mercredi 23 octobre 2013

Patrice Évra, Pierre Ménès et le patinage artistique

S’il y a bien un sujet auquel je ne connais rien, mais alors là rien de rien, c’est le foot. Ça ne m’intéresse absolument pas, et pour être honnête, la semaine dernière, j’ignorais jusqu’à l’existence de Patrice Évra. Je connaissais Pierre Ménès de tête, enfin de corps, pour l’avoir vu une ou deux fois au Zapping, mais j’aurais été tout à fait incapable de dire comment il s’appelait. Il m’avait fait l’effet d’un imbécile lourd et vulgaire, mais plutôt inoffensif puisque occupé exclusivement de football, justement – ça me semblait mieux lui aller qu’une carrière politique. J’avais fait le lien avec une marionnette des Guignols assez ressemblante, ma foi – et c’étaient toujours Les Guignols qui faisaient que j’avais une très vague idée de qui était Jean-Michel Larqué. Bref, tout ça, ce n’est ni ma tasse de thé, ni ma spécialité.

En lisant Le Monde, ces derniers temps, j’avais bien cru comprendre qu’une grosse polémique agitait le landerneau sportif (j’avais même fini par comprendre qu’il s’agissait de foot), et qu’un certain Patrice Évra était à couteaux tirés avec des « consultants ». Je n’avais aucune idée de ce que pouvait être un « consultant ». J’ai fini par comprendre qu’il s’agissait d’un genre de commentateur sportif, mais un peu pro, un peu complexe, chargé d’analyser les aspects techniques du match. Je ne comprenais toujours pas pourquoi on appelait ça un « consultant », mais après tout, dans l’Éducation nationale, on ne « répartit » pas les services des enseignants, on les « ventile », alors tout est possible.

En tout cas, cette polémique semblait passablement importante, vu qu’elle était tous les jours dans les premiers articles de la page Web du Monde, et dans les plus partagés. J’ai fini par aller lire cet article, qui m’a semblé intelligent puisqu’il traite tout le monde d’imbécile ; en gros, pour lui, un footballer pas forcément très malin a osé s’en prendre (un peu poussé par un journaleux) à ces fameux consultants, largement aussi cons que lui mais tout-puissants dans les médias. L’article (signé Jérôme Latta, connais pas) n’a lui-même pas de mots assez durs contre nos commentateurs, qu’il qualifie de « représentants […] d’une vision étroite du football, d’un journalisme de déblatérations qui ne sert qu’eux-mêmes ». Et d’en rajouter une couche : « versatilité éhontée, copinage et connivences à peine masquées, déférence envers les forts et virulence avec les faibles, hypertrophie de l’ego, haine démagogique des arbitres […], flemme intellectuelle », et de conclure qu’attaquer le consultanat français est « une mission de salubrité publique ». Le portrait colle tout à fait au peu que j’ai entrevu au Zapping.

Mais vous vous en doutez, ce n’est pas de ça que je voulais vous parler. Puisque apparemment les commentateurs sportifs attaquent (ou contre-attaquent) en rangs serrés, c’est l’occasion rêvée de mener une bataille qui me tient à cœur depuis longtemps, celle du patinage artistique.

J’adore le patinage artistique. Je trouve ça sublime, et surtout je trouve ça bien nommé : je crois qu’il s’agit en effet d’un art véritable, un art du spectacle comme le cirque, l’opéra ou le ballet. C’est une des formes de la danse, en réalité, si on y réfléchit ; et qui songerait à nier à la danse le statut d’art ?

Or, il y a une chose qui me met hors de moi, qui me donne des envies de meurtre, vraiment, ce sont les commentateurs dudit patinage. Ils gâchent tout, ruinent tout, ce sont les éléphants du magasin de porcelaine, les orcs de Saruman piétinant furieusement la délicate Comté des joyeux Hobbits. On n’entend plus qu’eux, ils sont là avec leurs criailleries, leurs critiques, leurs éloges, leurs comparaisons, leurs petits désaccords, leurs évaluations, leurs pesées, leurs mesures, leurs comptes d’apothicaires. A-t-il fait un tour, deux tours, trois tours ? Les bras étaient-ils bien droits ? Ou avez-vous mis le fil à plomb, nom de Dieu, qu’on y voie un peu plus clair ? On ne peut même pas couper le son, bien sûr, puisque la musique est une composante essentielle de cet art qu’est le patinage. On est condamné à souffrir, à ronger son frein en silence, à pester impuissamment.

