas trop habituel, et pas seulement dans ce département, selon lequel les immigrés seraient responsables et du chômage, et de l’insécurité. Je me souviens d’un groupe de jeunes filles particulièrement remontées qui, lors de leur exposé, disaient franchement qu’il fallait les renvoyer chez eux. Comme elles avaient l’air de penser que les Anjouanais venaient à Mayotte alors qu’ils avaient tout ce qu’il fallait chez eux, je leur ai fait voir qu’on ne risque pas ainsi sa vie et celle de ses enfants sans une extrême nécessité. Et surtout, je leur ai rappelé qu’en choisissant de s’intégrer toujours davantage à la République, en particulier par la départementalisation, et en se battant pour tous les avantages que cela comporte, Mayotte devait aussi accepter d’en recevoir les valeurs, parmi lesquelles siégeait en bonne place l’accueil des nécessiteux.

Bien sûr, au train où vont les choses, je ne sais pas si dans quelques années, je pourrai encore dire que l’accueil des malheureux, de ceux qui sont persécutés dans leur pays, de ceux qui ont faim, fait toujours partie des valeurs de la République. Mais si nous perdons cet idéal, aussi difficile soit-il à accomplir, nous perdons notre identité ; nous perdons notre âme. Ce n’est pas tout de rappeler à temps et à contretemps – comme ils disent – que le christianisme est constitutif de l’identité française et européenne. Encore faut-il en faire autre chose qu’un vain mot, qu’une incantation, et le vivre. Et « si quelqu’un dit “J’aime Dieu”, et qu’il haïsse son frère, c’est un menteur.[5] »


[1] 18, 22.
[2] Lévitique 19, 33-34.
[3] 22, 20.
[4] 27, 19.
[5] Première épître de Jean 4, 20.

samedi 9 mai 2015

Mayotte au temps béni des colonies


Il me semble entendre monter doucement à Mayotte une petite musique assez sournoise, d’une part sur les relations entre les différentes communautés qui composent l’île, et d’autre part (car ce n’est pas la même chose) sur les rapports entre le département mahorais et la métropole. On entend par exemple beaucoup le mot « colonisation », avec l’idée que ce serait une réalité dont il faudrait se défaire. Et quand on essaye de présenter la complexité du débat, d’affiner un peu les choses pour ne pas tomber dans des oppositions binaires et simplistes, l’accusation de racisme (comme souvent) n’est jamais très loin.

Mayotte est-elle une terre « colonisée » ? Non, sauf à vider complètement le mot de son sens. La colonisation a été une réalité historique particulièrement violente : il s’agissait pour la France – et beaucoup d’autres pays européens – d’organiser, par la domination politique et militaire, le pillage économique du reste du monde. Les peuples colonisés n’ont jamais été intégrés aux empires coloniaux, qui se contentaient de les exploiter – c’est d’ailleurs ce qui a causé l’échec des colonisations occidentales modernes : la domination française en Afrique du Nord a duré un gros siècle, alors que celle de Rome a duré plus de 600 ans.

Mayotte, elle, a fait le choix, lors de la décolonisation, de rester française ; elle a réitéré ce choix à plusieurs reprises, lors de référendums dont les résultats feraient pâlir d’envie un dirigeant soviétique, et elle a même fait en sorte de renforcer son intégration dans la République, en se battant – longuement – pour obtenir le statut de département.

En outre, Mayotte n’est pas précisément sous exploitation métropolitaine : loin d’y envoyer gratis ananas et bananes, elle reçoit plutôt de l’argent de la France. Il n’est pas inutile de rappeler quelques chiffres : en 2013, les dépenses de l’État pour Mayotte (dépenses directes et dotations aux collectivités territoriales) ont atteint 538 millions d’euros ; le XIIIe contrat de projet État-Mayotte impliquait le versement de 337 millions d’euros entre 2008 et 2014 ; sur à peu près la même période, l’Union européenne, via le FED, a versé à l’île 23 millions d’euros. Ce à quoi il faut encore ajouter quelques autres aides (défiscalisations etc.). Sans cette manne française et européenne, Mayotte ne s’en sortirait pas.

