mercredi 26 juillet 2017

Nous sommes les hommes de 1933

À chaque fois que je dis, peu ou prou, ce que j’écrivais dans mon dernier billet, j’ai droit, de la part de ceux qui n’ont rien compris à ce que je pense ou qui ne me lisent pas jusqu’au bout, à des réactions amusées. « Ah, mais toi qui es pour un État fort, ça devrait te plaire, ce qui se passe en Pologne ! De quoi tu te plains ? » – je vous épargne les nombreuses variantes auxquelles j’ai droit.

Je l’ai déjà dit, redit, et au fond je crois que je parle dans le désert, mais vogue la galère, il faut croire que j’aime ça. Ce n’est pas la première fois que je constate notre incapacité à transmettre à nos élèves certaines valeurs fondamentales. Quiconque a interrogé les bambins d’une classe lambda lors d’un cours d’éducation civique sur la justice sait que, pour l’immense majorité d’entre eux, les pédophiles ou les terroristes devraient être exécutés sans jugement. La plupart ne comprennent pas pourquoi on se donne la peine de leur fournir un avocat. De même, une fréquentation un tant soit peu assidue des réseaux sociaux nous a tous mis face à des gens qui proposaient que les pédophiles remplaçassent les animaux dans les expériences de laboratoire, ou autres joyeusetés du même tonneau.

Il ne s’agit pas à proprement parler d’ignorance, puisque justement, tout le monde est passé par les cours d’histoire-géo et d’éducation civique du secondaire, et donc tout le monde a déjà étudié ces concepts. Alors de quoi s’agit-il ? Quand quelqu’un connaît les notions de présomption d’innocence ou de nécessité d’un procès impartial, mais ne comprend pas leur importance, quand il décide par exemple qu’on peut s’en dispenser dès lors qu’on est confronté à certains crimes ou à certaines catégories de personnes, quand il soutient l’action de l’État alors même qu’il voit ces valeurs piétinées, il ne s’agit pas d’ignorance, mais bien d’une déficience dans le sens moral, c’est-à-dire dans l’aptitude à juger de ce qui est bien et de ce qui est mal.

J’insiste sur le fait que je ne parle pas ici de relativité de la morale. Je ne constate pas que ce qui semble bon aux uns semble mauvais aux autres, ou que ce qui est important pour quelqu’un est sans importance pour quelqu’un d’autre. J’affirme au contraire que certaines personnes ont un sens moral déficient, c’est-à-dire jugent mal, se trompent dans leur évaluation de ce qui est bien ou mal, important ou secondaire.

Évidemment, de nos jours, justement parce que le relativisme moral connaît un triomphe à peu près total dans notre société, une telle assertion fait immédiatement passer son auteur pour un monstre d’arrogance. Comment ? Il se permet de dire qu’il a raison et que les autres ont tort ? Mais quel élitisme ! Et au nom de quoi ?

Pour ma part, j’assume. Je ne prétends évidemment pas que j’ai raison sur tout – comme tout un chacun, je peux me tromper. Il est même certain qu’une partie de mes jugements moraux sont erronés. Mais j’assume de considérer qu’en matière de morale, il y a un vrai et un faux. Si quelqu’un affirme qu’une femme qui sort dans la rue non voilée est une pute, ou que les homosexuels doivent être jetés du haut d’un immeuble, ou qu’on peut faire subir ce qu’on veut à un animal, ou que les pédophiles devraient être mis en prison sans procès, alors que j’affirme le contraire, ce n’est pas seulement que nous avons deux points de vue différents sur ces questions ; c’est qu’il a tort, et que j’ai raison. Chaque affirmation morale nécessiterait évidemment une argumentation, et pour chaque point considéré, je suis prêt à la fournir : je ne prétends pas avoir raison simplement parce que c’est moi qui parle. Mais au fond, et quelle que soit la manière dont on l’enrobe, ça revient à ça : en matière de morale, il y a des affirmations vraies et des affirmations fausses, et donc certains sont plus dans le vrai que d’autres. Et tant pis pour ceux que ça défrise et qui m’appelleront paternaliste, ethnocentriste ou autre.