Eh bien je le dis : c’est peut-être comme ça qu’on traite un sport, mais ce n’est pas comme ça qu’on traite un art. Imagine-t-on des critiques de cinéma s’asseoir à côté de vous pendant le film et vous faire à haute voix leurs commentaires au fur et à mesure ? Imagine-t-on des critiques musicaux commenter en direct une représentation de Parsifal au Metropolitan de New York ? Ils seraient morts avant l’entracte (pour ceux qui ne connaissent pas, c’est un peu comme la mi-temps).

Donc par pitié, agissons. Écrivons aux chaînes de télé, aux patineurs, au CSA, au Sénat, au lobby LGBT, je ne sais pas moi, mais faisons quelque chose. Écrivons même aux commentateurs ! Qui sait ? Peut-être un éclair de lucidité leur fera-t-il prendre conscience de toute l’horreur de leur pratique. Je ne veux pas les mettre au chômage, hein ! Les laisser commenter, mais après. Ou alors, leur mettre de l’arsenic dans leur potage. C’est au choix.

lundi 21 octobre 2013

Hommes à poil vs. police des mœurs

Je ne connais pas grand-chose de plus beau que l’être humain dans sa nudité. Bon, ok, pas tout le monde : comme je dis toujours, ce qui va bien à Hayden Christensen ne va pas forcément à Danny DeVito. De même, l’homme n’est pas beau que nu : certains habits le mettent habilement en valeur, qu’ils recouvrent entièrement le corps ou qu’ils ne cachent que l’espace d’une feuille de vigne. Mais tout de même, il faut le reconnaître : la nudité nous va bien.

Les Anciens le savaient bien, et n’avaient pas de problème avec les corps. Ils les représentaient nus en permanence, et ne se contentaient pas des représentations : au gymnase ou lors des jeux olympiques, les athlètes étaient nus. Ils n’étaient pas non plus gênés par le sexe. Ainsi les représentations d’actes sexuels étaient-elles fréquentes sur les coupes ou les assiettes (histoire de se mettre en appétit lors des banquets).

Coupe grecque à figures rouges.

La coupe Warren, coupe à boire romaine
de la fin du Ier siècle avant notre ère.

Le corps était donc pour eux une partie intégrante de notre être, à de rares exceptions près ; ainsi les gnostiques, ou Platon, qui voyaient le corps comme la prison de l’âme – encore Platon a-t-il probablement évolué dans sa vision des choses à la fin de sa vie.

Après l’Antiquité, les choses se gâtent. La civilisation chrétienne inaugure un paradoxe, une sorte de schizophrénie. D’un côté, la théologie chrétienne consacre le corps comme une part essentiel de l’être humain. D’après les dogmes catholiques, l’homme n’est pas une âme emprisonnée dans un corps et destinée à s’en libérer dans la mort : tout au contraire, l’homme est un corps et une âme indissolublement liés. La Constitution pastorale Gaudium et spes, promulguée par le Concile de Vatican II, proclame ainsi :

« Corps et âme, mais vraiment un, l’homme, dans sa condition corporelle, rassemble en lui-même les éléments du monde matériel […]. Il est donc interdit à l’homme de dédaigner la vie corporelle. »

Ce qui fait dire au Catéchisme de l’Église catholique : « Le corps de l’homme participe à la dignité de “l’image de Dieu” : […] c’est la personne humaine tout entière qui est destinée à devenir […] le Temple de l’Esprit. »

Cette théologie chrétienne découle largement de l’avant-dernière affirmation du Credo des apôtres : « Je crois […] en la résurrection de la chair », qui affirme sans ambages qu’à la fin des temps, le Royaume de Dieu ne sera pas peuplé d’âme humaines flottant dans un paradis immatériel et désincarné, mais bien d’hommes de chair, dont l’âme et le corps seront bien vivants.

Alors pourquoi paradoxe et schizophrénie ? Parce que dans le même temps, le christianisme inonde la morale d’interdits sexuels en tous genres. La théologie chrétienne glorifie le corps, mais la morale chrétienne interdit très largement de s’en servir. Le sexe hors mariage ? Un péché ! Les relations homosexuelles ? Un péché ! La masturbation ? Un péché ! Les théologiens nous disent que nous avons un corps et que nous aurons, en ressuscitant, un « corps glorieux », qui aura très probablement un « sexe glorieux », mais les moralistes déboulent sans crier gare et se mettent à hululer sinistrement qu’il ne faudra surtout pas les utiliser (alors autant commencer tout de suite à se retenir).