Rappeler ainsi que Mayotte est sous perfusion française, est-ce lui manquer de respect ? Je ne crois pas ; c’est seulement rappeler un fait. Encore faut-il être un peu plus précis, et prendre un peu de recul. Soyons précis : qui verse de l’argent à Mayotte ? On dit « la métropole », mais on sait bien que la production de richesse ne se fait pas de manière homogène sur le territoire français. Avec 2% du territoire, l’Île-de-France contribue pour environ 30% au PIB français ; et le reste provient, pour l’essentiel, de l’ensemble des plus grandes métropoles – ce qu’on appelle en géographie « l’archipel métropolitain » – : le réseau formé, à partir de l’aire urbaine parisienne, par les autres grandes aires urbaines – celles de Lyon, Marseille, Lille, Toulouse, Nice, Bordeaux, Nantes, Strasbourg… Mayotte n’est donc pas du tout la seule à être sous perfusion française : en fait, de manière schématique, on pourrait dire que c’est l’ensemble du territoire français, surtout rural, qui est, à des degrés divers, sous perfusion de l’archipel métropolitain national.

En outre, parler de « perfusion » est imagé, mais un peu péjoratif ; au fond, c’est simplement de la solidarité nationale et de la redistribution des richesses : les espaces producteurs de richesse partagent avec ceux qui le sont moins. Qui pourrait être contre ?

Je ne suis donc absolument pas de ceux qui prétendent que ces dépenses soient inutiles ou injustifiées, ou qu’il faudrait abandonner Mayotte aux Comores. D’une part, j’estime que le passé colonial impose justement à la France de garder en son sein ceux qui le souhaitent ou le considèrent comme avantageux : nous avons conquis le monde quand ça nous arrangeait, nous en avons tiré une immense puissance et une immense richesse, il n’est que justice qu’aujourd’hui nous gardions – et nous aidions – les anciennes colonies qui en font le choix.

D’autre part, il ne faut pas oublier que Mayotte apporte aussi quelque chose à la France. Je pourrais bien sûr parler de la diversité culturelle et paysagère – à mon sens le plus important, car elle participe ainsi de l’âme de la France, de son identité qu’elle vient enrichir. Mais plus prosaïquement, l’apport de Mayotte à la France est aussi économique – à travers la ZEE – et politico-militaire – avec les autres territoires français dans la région, elle permet le contrôle du Canal du Mozambique, deuxième route pétrolière mondiale.

Donc entendons-nous bien : il me semble que Mayotte a toute sa place dans la République, qu’elle en est un élément constitutif et de grande valeur. Mais c’est justement pour cette même raison que je trouve à la fois violent et injustifié de parler de situation coloniale. Le faire, c’est d’une part nier l’évidence et employer un terme à l’inverse de sa signification historique – car Mayotte profite, et grandement, de son intégration française –, et d’autre part manquer de respect à tous ceux qui, dans le passé, ont vraiment été colonisés, et en ont infiniment souffert.

Voilà pour le volet « colonisation » et pour le rapport entre Mayotte et la métropole. Venons-en à l’autre point polémique : la répartition des postes entre les différentes communautés qui vivent sur l’île. À ce sujet, je suis tombé récemment sur Facebook sur un message appelant les Mahorais à réussir leurs diplômes afin, je cite, « de prendre tous les postes disponibles à Mayotte et de régner en maîtres chez nous ».

Ce genre de propos me sidère et me fait peur. Déjà, qui est « nous » ? Est-ce que c’est « ceux qui ont grandi à Mayotte » ? « Ceux qui ont toujours vécu à Mayotte » ? « Ceux dont la famille a toujours vécu à Mayotte » ? Si ce « nous » signifie « les Mahorais », est-ce que pour en faire partie il faut être noir ? Est-ce qu’il peut inclure les Comoriens ? les Malgaches ? les blancs métropolitains ? les africains ?

