vendredi 22 septembre 2017

Assumons l’Histoire

Je n’avais déjà pas bien compris Charlottesville et l’obsession de certains pour le déboulonnage de statues. Le général Lee fait, il me semble, partie de l’histoire américaine ; avec ses ombres et ses lumières, il en a été un acteur important. Ses ombres ne sont pas tragiques outre mesure : lors de la guerre de Sécession, il n’a pas rejoint – puis dirigé – l’armée sudiste par conviction esclavagiste, mais par fidélité patriotique à son État natal de Virginie – il a d’ailleurs commencé la guerre au service de l’armée de l’Union. Bref, je n’ai pas l’impression que retirer de l’espace public les statues qui le représentent soit franchement une priorité.

À présent, un collectif de personnalités menées par Louis Sala-Molin et Louis-Georges Tin, président du CRAN[1] et dont j’ai souvent trouvé les textes intelligents et bien argumentés, entame en France un combat similaire en demandant à ce que soient débaptisés les collèges et lycées Colbert. Et là, ce n’est pas que ce n’est pas une priorité : c’est, je crois, une franche mauvaise idée.

Certes, Colbert a fondé l’esclavagiste Compagnie des Indes occidentales. Est-il utile de rappeler qu’il est aussi celui qui a su redresser l’économie de la France ? Les auteurs de la tribune balaient par avance cet argument. Certes, il a posé les bases du Code noir, qui a légalisé la pratique de l’esclavage. Ce texte comportait bien des aspects monstrueux : outre l’horreur de base qu’est le fait de considérer l’esclavage comme une norme, il autorisait peine de mort et mutilation, souvent pour des motifs au fond bien légers. Sert-il à quelque chose de rappeler que, néanmoins, le Code noir avait aussi vocation à encadrer la violence des propriétaires d’esclaves et à ne pas leur autoriser tout et n’importe quoi ? Peut-on rappeler cette vérité sans se voir taxé de cynisme ou d’indifférence face à des souffrances infinies ?

Il faut aller plus loin. Colbert n’était après tout que le principal ministre de Louis XIV. Louis-Georges Tin et Louis Sala-Molin souhaitent-ils également débaptiser le lycée Louis-Le-Grand ? Allons-nous ensuite débaptiser les lycées Voltaire au prétexte de ses écrits antisémites ? Ou les collèges Jules Ferry au motif de son racisme ou de son soutien inconditionnel à la colonisation ?

L’essentiel, toutefois, n’est pas encore là. Chercher à débaptiser les collèges et lycées Colbert, comme déboulonner les statues de Lee, sont des initiatives qui témoignent chez ceux qui les portent d’une incapacité à assumer notre passé. Qu’ils aient une difficulté personnelle à le faire, passe encore ; mais il est dangereux qu’ils cherchent à transmettre cette difficulté à la société tout entière. Pour reprendre l’expression d’Henry Rousso, il est des cas où le passé « ne passe pas ». Mais quand il passe, quand il est consensuel, est-il sain de chercher à le vomir ? Est-il sain de créer des querelles qui ne reflètent aucun débat réel au sein de la population ?

Assumer son passé est, pour une société comme pour un individu, une des conditions nécessaires pour bien vivre le présent. Il ne s’agit nullement de tout se pardonner à soi-même ; il ne s’agit pas plus d’aimer tout ce qu’on a fait. Mais il est indispensable de l’accepter pour être tourné vers l’avenir. Le déni et le refoulement ne sont jamais des solutions viables sur le long terme. Dans une société déjà aussi fracturée que l’est la nôtre, aussi peu unie par une culture commune toujours plus mince, de telles tentatives sont porteuses d’un réel danger social.

Pour assumer son passé, il est d’abord nécessaire de le comprendre. Les auteurs de cette tribune l’ont écrite au nom de la mémoire de l’esclavage ; mais avant que de faire un travail de mémoire, nous avons à faire un travail d’histoire. L’histoire est en effet la science qui permet de donner un sens au passé ; en histoire, on ne juge pas, on cherche à comprendre.

Bien sûr, il est possible – et même indispensable – de juger aussi le passé ; personne ne demande à la société de n’être qu’historienne. Il est parfaitement normal qu’une société exalte ses héros et conspue ceux dont elle considère qu’ils ont trahi ses valeurs : toutes l’ont fait, et cela fait aussi partie du ciment social, de la culture commune qui lie les individus les uns aux autres. Mais cela, il faut le faire ensuite, dans un second temps. Le jugement du citoyen doit venir après le travail de l’historien, sauf à perdre toute pertinence, toute crédibilité, enfin toute justice.