Et ça donne la situation actuelle, dans laquelle beaucoup de chrétiens ne croient plus, en fait (et je l’ai constaté personnellement à de très nombreuses reprises) à cette fameuse « résurrection de la chair ». Fruit de siècles d’interdits et de tabous, leur corps les gêne, finalement, et ils se disent qu’on serait bien plus à l’aise sans cet amas sanguinolent d’hormones titillantes et de nerfs trop à vif.

Le David de Michel-Ange (1501-1504).

La civilisation occidentale hésite. Michel-Ange réalise son David, la plus belle sculpture du monde, et l’expose en place publique à Florence ; mais quelques siècles plus tard, la reine Victoria, very shocked, fait recouvrir d’une feuille de figuier le sexe de la reproduction en plâtre qu’elle découvre au Victoria and Albert Museum de Londres.

Fort heureusement, nous n’en sommes plus tout à fait là : mai 68 et la libération sexuelle ont volé à notre secours (thank goodness, Dieu que je plains ceux qui ont vécu avant). Mais la libération, finalement, n’est que partielle, et nous ne sommes pas venus pleinement à bout de nos tabous. Nous sommes encore très loin du véritable amour du corps dont témoignaient les Grecs et plus généralement les hommes de l’Antiquité – je laisse découvrir les épigrammes de Martial à ceux qui en douteraient. Notre société reste l’héritière et, dans une certaine mesure, la prisonnière, d’une partie – et pas la meilleure – du judéo-christianisme.

Bien sûr, cet héritage ne s’exprime pas toujours et partout de la même manière. La France n’est pas un si mauvais élève. Quand on regarde les Américains, par exemple, on se dit qu’on n’est pas si malheureux. Pensez que chez eux, un élu à la Chambre des représentants, donc un parlementaire, a dû démissionner de son mandat simplement parce qu’il avait envoyé à de jeunes femmes des photos de lui en slip ! Là on se dit qu’on a quand même compris plus de choses qu’eux sur la distinction entre vie privée et vie publique.

De même, hommes et femmes ne sont pas logés à la même enseigne. On a encore un peu de mal à montrer les femmes entièrement nues, mais finalement pas tant que ça, et elles peuvent exposer leurs seins sans que ça pose vraiment de problème à quiconque. Pour les hommes, c’est une autre paire de manches : autant leur torse, voire leurs fesses, sont banalisés, autant la nudité frontale reste un tabou puissant. Regardez les scènes de cul dans les films : vous pouvez voir la femme entière, ou une bonne part de son anatomie, mais le drap viendra toujours pudiquement recouvrir le sexe masculin ; l’homme reste même parfois tout habillé – et dans ce cas, question angoissante : le réalisateur a-t-il déjà fait l’amour ?

Alexis Palisson photographié
par François Rousseau
pour les Dieux du Stade
Pourquoi cette différence ? Sans doute d’abord parce que, pour les « mâles dominants », le corps de la femme est plus naturellement objet de désir, voire de marchandisation ; mais aussi parce que, pour les mêmes, l’homosexualité féminine reste beaucoup moins taboue que l’homosexualité masculine (on trouve ainsi des sites pour vous expliquer que d’après la Bible, seule la seconde est condamnée). Or, le nu masculin est systématiquement associé à l’homosexualité (voyez par exemple les critiques contre le calendrier des dieux du stade), alors même que le nu féminin est associé au désir hétérosexuel masculin.

Cela étant, malgré les différences de traitement selon les lieux et selon les cas, je trouve que nous assistons à un inquiétant retour de la pudibonderie. Une pub comme celle du parfum d’Yves Saint-Laurent M7, en 2002, aurait plus de mal à sortir aujourd’hui. Même celle d’Absolut Vodka avec Jason Lewis rencontrerait sans doute quelques problèmes. De l’héritage chrétien, nous avons gardé la pruderie et oublié la charité ; des pays anglo-saxons, j’ai la triste impression que nous importons davantage la pudibonderie que le thé ou le combat pour les libertés individuelles…

Un exemple qui m’a frappé récemment est celui de l’exposition Masculin/Masculin, au musée d’Orsay. Expo qui a eu plutôt mauvaise presse, et sur des critères que je trouve douteux. Ainsi, le blog Lunettes rouges, associé au Monde, s’offusque de cet « étalage de nudités », et n’hésite pas à lancer des accusations lourdes : des œuvres sont « ambiguës », des beautés « pédérastiques », d’autres « à peine pubères »… Ouuuh, elle ne va pas tarder à nous balancer la pédophilie, elle doit être vraiment fâchée (un peu plus loin, face à une œuvre qui présente des femmes voilées, forcément, c’est l’islamophobie qui déboule). Le directeur du musée lui-même s’est senti obligé de préciser que les visiteurs ne verront « pas de sexes en érection », comme si les fondements de la société en auraient été menacés.