Et surtout, que signifie « chez nous » ? Qui n’est pas « chez lui », à Mayotte ? Est-ce qu’un Français blanc et métropolitain qui vient s’installer à Mayotte n’est pas « chez lui » ? Pardon mais il me semble à moi que n’importe quelle personne de nationalité française, quelles que soient sa couleur de peau, ses origines ethniques ou familiales, sa religion etc. est chez elle si elle fait le choix de venir s’installer à Mayotte, et ce quelle que soit la durée ou les motifs de son séjour. Je vais dire les choses un peu brutalement, mais si les habitants de Mayotte voulaient un pays où on est plus « chez soi » quand sa famille a toujours vécu sur un territoire, ils se sont trompés de République ! La République française, et c’est son honneur, ne fait pas de différence entre ses enfants.

On va évidemment me rétorquer qu’il s’agit là d’un beau discours idéaliste, mais très éloigné de la réalité du terrain. Que la xénophobie se trouve partout en France, et que l’étranger est toujours mal accueilli. Qu’en Ariège, celui dont la famille n’a pas 64 quartiers d’origine ariégeoise garantie n’est jamais pleinement intégré. Que les noirs (donc les Mahorais) sont encore moins bien accueillis que les autres, victimes du racisme, et plus mal accueillis encore s’ils sont musulmans.

C’est vrai, bien sûr. Mais il ne faut pas se tromper de combat. Si les Ariégeois accueillent souvent (très) mal ceux qui viennent d’ailleurs, ça ne justifie pas leur attitude, et ça n’autorise pas les autres à faire de même. C’est évidemment facile de dire ça pour un blanc aisé et diplômé qui sera plutôt bien accueilli partout, mais il ne faut pas que les mahorais se disent « puisque je ne serai pas bien accueilli en métropole, alors il faut que nous prenions tous les postes de l’île ». C’est le combat inverse qu’il faut mener : il faut faire reculer le racisme afin que les mahorais soient reconnus comme des Français à part entière, et puissent se sentir chez eux n’importe où sur le territoire de la République.

Donc non, il ne faut pas que « tous les postes disponibles à Mayotte » soient occupés par des gens forcément originaires de Mayotte. Quand je suis « chez moi » dans les Pyrénées, je me contrefiche de savoir si le médecin qui me soigne, le policier qui me protège ou le professeur qui enseigne à mes enfants est issu d’une famille qui a ses origines dans le département. Quelqu’un qui voudrait que les Ariégeois « occupent tous les postes disponibles en Ariège afin de régner en maître chez eux » serait complètement ridicule.

En revanche, et là je suis entièrement d’accord avec les revendications locales, il faut d’une part mettre fin aux inégalités entre les mahorais et le reste des Français (sur les salaires, les allocations, les retraites etc.), et d’autre part enclencher un rééquilibrage des fonctions ; il faut que les Français d’origine mahoraise aient un meilleur accès aux emplois, surtout à responsabilité, que ce soit sur l’île ou en métropole. Mais il ne faut pas confondre ce rééquilibrage nécessaire avec des emplois occupés à 100% par les locaux.

Par quoi passe ce rééquilibrage ? Par l’éducation d’abord, bien sûr. Peut-on envisager un système de quota ou de discrimination positive ? Pour ma part, j’ai toujours été extrêmement réservé devant ce genre d’outil, parce qu’il est à l’opposé de l’égalité entre les citoyens. Bien sûr, c’est pour la bonne cause : on instaure une inégalité pour contrebalancer une autre inégalité, plus forte et qui risque de ne pas disparaître sinon. Mais est-ce qu’on supprime un mal par un mal contraire ? Je n’en suis pas sûr. Il faut être désigné à un poste parce qu’on y sera compétent, pas parce qu’on est une femme ou parce qu’on est d’origine mahoraise. C’est pourquoi je suis opposé aux lois sur la parité telles qu’elles ont été mises en place.

Cela étant, je reconnais que dans certains cas, la discrimination positive et le système des quotas peuvent avoir une utilité, voire être nécessaires. Mais je pense qu’il faut alors les encadrer beaucoup plus strictement qu’on ne le fait. Ainsi, on pourrait les mettre en place pour une durée limitée, par exemple 15 ou 20 ans (jamais plus de 50), et de manière non renouvelable pour la même période de temps.