On peut même aller plus loin : en fait, c’est l’immense majorité de la population qui a ainsi un jugement moral largement déficient. Je le mesure à chaque fois que je discute de droit et de morale, par exemple des thèmes évoqués dans mon dernier billet, avec des gens éduqués et cultivés. Parce qu’à la rigueur, que, dans le fin-fond du Tarn-et-Garonne, les gosses des catégories socio-professionnelles très défavorisées n’aient pas d’idée claire et précise de la valeur de la présomption d’innocence, je peux le leur pardonner. Ça les rend évidemment inaptes à toute fonction de décision politique, mais ce n’est pas franchement leur faute.

En revanche, ce qui est sidérant, et surtout très angoissant, c’est que quand on discute avec des médecins, des professeurs, des artistes, on s’aperçoit que les déficiences morales sont toujours là. Ça n’a donc à voir ni avec le niveau d’étude, ni avec le niveau culturel. Et c’est bien cela qui fait peur : car on s’aperçoit que les valeurs fondamentales qui sont le socle de notre droit et la base de nos libertés et de notre bonheur ne tiennent par rien. Pour l’instant, elles sont globalement respectées, mais elles le sont en quelque sorte par défaut, parce que personne n’a encore eu clairement la volonté de les remettre en cause. Ce n’est même pas que certaines catégories sociales les auraient oubliées ; c’est que toutes les catégories sociales les ont oubliées. Autrement dit, ces valeurs restent présentes, mais seulement dans le discours, en surface, sans aucun ancrage réel, et donc de manière complètement illusoire. La première bourrasque les emportera.

Même des gens qui sont éminemment moraux sur certains points peuvent se montrer parfaitement lacunaires sur d’autres. Ainsi, telle personne qui aura une grande attention aux pauvres perdra tout sens moral, toute mesure, toute idée de justice dès qu’on parlera de terrorisme. D’autres n’ont jamais remis en question des valeurs inculquées depuis toujours et ont peu à peu perdu tout sens de la hiérarchie des valeurs : ainsi, certains sont capables de me dire que je n’ai aucune morale parce que je défends la possibilité de la prostitution, alors qu’ils viennent de me dire que le fait pour l’État d’assassiner des terroristes sans jugement ne leur posait aucun problème.

Très souvent, les lacunes sont difficiles à percevoir, car elles touchent des points de détail : ainsi, certaines personnes considèrent la liberté d’expression comme essentielle et sont prêtes à se battre pour elle, mais seraient pourtant d’accord pour interdire toute forme d’expression religieuse dans l’espace public. Très souvent, sans même s’en apercevoir, les gens sont prêts à accorder des droits aux uns et pas aux autres en fonction de leurs préférences, de leurs opinions, de leurs goûts. Or, qui défend la liberté d’expression pour celui-là seul qui pense comme lui est un ennemi de la liberté d’expression ; qui défend la présomption d’innocence mais est prêt à faire une exception en cas de terrorisme met à mort la présomption d’innocence.

On touche évidemment là à des points complexes de la morale, qui nécessitent une vision de long terme. Face à l’attentat de Nice, la réaction instinctive est évidemment de se dire : « si cet homme avait été tué ou enfermé sans jugement par les services secrets, il n’aurait pas commis ce massacre, et la vie de 86 personnes aurait été épargnée ». Il faut beaucoup de recul et même de sang-froid, sans compter une dose d’imagination et des capacités d’anticipation, pour comprendre qu’une société dans laquelle on exécute ou enferme les gens sans jugement sera infiniment pire qu’une société dans laquelle il y a de temps à autres un attentat qui fait une centaine de morts. Instinctivement, l’empathie nous fait dire que les morts, ça aurait pu être nous ou nos proches, et que rien n’est pire que cela. Il faut beaucoup de hauteur pour réaliser que vivre dans un totalitarisme serait en réalité bien pire.