Comprendre le passé, accomplir son « devoir d’histoire », permet d’abord, par la contextualisation qui est le préalable à tout travail historique, de ne pas tout mélanger. Il n’est pas question de créer des « lycées Pétain » ou des « collèges Laval », parce que ces personnages ont porté une politique violemment antisémite à une époque où tout le monde ne l’était pas ; à une époque où d’autres, nombreux, luttaient, au péril de leur vie, pour sauver des Juifs de la déportation et de la mort. Au contraire, Colbert était esclavagiste à une époque où tout le monde ou presque l’était – où, en tout cas, l’esclavage était considéré comme une norme. Il n’est pas le seul. Aristote, en son temps, avait lui aussi cherché à justifier l’injustifiable.

Dire cela, ce n’est pas tomber dans le relativisme moral. Je ne prétends pas que l’esclavage, crime contre l’humanité, ne l’était pas au XVIIe siècle. Je veux seulement rappeler qu’à cette époque qui ignorait jusqu’à la notion même de crime contre l’humanité, il ne pouvait pas être considéré comme tel. Je ne prétends pas que tout se vaille, ni que les systèmes de valeurs des différentes civilisations et des différentes époques soient moralement équivalents – bien au contraire. Aristote, considérant que l’esclavage était normal et moralement justifié, se trompait. Mais on ne peut pas plus lui tenir rigueur de cette erreur qu’on ne peut lui tenir rigueur d’avoir cru que la Terre était au centre de l’Univers.

Du passé, ne faisons pas table rase : en équilibre précaire, et de plus en plus précaire, nous sommes debout dessus.




[1] Conseil Représentatif des Associations Noires de France.

dimanche 17 septembre 2017

Homélie pour ce dimanche – Le pardon de Dieu, infini et sans condition

Aujourd’hui, l’Église nous propose de méditer sur le pardon – celui de Dieu pour les hommes, et celui des hommes les uns pour les autres.

Le pardon de Dieu est traité d’abord par le psaume 103 : le Seigneur « pardonne toutes tes offenses et te guérit de toute maladie » ; « Il n’est pas pour toujours en procès, ne maintient pas sans fin Ses reproches » ; « aussi loin qu’est l’orient de l’occident, Il met loin de nous nos péchés ». Le pardon divin est clairement présenté comme infini, ce qui est logique puisque ce pardon infini découle de l’amour infini de Dieu – Dieu et l’Amour étant, il faut le rappeler, une seule et même chose.

La première lecture, du livre de Ben Sirac le sage[1], et l’Évangile selon Matthieu[2], quant à eux, évoquent tous les deux le pardon donné d’homme à homme. Ils condamnent l’attitude de celui qui refuse son pardon à son frère : « rancune et colère, voilà des choses abominables où le pécheur est passé maître », écrit Ben Sirac. Mais surtout, ils mettent en balance le pardon accordé par Dieu et celui que l’homme doit accorder à son tour.

C’est avant tout le cas dans la parabole du serviteur impitoyable qui, selon Matthieu, est l’illustration que Jésus fait de Sa réponse à Pierre. L’histoire est simple : un homme qui doit une somme immense à son maître, mais ne peut pas le rembourser, le supplie de prendre patience, de ne pas se payer en le vendant comme esclave, lui et sa famille, et lui promet de tout lui rendre plus tard. Le maître, pris de pitié, non seulement accepte de ne pas le punir, mais annule même purement et simplement sa dette. Mais le serviteur, quand il tombe sur un homme plus pauvre que lui et qui lui doit une somme bien moindre, refuse de lui témoigner la même pitié dont il a bénéficié ; il exige son argent, commence par essayer de l’étrangler, puis le fait jeter en prison. Alors le maître, furieux, revient sur sa décision d’annuler sa dette et livre aux bourreaux ce serviteur impitoyable.