Pour ma part, je me suis à peu près toujours senti bien accueilli à Mayotte. Je n’ai jamais senti ici les tensions qui peuvent exister dans d’autres départements d’outre-mer. Mais depuis les grèves de l’année dernière, j’ai le sentiment que certains mahorais développent un ressentiment à l’égard de la métropole ou des mzungus. C’est pour cela que je pense nécessaire de remettre certaines choses en perspective et de condamner certains discours, certaines expressions qui ne peuvent que faire monter les tensions. Mayotte est pour l’instant une île relativement paisible et harmonieuse ; ne laissons pas les choses s’envenimer.

samedi 2 mai 2015

Dans l'islam aussi, les choses avancent (lentement)


On dit souvent que les principales religions monothéistes sont comme de gros paquebots : elles ont du mal à prendre les virages. Forcément : quand on pense détenir la vérité directement de Dieu, c’est-à-dire de la Vérité elle-même, on pense qu’on ne peut pas se tromper ; à partir de là, reconnaître une erreur est toujours délicat : on risque fatalement d’ébranler tout l’édifice.

Il faut donc biaiser. L’Église catholique est championne en la matière : l’air de rien, elle enterre, sans jamais les renier officiellement, des dogmes, des rites ou des commandements moraux qui ne passeraient plus aujourd’hui ; et elle promeut des idées ou accepte des pratiques qui auraient conduit leurs auteurs au bûcher il n’y a pas 400 ans de cela.

Pour faire passer la pilule, rien de tel que le silence : on ne parle tout simplement plus de certaines encycliques, de certains syllabus, de certains canons ; et quand ça ne suffit plus, on enrobe tout cela dans des mots vides de sens ; on imagine une illusoire « herméneutique de la continuité » pour dire qu’en fait pas du tout, ce qu’on fait et dit aujourd’hui n’est pas le moins du monde contradictoire avec ce qu’on faisait ou disait avant. Quitte, parfois, à inverser complètement le sens des mots ; et quand Grégoire XVI, dans Mirari vos, parle de « la liberté de la presse, liberté la plus funeste, liberté exécrable, pour laquelle on n’aura jamais assez d’horreur et que certains hommes osent avec tant de bruit et tant d’insistance, demander et étendre partout », certains peuvent vous dire en vous regardant droit dans les yeux que l’Église n’a en fait jamais condamné la liberté de la presse. Bon.

Évidemment, ça ne passe pas complètement comme une lettre à la Poste ; il y a toujours des gens pour refuser de fermer les yeux sur la supercherie. Ça donne d’un côté les réformistes, qui veulent qu’on assume le changement, et de l’autre la FSSPX, qui regarde la réalité en face, voit que l’herméneutique de la continuité est un attrape-nigaud, et demande, à l’inverse des premiers, qu’on continue à faire comme on a toujours fait. Je ne suis pas d’accord avec leurs conclusions, mais au moins, ils ne se payent pas d’illusions.

Pour ma part, je fais bien sûr partie de la première catégorie, et je préférerais qu’on assume franchement ; qu’on dise, une bonne fois pour toute, que l’Église visible, à la différence de l’Église invisible, est une institution humaine, et qu’à ce titre elle se trompe, elle erre, elle dit et fait des conneries, sur lesquelles elle peut revenir ensuite. On y viendra, je pense ; pas demain, mais on y viendra.

En attendant, cela dit, un changement, même honteux, même pas bien assumé, vaut toujours mieux que pas de changement du tout. Et chez les chrétiens, même chez les catholiques (le plus gros paquebot de la flotte), les choses changent ; doucement mais sûrement. Le pape François y contribue, avec son refus de juger les homosexuels, ses tentatives (on verra fin 2015 ou début 2016 si elles aboutissent vraiment à quelque chose ou si la montagne finit par accoucher d’une souris) pour mieux accepter et intégrer les divorcés-remariés, les relations sexuelles hors-mariage etc. La masse des fidèles y contribue plus encore : pas tellement par des prises de position publiques (ce n’est pas tellement dans leur culture), mais plutôt par leur comportement (je ne connais pas beaucoup de jeunes couples chrétiens qui respectent réellement Humanæ vitæ, même s’ils n’auront jamais un mot contre elle en public).