Ce sont ce recul, ce sang-froid, cette vision de long terme qui font défaut à la plupart des gens. Et finalement, on s’aperçoit que ceux qui ont un réel sens moral sont rarissimes. C’est en cela que nous sommes les hommes de 1933 : les valeurs sont dans toutes les bouches, mais ne sont dans aucun cœur. Et de fait, elles sont en train de disparaître. Les lois sécuritaires les piétinent les unes après les autres, et ce n’est même pas que les gens ne réagissent pas : non, ils en sont positivement contents. Nos valeurs les plus fondamentales sont foulées au pied, et elles le sont de manière pleinement démocratique. Impossible de se cacher derrière l’idée que le gouvernement n’est pas réellement représentatif, que notre système n’est pas réellement démocratique : les lois en question bénéficient d’un réel soutien populaire.

Et bien sûr, les rares personnes lucides vont, elles aussi, avoir à subir les conséquences politiques des errements moraux des autres. Quand la première dictature venue sera, comme en 1933, aussi bien soutenue par la bourgeoisie globalement cultivée que par le sous-prolétariat déclassé, ce sont mes enfants et moi qui seront assignés à résidence – et encore, on aura de la chance si ce n’est pas enfermés dans un camp, voire exécutés – au nom de la lutte contre le « terrorisme écologiste ». Ma seule consolation, c’est que tous ceux qui auront promu et mis en place ces lois en seront aussi les premières victimes ; que, le moment venu, tous ceux qui s’imaginaient qu’ils seraient toujours du bon côté de la barrière réaliseront que ce ne sera pas le cas et paieront cette erreur, parfois de leur vie. Bien maigre consolation.

On en revient à Platon : peuvent gouverner ceux qui, réellement, savent distinguer le Bien du mal. Force est de constater que, comme il y a 2500 ans, ils sont aujourd’hui bien minoritaires. Or, « à moins que […] les philosophes n’arrivent à régner dans les Cités, ou à moins que ceux qui à présent sont appelés rois et dynastes ne philosophent de manière authentique et satisfaisante, et que viennent à coïncider l’un avec l’autre pouvoir politique et philosophie ; à moins que les naturels nombreux de ceux qui à présent se tournent séparément vers l’un et vers l’autre n’en soient empêchés de force, il n’y aura pas […] de terme aux maux des Cités ni, il me semble, à ceux du genre humain[1]. »


[1] Platon, La République, Livre V, 473c-474c, v. 380 av. J.C.

lundi 24 juillet 2017

En Marche ! vers le totalitarisme

« Les oisillons, las de l’entendre,
Se mirent à jaser aussi confusément
Que faisaient les Troyens quand la pauvre Cassandre
Ouvrait la bouche seulement. »

S’est-on déjà dit que Cassandre, elle aussi, pouvait être lasse de prêcher dans le désert, et d’annoncer sans cesse la vérité à venir sans jamais être crue ou entendue ? Moi en tout cas, je suis fatigué, fatigué de devoir constater sans cesse les mêmes choses, l’avancée toujours aussi inexorable vers la même catastrophe, la Crise toujours plus aiguë, sans que jamais aucune réaction ne se fasse jour. Mais bon. Cassandre, c’est moi ; autant assumer et jouer le rôle jusqu’au bout.

L’État de droit recule en Europe. Deux pays sont en ce moment même le laboratoire de cette régression : la Pologne et la France.

En Pologne, le PiS, le parti conservateur – le mot est faible – cherche, depuis sa prise du pouvoir en 2015, à prendre le contrôle de tous les leviers de l’État, en particulier de ceux qui pourraient empêcher, voire nuancer ou affaiblir, son action. Il s’est donc attaqué successivement à deux contre-pouvoirs essentiels : les médias d’abord, la justice ensuite. La télévision publique a été brutalement reprise en main, de nombreux journalistes ont été licenciés ; puis, le pouvoir s’en est pris également aux médias privés, par exemple en poursuivant en justice, devant des tribunaux militaires, des journalistes qui avaient fait des révélations embarrassantes à propos de membres du gouvernement. Ce qui est notable, dans ce dernier cas, est que les ministres en question n’ont même pas nié les faits qui leur étaient reprochés ; ils ont seulement accusé les journalistes de les avoir rendus publics. Des journalistes traduits devant des tribunaux militaires pour avoir révélé des faits dont personne ne conteste la réalité : mais dans quel régime sommes-nous ? Et qui peut encore nier qu’il y a un gros, un très gros problème en Pologne ?