Le chœur des vierges effarouchées ne se contente pas de taper sur les images, les pratiques les heurtent aussi. J’avais consacré un billet à cette femme de ménage renvoyée d’un lycée de la Drôme pour avoir publiée sur son blog des photos érotiques d’elle-même. Aujourd’hui, c’est un policier qui vient d’être mis à pied pour avoir publié des photos et vidéos qui le montrent dans des positions scabreuses. Personnellement, il n’y a rien dans la scatologie mâtinée de symbolique d’extrême-droite qui puisse m’attirer ; mais enfin, si c’est son truc, à cet homme, et si à côté de ça il est un bon policier, je ne vois pas le mal.

Ce retour de la pudeur est d’autant plus dangereux qu’il se drape dans des arguments qui peuvent faire mouche : refus de la marchandisation des corps, « respect » de l’autre etc. Il faudra un jour qu’on m’explique pourquoi être attiré par quelqu’un, ou même lui montrer cette attirance (tant qu’on ne devient pas lourd) est un manque de respect. Moi, si ça m’arrivait un peu plus souvent, je ne le prendrais pas mal, je vous assure.

Alors bien sûr la situation n’est pas désespérée. Le musée d’Orsay a pu la faire, son expo, même si elle en prend plein la gueule ; et le Leopold Museum de Vienne avant lui, même si sa sympathique affiche signée Pierre et Gilles s’est vue affublée d’un bandeau dans les rues de la ville. Mais il nous faut quand même rester vigilants. Quand on voit que de nos jours, certains (et je ne parle pas de musulmans pratiquants, mais d’athées occidentaux) préfèrent voir les femmes voilées plutôt que dénudées, on se dit qu’on a encore du chemin à faire avant d’apprendre à réapprivoiser nos corps et nos désirs.

L'affiche de l'exposition « Nackte Männer »
du Leopold Museum de Vienne
(photo Pierre et Gilles)

lundi 14 octobre 2013

En économie, même le Deutéronome est plus sage que nous (c'est dire)


D’après un article du Huffington Post, le FMI propose de taxer l’épargne privée pour solder les dettes nationales. C’est vrai, comment n’y avons-nous pas pensé plus tôt ? On prend un peu à tout le monde. 1%, 5%, 10% de tous les comptes positifs, toute la question, en fait, est de savoir jusqu’où ils oseraient aller.

Évidemment, à ce stade, rien de concret. Ce n’est qu’un ballon d’essai. Mais il est inquiétant à plusieurs titres. D’abord, parce que pour les gens qui ne réfléchissent pas trop, la mesure peut sembler équitable. Le même pourcentage pour tout le monde, n’est-ce pas l’égalité par excellence ? En théorie, si ; mais en pratique, ça ne veut pas dire grand-chose. Liliane Bettencourt peut plus facilement se passer de 5% de sa fortune que bien des gens ne pourraient se passer de 5% de ce qu’ils possèdent.

Autre sujet d’inquiétude : il y a des précédents. L’Italie, par exemple, qui a prélevé en 1992 0,6% de tous les dépôts positifs. Et tout récemment Chypre, qui a pris 47,5% de tous les dépôts de plus de 100 000€. On peut se dire que dans ce dernier cas, au moins, seuls les plus favorisés ont été touchés ; mais finalement, ça représente encore pas mal de monde. Un couple pas spécialement riche qui épargne pour accéder au logement peut les avoir – pas que ce soit mon cas… Je préfère, à tout prendre, la proposition de Mélenchon de tout prendre au-delà de 350 000€.

De toute manière, on sait très bien que quand le pouvoir lance ce genre d’idées, c’est avant tout pour tester les réactions. Et si ça a l’air de passer, on applique. Voilà pourquoi il est capital et urgent de faire entendre nos protestations face à cette idée.

Soyons clairs : d’où vient la dette publique ? À la base, d’un déficit budgétaire – on dépense plus que ce qu’on gagne. En pareil cas, on peut se dire qu’on dépense trop ; c’est ce qu’essaient de nous faire croire les néo-libéraux en tous genres et de manière générale la droite. Mais on peut aussi se dire qu’on ne fait pas rentrer assez d’argent, en particulier parce qu’on ne prend pas assez aux plus riches. C’est ce que j’en pense.