Tout n’est pas parfait, certes ; la récente controverse sur le refus par le Vatican d’agréer l’ambassadeur de France, apparemment au motif de son homosexualité, est à mon sens, si les faits sont avérés, la première vraie tache sur le pontificat de François. Mais encore une fois, on ne peut pas attendre d’un paquebot qu’il manœuvre aussi vite qu’un zodiac.

Autre signe positif : ça bouge aussi hors de l’Église catholique. Chez les protestants, ce n’est pas très surprenant : les vieilles Églises européennes (par oppositions à celles qui sont nées plus récemment sur le continent américain, nettement plus réactionnaires) ont toujours été plus ouvertes au changement. En Angleterre, l’Église anglicane a accepté d’abord les femmes prêtres, puis les femmes évêques. De nombreuses autres Églises protestantes bénissent les unions homosexuelles, voire les sanctifient par le mariage, comme l’Église de Suède (dont une femme est d’ailleurs archevêque).

Enfin (et c’est quand même surtout de ça que je voulais parler), les choses évoluent aussi dans l’islam. En France, on peut citer l’imam Ludovic-Mohamed Zahed, lui-même homosexuel et marié religieusement. Fondateur de l’association HM2F (Homosexuels Musulmans de France), il est à l’origine de la première « mosquée inclusive » de France, en région parisienne : elle accueille aussi bien les homosexuels que les femmes non voilées. En 2014, il a marié deux Iraniennes en Suède. À lui tout seul, il est un salutaire coup de bâton sur le museau des Indigènes de la République, et tout particulièrement d’Houria Bouteldja qui écrivait que pour les musulmans de France, « le mariage hétérosexuel [était] le seul horizon possible ».

Ailleurs, on pourrait évoquer le réalisateur Parvez Sharma, lui aussi musulman et homosexuel, connu surtout pour son film A Jihad for Love, sorti en 2007, qui cherchait à briser l’idée (complètement absurde évidemment) selon laquelle l’homosexualité n’existerait pas dans le monde musulman (idée très prégnante, on s’en rend particulièrement compte à Mayotte). Au péril de sa vie, il vient de réaliser un nouveau film intitulé A Sinner in Mecca, qui retrace son propre pèlerinage à La Mecque.

Ce ne sont que deux exemples, bien sûr, mais ce qu’ils révèlent est d’une importance capitale : ils prouvent qu’il n’y a aucune guerre générale entre l’islam et le christianisme, ou entre le monde musulman et l’Occident ; il y a une guerre entre les partisans des libertés fondamentales et les extrémistes de tous bords qui ne veulent pas en entendre parler. Les fanatiques chrétiens comme les fanatiques musulmans sont en guerre à la fois contre les droits de l’homme et les uns contre les autres ; et leur stratégie essentielle – là-dessus, leur ressemblance est d’ailleurs frappante – consiste justement à faire croire que la guerre est d’abord entre les deux grands monothéismes : cela leur permet, bien sûr, de diviser les partisans des droits fondamentaux pour mieux les affaiblir.

Cette stratégie peut parfaitement réussir. Les attentats, les meurtres, les atrocités commises à plus ou moins grande échelle par l’État islamique, par Boko Haram, par Al-Qaeda ou par tous ceux qui se revendiquent de la même mouvance, ont en effet, de ce point de vue, une double utilité. D’une part, ils éveillent chez les Occidentaux une tristesse, une colère, une rage, un dégoût qui peuvent facilement les submerger et leur faire réellement croire que l’ennemi, c’est l’islam en général. De cette manière, les Occidentaux « de souche » (notez les guillemets) se retourneraient contre les musulmans dans leur globalité, les rejetant en bloc et les poussant ainsi dans les bras des terroristes, qui apparaîtraient comme leur ultime recours. Premier drame, dont on voit déjà les prémices, car il transforme petit à petit en ennemis ceux qui n’avaient aucune raison de le devenir, les musulmans modérés qui, au fond, ne sont pas plus homophobes ou misogynes que n’importe qui.