Actuellement, c’est sur la justice que les dictateurs en herbe polonais concentrent leurs efforts. Et ils ont décidé de ne pas faire les choses à moitié : après avoir pris le contrôle, dès 2015, du Tribunal constitutionnel – l’équivalent de notre Conseil constitutionnel –, ils tentent à présent de faire de même avec la Cour suprême – l’équivalent de notre Cour de cassation – en proposant que ses membres soient nommés par le Parlement, qu’ils contrôlent déjà. Plus c’est gros, plus ça passe ! Par ailleurs, une autre loi a été adoptée, le 12 juillet dernier, qui permet au ministre de la justice de démettre de leurs fonctions tous les présidents de tribunaux du pays et de nommer leurs successeurs. Si la nouvelle loi passe, cela reviendra donc à mettre le pouvoir judiciaire sous la double tutelle et le contrôle direct du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif. Autrement dit, la fin de la séparation des pouvoirs.

Pour beaucoup de gens, tout ça – législatif, exécutif, judiciaire, séparation des pouvoirs, quatrième pouvoir… – ce sont des mots, rien de plus. Quelques vagues souvenirs de vieux cours d’éducation civique dont on se rappelle surtout qu’ils étaient bien chiants, et dont on n’a au fond jamais saisi le sens. Mais c’est de notre liberté qu’il s’agit là, condition première de notre bonheur. Qui n’a pas compris cela n’a rien compris. Car dans un régime où la justice est aux ordres du Parlement, du gouvernement ou des deux, il n’y a plus de contre-pouvoir, partant plus de liberté. Les citoyens n’ont plus aucun moyen légal de contester le pouvoir en place, puisque la justice ne peut plus que leur donner tort. La situation est encore aggravée si la liberté d’expression disparaît à son tour avec des médias tenus en laisse. À partir de là, il ne reste plus que deux options possibles : la soumission au pouvoir, donc le renoncement à sa propre liberté, ou la contestation par la violence. Aucune des deux issues ne peut apporter le bonheur social.

Second cas de recul des libertés : la France. Ah, bien sûr, le traitement médiatique n’est pas le même. Alors que pour ce qui est de la Pologne, les médias français n’hésitent pas à parler – à juste raison ! – de recul de l’État de droit, dès qu’il faut qualifier les tentatives de Macron, les plus audacieux – car la plupart s’en foutent éperdument, ou ne disent rien – parlent de « texte dangereux ». Mais les choses, au fond, sont-elles si différentes ?

Emmanuel Macron nous l’a promis : on va sortir de l’état d’urgence. Ah bon ? À lire son projet de loi, on s’aperçoit qu’il n’en est rien. Je ne suis pas le premier à le dire : on se contente de faire entrer l’état d’urgence dans le droit commun. Autrement dit, on ne sort pas de l’état d’urgence, on ne fait qu’en changer le nom, et ainsi on le banalise.

Voyez plutôt. Le texte du gouvernement prévoit que le ministre de l’intérieur pourra, de manière parfaitement arbitraire, obliger un individu à rester sur le territoire d’une commune, et ce même si la justice ne trouve rien à reprocher à cette personne. Ce qui foule aux pieds la liberté de circulation. Les perquisitions administratives, y compris de nuit, pourront être décidées chez tout un chacun par les préfets. Fondamentalement, cela revient à diviser la population en deux : les citoyens ordinaires, qui continuent à avoir des droits, et les terroristes qui n’en ont plus. Le juriste allemand Günther Jakobs parlait de « droit pénal de l’ennemi » pour qualifier cette situation où des citoyens cessent d’être considérés et traités comme tels. Les critères définitoires de ce « droit pénal de l’ennemi » étaient un droit pénal préventif, des procédures pénales dérogatoires au droit commun et des sanctions si sévères qu’elles ne respectent plus la proportionnalité des peines. Nous y sommes. C’est la fin d’un autre principe constitutif de l’État de droit : l’universalité des droits et des libertés fondamentaux.