Matthieu semble donc conditionner le pardon de Dieu à celui de l’homme : si l’homme ne pardonne pas à son prochain, alors il ne serait pas digne lui-même de recevoir le pardon de Dieu, qui serait légitime à exercer Sa vengeance. Il insiste : « c’est ainsi que mon Père du ciel vous traitera, si chacun de vous ne pardonne pas à son frère du fond du cœur. » Jésus, ici, semble proférer une menace contre celui qui refuserait de pardonner ; on dirait qu’Il cherche à faire peur.

Le livre de l’Ecclésiastique va dans le même sens : « pardonne à ton prochain le tort qu’il t’a fait ; alors, à ta prière, tes péchés seront remis » (je souligne). La logique semble implacable : « si un homme nourrit de la colère contre un autre homme, comment peut-il demander à Dieu la guérison ? S’il n’a pas de pitié pour un homme, son semblable, comment peut-il supplier pour ses péchés à lui ? » Et la conclusion semble sans appel : « celui qui se venge éprouvera la vengeance du Seigneur ».

Il y a une vérité dans tout cela, et Paul de Tarse nous aide à comprendre l’importance concrète du pardon : « aucun d’entre nous ne vit pour soi-même, et aucun ne meurt pour soi-même : si nous vivons, nous vivons pour le Seigneur ; si nous mourons, nous mourons pour le Seigneur ». Mais le Christ met sans cesse sur le même plan le service de Dieu et celui de nos frères : « voici le second [commandement], qui […] est semblable au premier [sur l’amour de Dieu] : tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Vivre pour le Seigneur, c’est donc vivre pour nos frères. Et le pardon accordé change concrètement la vie de celui qui le donne comme de celui qui le reçoit. Celui qui pardonne cesse d’être obsédé par sa rancune ; il se libère de l’esclavage de sa colère et de sa haine. Celui qui est pardonné peut se pardonner à son tour ; tous deux peuvent aller de l’avant. Il n’est donc pas question de relativiser l’importance d’accorder notre pardon à ceux qui nous offensent.

Cette manière de conditionner le pardon de Dieu à celui de l’homme appelle toutefois deux remarques. La première est qu’au sein même des lectures du jour, cette idée est contradictoire avec celle exprimée dans le psaume d’un pardon inconditionnel : « [le Seigneur] pardonne toutes tes offenses et te guérit de toute maladie » (là encore, je souligne) ; et surtout : « Il n’agit pas envers nous selon nos fautes, ne nous rend pas selon nos offenses ». Si on s’en tenait à la lettre de Matthieu et de l’Ecclésiastique, en effet, Dieu agirait justement envers nous selon nos fautes, et nous rendrait selon nos offenses : qu’on pardonne à nos frères, et Il nous pardonnera à notre tour ; qu’on refuse de le faire, et Il nous refusera de même Son pardon.

La seconde remarque est que, au-delà des lectures du jour, cette manière qu’aurait Dieu de conditionner Son amour et Son pardon à notre attitude est contradictoire avec tout ce que nous pouvons croire ou savoir de Lui par ailleurs. N’est-Il pas l’Amour inconditionnel, justement ? Depuis quand fonctionne-t-il selon la logique humaine de rétribution et de punition ? Depuis quand agit-Il selon la loi du Talion ?

Au sein même de l’Évangile du jour ou de la lecture de l’Ecclésiastique, certains indices nous invitent d’ailleurs à nous méfier d’une lecture trop littérale. Ainsi, Jésus commence par inviter Pierre à pardonner non « pas jusqu’à sept fois, mais jusqu’à soixante-dix fois sept fois ». Comment Dieu pourrait-Il exiger de l’homme un pardon qu’Il n’accorde pas Lui-même ? C’est donc que Dieu, Lui aussi, et même Lui le premier, pardonne « jusqu’à soixante-dix fois sept fois », c’est-à-dire autant de fois que nécessaire. De même, après avoir affirmé que « rancune et colère, voilà des choses abominables où le pécheur est passé maître », comment Ben Sirac pourrait-il croire que Dieu pourrait les éprouver en aucune manière ?

La vérité ultime, au sein de ces lectures, se trouve donc dans le psaume. C’est à sa lumière qu’il convient de lire l’Évangile, et non l’inverse : oui, Dieu nous pardonne à tous, toujours, infiniment et sans aucune condition.