D’autre part, ces sentiments de colère sont exploités par les gouvernements occidentaux pour mettre en place des lois liberticides (on a eu le Patriot Act aux États-Unis, on fait largement aussi bien en France en ce moment même). C’est une seconde catastrophe, aussi terrible que la première : outre qu’elle nous conduit doucement à un nouveau totalitarisme, elle nous fait perdre de vue les valeurs que nous sommes censés défendre, donc notre âme et notre raison d’être.

Parce que cette stratégie des fondamentalistes musulmans peut fonctionner, elle est dangereuse et doit être combattue avec la dernière énergie. Dans ce combat, une arme essentielle va résider dans les initiatives des homosexuels musulmans, mais plus généralement de tous les réformistes de cette religion et de ses différents courants : ceux qui, par exemple, militent pour une révision des hadiths ou pour une autre manière de considérer l’abrogation des versets contradictoires du Coran, voire pour réviser le statut du Coran lui-même.

La réforme de l’islam est essentielle, et elle est attendue par de nombreux musulmans. Le maréchal Abdel Fattah al-Sissi, président de la République d’Égypte, déclarait le 28 décembre dernier à l’université Al Azhar du Caire : « Nous sommes devant la nécessité d’une évolution religieuse. Vous, les imams, êtes responsables devant Allah. Le monde entier attend votre prochaine réforme, car la communauté musulmane est ravagée, détruite ; elle va à sa perte, et elle le fait à cause de nous. » Ce maréchal a sans doute bien des défauts, ce n’est peut-être pas un nouveau Nasser, mais au moins, il semble avoir compris un point fondamental.

L’Église catholique, il y a un peu plus de 50 ans, entamait, avec le Concile de Vatican II, son plus grand, son plus important aggiornamento depuis le Concile de Trente, au milieu du XVIe siècle. Cette grande réforme de l’Église est loin, très loin d’être achevée, et elle doit se poursuivre. Il y a quelque espoir à considérer que l’islam, lui aussi, s’engage peut-être en ce moment même dans une bataille similaire. C’est d’abord aux réformistes musulmans eux-mêmes de la mener, bien sûr ; mais nous avons le devoir de les soutenir et de les aider. Ce sont nos frères d’armes.

vendredi 1 mai 2015

Sylvie Brunel mélange le bon grain et l'ivraie


Note : Ce billet est la version complète dun article que Le Monde a publié ici mais a tronqué (sans me demander comment le faire...) en supprimant quelques passages essentiels.

***

La géographe Sylvie Brunel, spécialiste du développement, publie dans Le Monde du 28 avril dernier un article intitulé « Les agriculteurs ne sont pas des pollueurs empoisonneurs », en fait un long réquisitoire contre l’agriculture biologique et plus généralement contre l’écologie.

Dans le viseur, les opposants à l’agriculture « dite productiviste ». Pourquoi « dite » ? L’agriculture conventionnelle est productiviste et industrielle : elle cherche à produire le plus possible, c’est le rôle qui lui a été explicitement assigné depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ; depuis bien longtemps, elle ne cherche même plus à produire plus pour manger plus, mais bien pour vendre plus. Les exploitations agricoles conventionnelles sont en fait des entreprises comme les autres, qui partagent leurs buts (le productivisme et le profit) comme leurs méthodes (celles de la technique et de l’industrie).

Afin de mieux pouvoir le terrasser, Sylvie Brunel construit un ennemi imaginaire, ou plutôt caricatural : l’adversaire de l’agriculture productiviste, forcément un urbain nostalgique du « bon vieux temps » et de « l’éden perdu de nos campagne », qui « [refuse] de voir la réalité en face » et « se [berce] d’une vision passéiste et erronée des campagnes ». Diantre ! À l’opposé de cet égoïste qui, naturellement, se moque du développement des pays pauvres, Sylvie Brunel invoque systématiquement « les paysans », en bloc (« les paysans n’en peuvent plus »…), comme s’ils formaient une masse homogène forcément d’accord avec elle.