Les imbéciles, évidemment, se disent que ce n’est pas grave, puisqu’eux seront toujours du bon côté de la barrière. Le Président de la République tente d’ailleurs de nous rassurer dans ce sens, en affirmant que ces mesures seront strictement encadrées pour ne viser que les terroristes. Mais qui peut être assez con pour avaler l’argument ? N’importe qui peut être qualifié de terroriste. Le groupe d’ultra-gauche de Tarnac, mené par Julien Coupat, a été qualifié de terroriste, alors même qu’ils n’avaient essayé de tuer personne, et que même les dommages sur des biens matériels qu’on leur reprochait n’ont jamais pu leur être imputés avec certitude. Pendant l’état d’urgence, les mesures administratives ont frappé non seulement des personnes réellement soupçonnées de terrorisme lié à l’islam radical, mais aussi, et très largement, des opposants à l’aéroport Notre-Dame-des-Landes ou à la loi travail. Ne nous faisons pas d’illusions : concrètement, n’importe qui pourra être visé.

Et ce qui est particulièrement inquiétant, c’est que le projet de loi ne vise pas seulement les auteurs avérés d’actes terroristes, c’est-à-dire reconnus comme tels par la justice, mais tous ceux que le gouvernement ou les services secrets soupçonnent de simples intentions terroristes. Même pas ceux qui prépareraient des attentats, non non ! Ça, il est normal de le sanctionner, dès lors que la préparation est suffisamment avancée. Mais là, il s’agit de sanctionner des gens qui n’ont encore rien préparé concrètement. On passe ainsi d’une justice qui sanctionne un acte déjà accompli à une parodie de justice qui sanctionne des intentions. On ne vous punit plus pour ce que vous avez fait, mais pour ce que vous pourriez faire. On passe d’une société de responsabilité à une société de suspicion permanente et généralisée.

Autrement dit, les choses sont plus subtiles en France qu’en Pologne ; mais si elles sont encore un peu moins graves, ce n’est que bien légèrement. Dans les deux cas, elles suivent un schéma similaire : le couple exécutif-législatif, qui ne connaît plus de divergences internes et fonctionne donc comme un pouvoir unique, capte une part toujours croissante de puissance, au détriment des contre-pouvoirs établis, en particulier la justice, mais également les médias. On a donc un pouvoir unique qui fait, de plus en plus, le vide autour de lui. Sachant qu’un pouvoir sans contre-pouvoir tend systématiquement à devenir tyrannique, on peut dire qu’on marche à grand pas vers la dictature ; or, dans les conditions politiques, économiques et surtout techniques qui sont les nôtres, une dictature aura toutes les chances de basculer rapidement dans le totalitarisme.

Dans les deux cas, y a-t-il des échappatoires ? Sans doute assez peu. Contre la Pologne, l’Union européenne donne de la voix ; mais des sanctions réelles exigeraient l’unanimité des autres États membres, et il est évident que la Hongrie de Viktor Orban défendra la Pologne de Jaroslaw Kaczynski – il rêve tellement de faire la même chose chez lui ! Il est même si bien avancé sur ce chemin ! Quant à la France, les députés de LREM s’y montrent d’une docilité qui confine au panurgisme ; et comme, sur ces sujets, ils ont le soutien massif du reste de la droite, ils n’ont pas de souci à se faire.

Même si les réformes sont adoucies, elles finiront donc par passer, et seront durcies à nouveau par la suite. Et même si l’alternance vient, dans quelques années, chasser le pouvoir en place, il y a tout à parier que les nouveaux dirigeants ne se priveront pas d’outils de contrôle de la population aussi efficaces. Avec bien de la chance, ils rendront une partie de ce que le pouvoir central aura accaparé ; mais il est illusoire d’espérer récupérer demain l’intégralité de la liberté que nous perdons aujourd’hui.


Ne nous y trompons pas : en défendant la séparation des pouvoirs, je ne prétends pas défendre la démocratie, et moins encore la République. Je n’en ai rien à foutre, de la démocratie. Je note une fois de plus qu’alors qu’on l’associe traditionnellement à la séparation des pouvoirs et à l’État de droit, on ne peut que constater encore et toujours la même évidence : c’est la démocratie qui tue peu à peu l’État de droit, c’est démocratiquement qu’on met peu à peu fin à la séparation des pouvoirs. Ne comptez donc pas sur moi pour défendre la démocratie : c’est elle qui nous fout dans la merde noire où nous nous enlisons rapidement. Mais je défendrai jusqu’au bout l’État de droit et ses grands principes, qui n’ont décidément rien à voir avec elle, mais qui sont les conditions de notre liberté, et donc de notre bonheur.

samedi 15 juillet 2017

Réintégrons les tradis de la FSSPX à l’Église !