Bref, il y a un déficit. Donc, que fait l’État ? Il emprunte. Bien obligé ! À qui emprunte-t-il ? Fatalement, à ceux qui peuvent prêter, donc à ceux qui ont de l’argent, beaucoup d’argent. Les banques, les grosses entreprises, les fonds d’investissements, les fonds de pensions… Et l’État (donc nous) rembourse ensuite cet argent emprunté, plus les intérêts, à ses riches créanciers. Problème : comme notre budget est structurellement en déficit (pour mémoire, le dernier budget à l’équilibre, en France, remonte à 1974), on emprunte année après année. Et comme il faut rembourser les intérêts, on emprunte de plus en plus, donc on paye de plus en plus d’intérêt, donc… vous avez compris la logique.

On résume ? On laisse trop d’argent aux riches → on n’a pas assez d’argent → on doit emprunter aux riches → on doit rembourser des intérêts aux riches. Et maintenant que, pendant 40 ans, on a emprunté et remboursé aux riches pour emprunter et rembourser aux riches, que nous propose le FMI ? De prendre de l’argent à tout le monde pour définitivement rembourser ce qu’on « doit » aux riches.

Là je dis halte ! Halte mes cocos. Prendre aux pauvres pour donner aux riches – car c’est à cela que ça revient –, merci mais non merci.

Et pour qu’on ne m’accuse pas de n’être pas constructif, je propose une solution alternative : effaçons la dette ! Ce n’est pas si compliqué. Tous les dirigeants qui en ont le cran assument que les créanciers des États ne seront pas remboursés. Pour l’année 2013, d’après l’article de Wikipédia consacré au budget de la France, il semblerait que nous ayons un déficit d’environ 62 milliards d’euros. Comme, d’après ce même tableau, le remboursement de la dette pour la même année se monte à 96 milliards environ, supprimer cette charge nous permettrait d’avoir un budget en excédent (!!!) d’environ 34 milliards d’euros. Qu’on prenne un peu plus aux riches pour gonfler encore l’enveloppe, et on s’aperçoit qu’on aura largement de quoi faire mieux vivre le pays.

Cette idée de l’effacement de la dette, je ne suis évidemment pas le seul à l’avoir eue. Elle traîne ici ou là. C’est évidemment l’anti-proposition du FMI : là où l’institution de Washington propose de prendre à tous pour donner aux riches, je propose de prendre aux riches – et encore ! plutôt de ne pas leur rendre – pour donner à tous.

Et la morale, dans tout cela ? J’entends d’ici la cohorte des pères-la-vertu disant doctement « qu’il faut toujours payer ses dettes ». Ben non, banane. D’abord, on n’est pas des Lannister. Ensuite, cette idée qu’il faut toujours payer ses dettes est évidemment une idée de gens riches, qui peuvent le faire, et surtout qui ont intérêt à ce que les autres le fassent, puisque ce sont eux qui prêtent. Enfin, si on y réfléchit bien, on n’a pas de dette ! On ne doit rien aux riches, puisque le déficit de l’État, et donc la dette qui en résulte, n’est rien d’autre que l’argent qu’on ne leur a pas pris, alors qu’on aurait dû le faire, quand l’État a commencé à avoir des problèmes financiers.

Pour conclure, je rappellerais que la Bible est de mon côté. Le Deutéronome dit beaucoup de conneries ; mais enfin, en matière d’économie, ses rédacteurs avaient dû se douter qu’on ne pouvait pas fonctionner avec un système dans lequel les dettes s’accumulent à l’infini, mettant une pression toujours plus forte sur les plus pauvres. Son quinzième chapitre commence ainsi : « Au bout de sept ans, tu feras la remise des dettes. Et voici ce qu’est cette remise : tout homme qui a fait un prêt à son prochain fera remise de ses droits : il n’exercera pas de contrainte sur son prochain ou son frère […]. »

Et dans leur sagesse – ou leur connaissance des riches – les auteurs précisent, mettent en garde contre leur fourberie naturelle : « S’il y a chez toi un pauvre, l’un de tes frères, […] tu n’endurciras pas ton cœur et tu ne fermeras pas ta main à ton frère pauvre, mais tu lui ouvriras ta main toute grande et tu lui consentiras tous les prêts sur gage dont il pourrait avoir besoin. Garde-toi bien d’avoir dans ton cœur une pensée déraisonnable en te disant : “C’est bientôt la septième année, celle de la remise”, et en regardant durement ton frère pauvre, sans rien lui donner. Car alors, il appellerait le Seigneur contre toi, et ce serait un péché pour toi. »

Plus loin, le Deutéronome interdit même aux Juifs de prêter avec intérêt à leurs coreligionnaires. L’Église catholique interdisait d’ailleurs le prêt à intérêt à ses fidèles jusqu’au XIXe siècle, interdiction qui avait été intégrée au droit laïc sous Charlemagne. Mais même sans aller jusque-là (car Tol Ardor est encore loin), la remise des dettes tous les sept ans serait un bon début.