Or, la réalité est infiniment plus complexe. Bien sûr, il y a beaucoup de vrai dans l’article de Mme Brunel – c’est toute sa force. Oui, le travail paysan dans le monde préindustriel était d’une extrême pénibilité. Oui, il y avait des disettes et des famines. Oui, il faut mieux nourrir l’humanité que nous ne le faisons aujourd’hui, en particulier les habitants des pays pauvres ou en développement. Oui, les paysages français ont été façonnés par l’agriculture et n’ont rien de « naturel ». Oui, l’agriculture productiviste nous a permis de devenir un pays exportateur.

Est-ce à dire que tout aille au mieux dans le meilleur des mondes possibles, et que nous n’ayons plus qu’à avancer sur notre lancée ? Certainement pas. Car Sylvie Brunel oublie tout de même les nombreuses ombres au tableau qu’elle dépeint. Ainsi, elle insiste sur la nécessité de l’irrigation, qui « a produit les civilisations les plus brillantes ». En ligne de mire, bien sûr, les opposants au barrage de Sivens, explicitement mentionné au début de l’article. Que l’irrigation soit nécessaire, qui en doute ? Personne à ma connaissance. Mais a-t-on forcément besoin de projets pharaoniques à la fois coûteux et profondément destructeurs ? Les zadistes de Sivens ne réclamaient pas l’interdiction de l’irrigation et ne faisaient pas que s’opposer stérilement (c’est le cas de le dire) : ils avaient au contraire un contre-projet beaucoup plus adapté à la réalité du terrain et qui, malheureusement, n’a pas été retenu par le Ministère de l’Écologie.

Sylvie Brunel va plus loin et s’égare dans des contre-vérités quand elle affirme avec aplomb que « la “conversion” au bio […] n’est […] [pas] meilleure pour la planète ». Le motif ? « Plus de CO2 lié au désherbage mécanique, ou au transport ». Pour ce qui est du transport, personne n’a dit que le bio était suffisant : oui, il faut aussi consommer local et de saison, sans quoi on perd en effet une part du bénéfice environnemental. Mais pour le CO2, là pardon, soyons sérieux ! Outre que le désherbage ne se fait pas forcément avec des machines polluantes fonctionnant au pétrole, Mme Brunel oublie aussi que les herbicides, pesticides, fongicides et autres sont bel et bien des poisons : en fait, c’est comme cela qu’ils fonctionnent. Elle semble également ignorer l’état des sols et des sous-sols des exploitations agricoles conventionnelles, qui sont – de plus en plus d’études le montrent – absolument morts : en-dehors de l’unique espèce cultivée, il n’y a plus rien, ni faune, ni flore, ni vie microbienne pourtant essentielle au maintien de l’écosystème.

Et je ne parle même pas des autres inconvénients, nombreux et parfois dramatiques, de l’agriculture conventionnelle : les dangers pour la santé humaine, la mort en masse des abeilles dont on se rend de mieux en mieux compte qu’elle vient largement des pesticides chimiques, l’immense souffrance animale dans les usines d’élevage modernes, la destruction massive de biodiversité, due par exemple aux remembrements, les OGM dont on ne connaît pas les effets à long terme sur les écosystèmes… Comment peut-on faire semblant de croire que les innombrables avantages de l’agriculture biologique en matière de respect de l’environnement ne compensent pas ses quelques inconvénients éventuels ?

On a en fait l’impression que Sylvie Brunel ignore largement la réalité de l’agriculture biologique aujourd’hui, et tout particulièrement les développements de l’agronomie. A-t-elle seulement entendu parler de la permaculture ? À lire son texte, on en doute. Bien sûr, la permaculture produit moins, en quantité, que l’agriculture productiviste. Est-ce à dire qu’elle ne permettrait pas à la France d’être auto-suffisante alimentairement ? Rien ne le prouve, car la permaculture donne des résultats étonnants. Peut-être qu’après une conversion intégrale (bien lointain à l’heure qu’il est) à ce contre-modèle, nous cesserions d’être un pays exportateur. Mais est-ce vraiment l’essentiel ?