Tout le monde en parle, alors parlons-en : les lefebvristes pourraient être prochainement réintégrés dans l’Église via une prélature personnelle. Et ça y est, comme dans une classe de terminale ES, je sens bien qu’au bout d’une phrase, j’ai perdu les neuf dixièmes de mon auditoire. Lefebvristes ? Prélature personnelle ???

Point histoire. De 1962 à 1965, le concile de Vatican II fut à l’origine d’un immense aggiornamento de l’Église. Sur les dogmes, sur la morale, sur les rites, il fut un grand moment de réforme de catholicisme dans le sens d’une modernisation et d’une ouverture au monde. Évidemment, de nombreux fidèles, mais aussi des évêques, s’opposèrent à ces évolutions. Parmi eux, le plus virulent était sans doute Marcel Lefebvre. Ses grands refus : la liberté religieuse, l’œcuménisme, le dialogue inter-religieux, la messe en langue vernaculaire, pour l’essentiel.

En 1970, il fonde la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie-X (FSSPX), qui regroupe des prêtres fidèles à l’ancienne doctrine, et le séminaire d’Écône, en Suisse, destiné à en former de nouveaux et ainsi à renouveler leurs troupes. En 1976, suite à sa décision d’ordonner des prêtres sans autorisation du Saint-Siège, Marcel Lefebvre est frappé de suspens a divinis (concrètement, il n’avait plus le droit d’administrer les sacrements). En 1988, il va plus loin et ordonne quatre évêques, toujours sans autorisation papale. Il est alors frappé d’excommunication. Il refuse la sentence, ce qui donne naissance à un schisme au sein de l’Église catholique.

Avant d’aller plus loin, il faut parler un peu du fond. La question essentielle que posait la FSSPX était la suivante : les enseignements du Concile de Vatican II étaient-ils, oui ou non, tous compatibles avec le Magistère antérieur de l’Église ? Et sur ce point, la réponse est claire : non, ils ne l’étaient pas. Beaucoup d’idées professées par Vatican II non seulement ne sont pas compatibles avec ce que l’Église avait auparavant affirmé, mais il y a quelques siècles de cela, elles auraient même conduit au bûcher ceux qui les auraient tenues publiquement. Ce que les conservateurs appellent « l’herméneutique de la continuité », à savoir la tentative d’interpréter les textes de Vatican II en conformité avec la totalité du Magistère et de la Tradition, est une pure illusion, vouée à l’échec.

Les exemples sont légions. Je ne peux en citer ici que quelques-uns. En 1864, le Syllabus de Pie IX établit une liste des propositions qui doivent être tenues pour fausses par tout catholique. Parmi elles : « Il est libre à chaque homme d’embrasser et de professer la religion qu’il aura réputée vraie d’après la lumière de la raison. » (§ XV). Ou encore : « C’est avec raison que, dans quelques pays […], la loi a pourvu à ce que les étrangers qui s’y rendent y jouissent de l’exercice public de leurs cultes particuliers. » (§ LXXVIII) De la même manière, en 1832, Grégoire XVI, dans son encyclique Mirari vos, condamne aussi bien la liberté de la presse que la liberté de conscience.

Or, toutes ces condamnations frappent des idées reconnues vraies par Vatican II. Dignitatis humanae affirme ainsi la liberté religieuse et la possibilité pour toutes les religions d’enseigner et de manifester leur foi publiquement. Lumen gentium affirme que les musulmans et les chrétiens adorent le même Dieu. Nostra ætate va plus loin en posant la présence d’une vérité dans les religions non chrétiennes et en promouvant le dialogue interreligieux.