Vous imaginez la gueule des banquiers ? Ah, désolé, je vous ai payé des intérêts pendant sept ans, je ne vous dois plus rien. Gloups. Bon, ça ne se fera pas, hein. Comme je l’expliquais dans un de mes derniers billets, la politique est faite aujourd’hui par et pour les riches, et ils ne se laisseront pas faire sans combattre. Mais n’est-il pas écrit que l’Église est bâtie sur Pierre et que les portes de l’Enfer ne prévaudront point contre elle ?

jeudi 10 octobre 2013

Prostitution : pourquoi je ne suis pas abolitionniste


À chaque fois que quelqu’un dit avoir aperçu le monstre du Loch Ness, les Français en profitent pour faire ressortir de l’eau leur serpent de mer à eux, la question de la prostitution et de son éventuelle pénalisation. Avec toutes les questions qui forment la queue du serpent : que pénaliser ? qui pénaliser ? comment pénaliser ? pourquoi pénaliser ? etc.

Pour faire simple, il y a deux positions face à cette question. D’une part la position abolitionniste, qui considère que la prostitution est toujours (ou si majoritairement que ça ne fait pas de différence) liée au racisme, au sexisme, aux écarts de richesse, bref à une forme ou à une autre de domination et d’exploitation, ce qui ferait d’elle un problème et un mal en soi, justifiant son abolition, qui passe souvent par la pénalisation des clients. D’autre part, la position non abolitionniste, qui estime que la prostitution pourrait exister (et, de fait, existe, quoique de manière extrêmement minoritaire) hors de tout rapport de domination ou d’exploitation, et donc ne peut être interdite.

Commençons par reconnaître que les uns et les autres ont de bons arguments. Les abolitionnistes soulignent à juste titre que le corps humain ne doit pas être une marchandise, et surtout l’extrême misère qui pousse la plupart des prostitués à exercer ce métier, ainsi que l’existence de réseaux de traite et de proxénétisme auxquels il est pour beaucoup difficile d’échapper. Les antiabolitionnistes, de leur côté, montrent aussi qu’une éventuelle interdiction totale de la prostitution avec pénalisation des clients nuirait finalement moins à ces derniers qu’aux prostituées elles-mêmes (voir par exemple ce très bon article sur la question).

Pour ma part, si je suis antiabolitionniste, ce n’est pas tellement parce que j’aurais été convaincu, sur cette question très complexe, par des arguments qui m’auraient semblé plus forts que d’autres. Plus qu’à des arguments précis, j’adhère à une logique qui sous-tend ces arguments.

Sans s’en rendre forcément compte, abolitionnistes et antiabolitionnistes ne se fondent pas toujours sur la même logique, ne réfléchissent pas toujours sur la même base, et c’est ce qui rendra probablement le débat public sur la question (si le gouvernement concrétise son projet d’abolition) houleux et difficile.

Quand je lis les arguments des abolitionnistes, j’ai souvent l’impression qu’ils fondent sur la réalité telle qu’elle est. Ils constatent que l’immense majorité des prostitués sont des gens en grande souffrance, et pour eux c’est cela qui compte : il faut mettre fin à cette souffrance, et la pénalisation des clients (qui en sont partiellement responsables) leur semble être le moyen le plus simple pour y parvenir. Naturellement, il y a des exceptions, et certains abolitionnistes le sont par principe, parce que pour eux, la prostitution serait un mal en soi, même si elle était totalement libre et choisie. Mais ces exceptions sont, il me semble, assez rares.

Inversement, beaucoup parmi les antiabolitionnistes se fondent sur des principes. Bien sûr, là encore, il ne faut pas généraliser : certains insistent sur le fait que l’abolition ne serait pas efficace (c’est le cas de l’article cité plus haut), et se fondent donc sur la même logique pragmatique, utilitaire, réaliste que les abolitionnistes. Mais cette logique n’est clairement pas la seule en jeu. Pour beaucoup, la prostitution, de fait, est choisie comme métier par certains. Rares, très rares, en proportion. Mais cela existe.