Alors bien sûr, l’agriculture bio – et la permaculture ne fait pas exception –, c’est « plus cher », les quantités produites sont « plus faibles », « le coût de la main-d’œuvre est plus important ». Évidemment : le travail agricole doit bien être fait, que ce soit par des machines et des produits chimiques, ou que ce soit par des humains. Mais au fond, les deux options sont chères. Sylvie Brunel oublie que pour s’acheter les machines, les semences et les produits chimiques qui sont le socle de l’agriculture industrielle, les agriculteurs sont souvent contraints de s’endetter sur des années, voire des décennies, à tel point qu’on peut se demander dans quelle mesure ils sont encore propriétaires de leurs exploitations. L’agriculture conventionnelle est même à l’origine de véritables drames sociaux car les agriculteurs, enserrés dans la chaîne des industries agro-alimentaires, sont soumis à des pressions intenses à la fois des entreprises d’amont (semenciers, banques etc.) et des entreprises d’aval (grande distribution).

Dans un pays où le taux de chômage réel dépasse les 10%, ne serait-il pas préférable de passer à une agriculture qui emploiera beaucoup plus de personnes et qui enverra moins d’argent dans les poches des banques et des grands groupes industriels ? L’argent ne manque pas vraiment, il est surtout mal employé : réorientons les subventions déjà en vigueur vers les exploitations respectueuses de l’environnement, subventionnons une recherche agronomique allant dans le même sens, et on verra ce dont les techniques agricoles douces sont vraiment capables.

C’est vrai, les produits bio « se conservent […] très peu de temps », ce qui donne lieu à « un gaspillage immense ». Mais la faute revient-elle vraiment à la faible durée de conservation des aliments, ou à un système qui a été intégralement pensé pour des produits alimentaires bourrés de conservateurs chimiques ? Ce qu’il faut comprendre, c’est que ce n’est pas seulement l’agriculture qu’il faut repenser : c’est tout notre système de production mais aussi de distribution, de transport et de consommation des aliments. Oui, c’est une révolution ; mais elle est nécessaire.

Cet article de Mme Brunel ne fait que confirmer le triste mouvement dans lequel la géographie française est à présent solidement engagée, et que je dénonçais déjà sur lemonde.fr en juillet 2010 : au nom de la lutte pour le développement, les enjeux environnementaux sont minimisés, voire complètement niés. En 2010, certains des nouveaux manuels scolaires de géographie pour la classe de 2nde tendaient à nier l’origine anthropique du réchauffement climatique – à l’encontre de toutes les preuves scientifiques accumulées par les climatologues –, voire y trouvaient des avantages. En septembre de la même année, la Société de Géographie organisait un colloque intitulé « Le ciel ne va pas nous tomber sur la tête » qui se donnait pour objectif d’en finir avec le « catastrophisme ambiant véhiculé par des médias en mal d’audience et des écologistes radicaux » [sic]. Ce colloque a ensuite donné lieu à un livre éponyme publié sous la direction de Sylvie Brunel (déjà) et Jean-Robert Pitte, avec la contribution de nombreux géographes, dont Yvette Veyret.

L’engagement de ces chercheurs en faveur du développement des pays pauvres est tout à leur honneur, il est noble et indéniablement utile : il ne s’agit aucunement de le remettre en question. Mais ils doivent également comprendre que les hommes ne se sauveront pas seuls : ils se sauveront avec la planète qu’ils habitent, ou ils ne se sauveront pas du tout. Il ne sert à rien d’améliorer nos conditions d’existence à moyen terme, par exemple en produisant de plus en plus de nourriture, si cela doit conduire à annihiler la possibilité même de vivre décemment sur terre à plus longue échéance.

Enfin, les géographes ont trop tendance à se croire experts en tout. Certes, la géographie est une vaste science, qui comprend des éléments de géophysique, de géomorphologie, de climatologie, tout en étant une science humaine. Mais pour autant, elle n’englobe pas ces sciences, ni ne les surplombe. Alors par pitié, que les géographes fassent de la géographie ; et qu’ils laissent la climatologie aux climatologues, et l’agronomie aux agronomes.