Je passe rapidement sur le mythe qui voudrait que tout cela ne serait pas bien grave, puisque Vatican II serait un Concile « pastoral » et non pas « dogmatique ». Faut-il rappeler que, sur les quatre constitutions produites par le Concile, deux sont qualifiées de « dogmatiques » ? Dont, justement, la très critiquée Lumen gentium.

Force est donc de le constater : sur la question de savoir si les enseignements de Vatican II étaient tous compatibles avec la Tradition et le Magistère antérieurs, Marcel Lefebvre et la FSSPX avaient raison ; ils ne le sont pas. Il faut donc en effet faire un choix : soit on est fidèle à la Tradition antérieure, soit on est fidèle à Vatican II, mais on ne peut pas être fidèle entièrement aux deux à la fois : ce serait contradictoire.

Ce point étant réglé, revenons à l’histoire. Depuis le schisme de 1988, la FSSPX continue son œuvre, et le dialogue entre elle et le Vatican n’a jamais été rompu, sans pour autant parvenir à le résorber. Mais depuis quelques mois, on parle de plus en plus de la possibilité de réintégrer officiellement les tradis de la FSSPX en créant pour eux une prélature personnelle. Pour faire vite, une telle institution (créée, ironie de l’histoire, par le Concile de Vatican II…) regroupe des clercs – diacres, prêtres et évêques – autour d’un engagement particulier ; ils sont placés sous l’autorité d’un prélat qui lui-même dépend directement du Saint-Siège. Les prélatures personnelles sont assez proches des ordinariats militaires destinés aux soldats catholiques, ou encore des ordinariats personnels qui regroupent les anciens fidèles anglicans ayant demandé leur rattachement à l’Église catholique.

La FSSPX pourrait donc prochainement devenir à son tour une prélature personnelle. Un évêque serait nommé à sa tête par la Fraternité, puis confirmé par le pape ; elle rassemblerait les prêtres et évêques qui demanderaient à la rejoindre ; elle aurait le droit de célébrer la messe comme elle l’entend (c’est-à-dire en latin et selon le rite de Pie V). Reste une question majeure : aurait-elle le droit de refuser certains enseignements de Vatican II ?

Pour l’instant, c’est sur ce point, et sur ce point seulement, que les discussions achoppent. Benoît XVI avait envoyé une multitude de signaux favorables à la FSSPX (motu proprio Summorum pontificum en 2007, levée des excommunications des évêques schismatiques en 2009…) et on s’attendait alors à un retour de la Fraternité dans le giron de l’Église. Mais le pape avait cherché à imposer à ses membres un « préambule doctrinal » établissant leur adhésion à l’ensemble des dogmes établis par le Concile, ce qu’ils avaient refusé.

Théoriquement, on en est toujours là. Mais le pape François, contrairement à Benoît XVI, n’est pas un dogmatique ; il se pourrait, même si à ce stade rien n’est encore certain, qu’il accepte de réintégrer la FSSPX à l’Église sans chercher à les faire plier sur le plan doctrinal. Il sait que, de toute manière, la plupart des membres de la Fraternité ne peuvent pas, en leur âme et conscience, accepter le Concile. S’il y a une qualité qu’on peut leur reconnaître, c’est la clarté, l’honnêteté, la franchise : quand ils ne sont pas d’accord avec quelque chose, ils le disent. Ils n’essayent pas, contrairement à bon nombre de conservateurs ou de traditionnalistes non schismatiques, de tordre les textes et de leur faire dire le contraire de ce qu’ils disent pour faire croire que des contradictions pourtant éclatantes n’existent pas. Par conséquent, ils n’accepteront jamais aucun texte qui les ferait plier sur ce qui les dérange dans Vatican II. Et François se dit peut-être qu’après tout, ce ne serait pas un prix si élevé à payer pour mettre fin au schisme.

Face à cela, les réactions des catholiques réformateurs, d’ouverture ou « modernistes » se résument en général à un refus scandalisé. Certains vont même jusqu’à en faire une ligne rouge : « c’est eux ou nous ! S’ils reviennent, on s’en va. » Or, cela me semble parfaitement absurde ; et je crois même, pour ma part, que la réintégration des intégristes schismatiques dans l’Église serait une excellente nouvelle.