À partir de là, si l’on privilégie le principe (la liberté pour chacun d’exercer le métier qu’il souhaite) sur le pragmatisme, une interdiction de la prostitution nécessiterait de démontrer qu’elle est un mal en soi, que ce n’est pas un métier qu’on peut légitimement choisir. Il y a des arguments en faveur de cette idée : en particulier l’idée que le corps ne peut pas être une marchandise. Mais dans la prostitution, est-ce vraiment le cas ? Le corps et l’usage du corps, est-ce la même chose ? S’il est illégitime de vendre l’usage de son sexe, pourquoi serait-il plus légitime de vendre l’usage de ses bras ou de sa tête ? Démontrer que la prostitution est un mal en soi me semble en tout état de cause pour le moins difficile.

Bien sûr, on va me rétorquer que de toute manière tout cela n’a pas grande importance, puisqu’il est évident pour beaucoup qu’en politique, il faut être pragmatique, privilégier l’être par rapport au devoir-être, l’existant par rapport à l’idéal. C’est justement contre cette idée que je me bats. Contre Machiavel, qui prétend que le Prince n’a à se préoccuper que de son succès, et l’État de son efficacité ; contre Hume, qui affirme l’existence d’un système de morale particulier – et plus accommodant – aux dirigeants politiques ; contre Hegel, qui postule que l’État n’a à se préoccuper que de sa propre existe et n’est ni moral ni immoral, je choisis au contraire Platon et Kant, qui affirment que toute politique doit s’incliner devant le droit et la morale, sans pouvoir alléguer d’alibis pour s’y soustraire.

Naturellement, toute politique se réfère toujours aux deux choses, un idéal et une réalité, et est guidée par les deux principes, le Bien et l’efficacité. Mais je prétends qu’une politique doit d’abord prendre la direction du Bien avant que d’être efficace, car être efficace pour mal faire ne sert absolument à rien ; à la rigueur, si on agit mal, mieux vaut être le moins efficace possible. Une politique inefficace mais orientée dans le bon sens ne fera rien, alors qu’une politique efficace mais orientée dans le mauvais sens empirera les choses. C’est pourquoi les principes doivent toujours primer sur l’efficacité.

Or, ils ne se peuvent défendre que purs. Même comme cela, il est déjà incroyablement difficile de les respecter, et les hommes trouvent toujours des raisons pour les enfreindre ; mais au moins le font-ils dans le secret, c’est-à-dire en ayant conscience que c’est un mal, ou du moins que c’est mal vu. Si l’on commence à poser des exceptions aux principes les plus importants, les plus profonds, les plus indiscutés, tout le monde ira de sa revendication, et tenir le principe deviendra impossible.

De la même manière qu’on ne peut pas s’appuyer sur la souffrance d’une population déjà lourdement discriminée pour limiter la liberté d’expression en faisant interdire ou condamner des caricatures présentant Muhammad coiffé d’une bombe, on ne peut pas non plus prétexter la souffrance de personnes qui n’ont choisi un métier que comme un cruel pis-aller pour interdire purement et simplement ce métier s’il n’est pas en soi un mal.

En m’opposant à l’abolition de la prostitution, j’ai aussi conscience de ne pas proposer de solution alternative, si tant est qu’il y en ait une. Lutter contre la misère, d’abord, et agir avec la dernière sévérité contre les proxénètes et les réseaux de traite, bien sûr ; mais on sait bien que ce sont des mots creux, tant ces deux objectifs paraissent irréalisables. L’abolition est une solution beaucoup plus tentante, parce qu’elle est immédiatement applicable. Mais la meilleure voie n’est pas toujours celle de la facilité.

mercredi 9 octobre 2013

Pour faire de la politique, il faut de l'argent, mais il faut surtout de l'argent

Quelques nouvelles de l’argent en politique. Un premier article du Monde raconte les accusations qui planent sur M. Dassault, célèbre industriel de l’armement et de l’aviation, accessoirement sénateur et ancien maire de Corbeil-Essonnes. Quelles accusations, me direz-vous ? C’est sûr que si on parle de lui, la liste peut être longue. Là, il s’agit de la manière dont il aurait acheté les « grands frères » et autres voyous des cités de sa ville pour obtenir la paix sociale. D’après les aveux d’un certain Mamadou K., les sommes « prêtées » se chiffreraient en centaines de milliers d’euros, sans compter de nombreux avantages en nature – vacances à Avoriaz et tutti quanti.