On mesure mal, en général, l’énormité de cette idée, ni à quel point elle remet en question toute notre manière de voir et de faire. Les non chrétiens, eux, s’en rendent bien plus souvent compte. Moi qui enseigne en pays musulman, je le réalise très fréquemment. Scandale ! Dieu pardonnerait à tous ? Il continuerait à aimer même les méchants, même ceux qui font le mal ? Même le pire des criminels, des monstres, des bourreaux ? Il n’y aurait donc pas une éternité de bonheur pour les gentils, et une éternité de malheur pour les méchants ?

Cette idée si choquante pour beaucoup – et même pour beaucoup de chrétiens ! – me semble pourtant être une des forces majeures du christianisme, et une de celles qui fondent son originalité, et même son caractère unique, au sein des religions. En nous apportant la Bonne Nouvelle d’un Dieu d’Amour absolu, radical, infini, et donc qui ne peut que nous pardonner infiniment, quel que soit le mal que nous faisons, Jésus fait exploser tout le cadre des mentalités humaines depuis la nuit des temps, à savoir un Dieu (ou des dieux) comptable, boutiquier, attaché à ce que chacun paye ce qu’il doit, jusqu’au dernier sou. Un Dieu décidément bien semblable aux hommes, et finalement pas meilleur qu’eux.

En réalité, s’il n’y a de contradiction qu’apparente entre la bonté et la justice de Dieu, une chose doit être parfaitement claire : s’il doit y avoir un choix à faire, Dieu est encore plus aimant qu’Il n’est juste. De nombreux passages de l’Évangile le disent sans ambiguïté : la parabole des ouvriers de la dernière heure ou celle du fils prodigue, pour ne citer qu’elles. Affirmer cela, affirmer la grandeur et même l’infinité de l’Amour divin, affirmer que oui, Dieu vaut mieux que nous, qu’Il ne pense pas comme nous, qu’Il ne compte pas comme nous, c’est cela, la grandeur du christianisme, son originalité, sa force.

Alors comment pouvons-nous résoudre l’apparente contradiction des lectures du jour ? Quelle vérité devons-nous chercher dans les menaces de Matthieu ou de Ben Sirac contre celui qui ne pardonne pas ? C’est que cet amour de Dieu, à notre tour, nous oblige à pardonner. Il faut remettre les choses dans le bon ordre : c’est parce que Dieu nous accorde, à tous et en toutes circonstances, un pardon infini et inconditionnel, que nous devons à notre tour accorder le même pardon à nos frères.

Croire que le pardon divin serait conditionné au nôtre, c’est prendre les choses à l’envers, et c’est rester dans une mentalité de petit enfant : « j’agis bien pour ne pas me faire punir ». Des chrétiens adultes n’agiraient pas bien par peur de la punition ; ils ne seraient pas bons avec leurs frères afin que Dieu soit bon avec eux. Ils auraient seulement conscience de l’amour infini de Dieu pour eux, et se sentiraient obligés à l’amour pour les autres par cet amour qu’ils reçoivent, eux, gratuitement.

Joachim de Flore, au XIIe siècle, divisait l’Histoire humaine en trois âges. Le premier, l’enfance de l’humanité, était l’Âge du Père, celui de la crainte et de la servitude servile, celui de la Loi et de l’Ancien Testament. Le deuxième, l’adolescence de l’humanité, était l’Âge du Fils, celui de la foi et de l’obéissance filiale, celui de la Grâce et du Nouveau Testament. Le troisième et dernier doit être celui de l’âge adulte de l’homme : l’Âge de l’Esprit, celui de l’amour et de la charité, celui d’une Grâce surabondante, celui de la liberté – liberté par rapport aux textes, aux dogmes, aux autorités terrestres.

Joachim de Flore ne semblait lui-même pas tout à fait certain de la date à laquelle devait commencer l’Âge de l’Esprit. Pour ma part, je suis convaincu qu’il est encore dans notre avenir. Mais je crois que nous vivons un moment de basculement historique durant lequel il est possible que nous entrions dans cet âge adulte de l’humanité. Cela impliquerait de prendre pleinement la mesure de la révolution chrétienne, et d’accepter en conséquence de nous détacher de nos logiques humaines, et en particulier d’une certaine idée de la justice. Ce ne sera pas facile. Je ne suis pas certain que nous en serons capables. Mais ça vaudrait le coup d’essayer.


[1] Livre de Ben Sirac le sage (ou Ecclésiastique, ou Siracide), 27, 30 – 28,7.
[2] Évangile selon Matthieu, 18, 21-35.