Ça vous semble paradoxal ? De toute évidence, je suis en désaccord total, radical, absolu avec les positions de la FSSPX. Sur tous les points qui ont donné naissance au schisme, je suis d’accord avec l’Église de Vatican II bien plus qu’avec eux. Si je veux les réintégrer, ce n’est donc évidemment pas parce que je soutiendrais leur position ; c’est parce que ça signifierait que l’Église n’imposerait plus aux fidèles l’acceptation de l’ensemble des dogmes professés pour se dire catholique.

Je crois que la plupart des gens ne mesurent pas l’immense révolution que cela représenterait dans l’Église. Une des choses dont elle crève, notre Église, c’est justement son dogmatisme. L’attachement aux dogmes, voilà notre faiblesse et notre grande tentation. On ne mesure pas assez tout ce qui découle de là. Sa première manifestation, c’est l’idée que l’Église a toujours eu raison, qu’elle n’a jamais erré, ne s’est jamais trompée ; idée si manifestement absurde qu’elle a éloigné du catholicisme de très nombreuses personnes. De là découlent d’autres inepties comme l’infaillibilité pontificale ou le mythe du développement continu et non contradictoire du dogme – encore de véritables repoussoirs.

Le premier pas vers la guérison de cette maladie mortelle, de cette addiction aux dogmes, c’est justement d’admettre l’évidence : il n’est pas besoin d’adhérer à l’ensemble de ce que l’Église a toujours reconnu comme vrai pour se dire catholique. De toute manière, si c’était nécessaire, des catholiques, il n’y en aurait aucun. Personne, absolument personne, n’adhère entièrement à l’intégralité du Magistère ; ceux qui prétendent le contraire soit ne le connaissent pas assez, soit son de mauvaise foi. Cela, l’Église ne veut pas encore le voir. Mais accepter le retour des lefebvristes sans les faire plier sur Vatican II, ce serait enfoncer un énorme coin dans ce mythe destructeur. Car si on accepte que la FSSPX revienne sans adhérer à Vatican II, ça signifie que nous, en retour, nous avons le droit de refuser Vatican I sans cesser pour autant de nous proclamer catholiques. Pour faire simple, l’Église reconnaîtrait enfin, réellement, le primat de la conscience personnelle sur l’enseignement magistériel.

Bien sûr, il faudrait se battre pour éviter que les autorités romaines ne fassent deux poids, deux mesures. Mais ce combat serait gagné d’avance, car il aurait pour adversaire une contradiction logique.

Il ne faut donc pas avoir peur d’un retour des lefebvristes au sein de l’Église : bien au contraire, il faut l’espérer et y travailler ! D’abord parce que, en toute logique, nous qui revendiquons pour nous-mêmes la liberté de conscience et le droit de critiquer l’enseignement de l’Église, nous ne pouvons pas raisonnablement refuser ces mêmes droits à nos frères traditionnalistes. Si nous voulons avoir le droit de critiquer l’enseignement de l’Église en matière de contraception ou de prêtrise des femmes, il faut bien leur laisser celui de le critiquer aussi en matière d’œcuménisme ou de liberté religieuse ! Mais aussi parce que, d’un point de vue stratégique, un retour de la FSSPX sans capitulation doctrinale serait un précédent sur lequel nous pourrions à jamais nous appuyer à l’avenir.

De même que le Christ nous rappelait que nous n’avons guère de mérite si nous faisons du bien à nos amis, je dirais que nous n’en avons pas plus si nous n’acceptons dans l’Église que ceux qui sont plus ou moins d’accord avec nous. Depuis le XIXe siècle, l’Église est fracturée, et les traditionalistes essayent de nous en chasser au motif que nous refusons des dogmes de l’Église. Maintenant que le pape est un peu plus de notre côté, ne nous abaissons pas à leur niveau. Montrons-leur que nous les accueillons au contraire et que, même si ce n’est pas réciproque, nous les reconnaissons comme nos frères. Assumons nos désaccords, traitons-les en adversaires, mais pas en ennemis. La cohabitation au sein de la même Église sera sans doute plus difficile que de construire deux Églises séparées, une pour eux et une pour nous, mais je crois tout de même que sur ce chemin ardu, nous avons beaucoup à gagner.