Évidemment, tout cela se mêle aux accusations d’achats de voix : les valises de billets ne servent après tout pas qu’à payer le calme dans les banlieues à problèmes. Bruno Piriou, un élu Front de Gauche qui a, un des premiers, osé critiquer le système Dassault à Corbeil, n’est pas franchement ambigu : « Lors des élections, vous aviez des jeunes qui stationnaient dans leurs voitures avec des centaines de cartes électorales sur le siège passager. » Bon, sympa.

Un second article, toujours du Monde, est encore plus succulent. Intitulé « Au cœur du clan des Hauts-de-Seine », il se fonde sur les accusations de Didier Schuller compilées dans un livre de Gérard Davet et Fabrice Lhomme, French corruption. On découvre le petit monde des Balkany et de leurs proches, dont évidemment notre ancien président Nicolas Sarkozy. Argent finançant illégalement les campagnes de la droite, faux passeports fournis par des personnalités politiques, comptes en Suisse, chantages, menaces de tout balancer, trahisons, tous les ingrédients sont là pour une joyeuse saga de ce qu’il faut bien appeler une mafia politique.

Avec des épisodes vraiment rocambolesques. Ainsi celui où Schuller raconte comment il aurait planqué, pour 48 heures, deux millions de francs en liquide, en provenance de Suisse et devant servir à financer la campagne de Jacques Chirac en 1993 par l’intermédiaire de Patrick Balkany. Les deux millions en question étant enterrés dans deux gros Tupperware, sous un séquoia marqué d’un cercle vert, près de sa propriété alsacienne. Touche d’aventure et de suspens, quand Schuller revient les chercher deux jours plus tard, les sangliers ont tout déterrés, et il passe une demi-journée à cherches les boîtes avant de les trouver, intactes et pleines. Moralité : quand vous vous promenez en forêt, si vous trouvez un arbre barbouillé de peinture avec de la terre fraîchement retournée au pied, prenez la peine de creuser, il y a peut-être l’argent d’une future campagne qui n’attend que vous.

Le point commun, la morale de ces deux articles ? Déjà, la morale, c’est qu’en politique il n’y a guère de morale, justement. Que la politique est avant tout une affaire de gens riches. On le savait déjà, vous me direz ; reproduction des élites, Bourdieu, toussa-toussa, et puis c’est logique : un riche, ça a du temps, donc ça peut se consacrer à la politique, et puis c’est éduqué, donc ça parle mieux, ça sait mieux convaincre la plèbe qu’un ouvrier de chez Ford – voyez Philippe Poutou, bien gentil mais avec une inaptitude à la rhétorique à peu près totale. Mais bon, ça fait toujours du bien d’avoir une petite piqûre de rappel des choses qu’on sait mais qu’on a tendances à oublier, parce qu’on s’y habitue, comme à tout finalement. Là, on en a une belle confirmation : c’est sûr que si vous n’avez ni fortune personnelle pour acheter les truands, ni amis chez les patrons pour financer vos campagnes, il va falloir vous lever tôt pour battre dans les urnes ceux qui ont de telles cartes dans leur jeu.

Bref, on réapprend ce qu’on devrait savoir depuis longtemps, à savoir que la démocratie mène, selon une pente assez fatale, à la ploutocratie, au pouvoir des riches. Et là-dessus, cerise sur le gâteau : un article du blog Chambres à part, associé au Monde, nous informe sur l’évolution du statut des lobbies dans notre beau pays. Un sujet dont je voulais dire deux mots depuis longtemps.

Qu’apprenons-nous ? Que les lobbies – pardon, les « représentants d’intérêts », faudrait pas que les gens sachent qu’il y en a chez nous, changeons leur nom et ça devrait suffire – ne se portent pas trop mal, merci pour eux. Qu’on est en train de les reconnaître et d’officialiser leur statut à l’Assemblée nationale. Officiellement, bien sûr, pour mieux les contrôler. Ah, mais oui. En l’occurrence, ne vaudrait-il pas mieux durcir l’interdiction des lobbies ? S’ils avancent, plutôt que de les accompagner en les contrôlant peut-être un peu moins mal, pourquoi ne pas tout simplement les forcer à reculer ? Non ? Ah bon.

Le vrai mauvais signe, c’est que les lobbyistes, par la voix de Pascal Tallon, président de l’Association française des conseils en lobbying, se disent satisfaits. Si les lobbyistes sont contents, c’est probablement mauvais pour nous. Concrètement, un « registre de transparence » est mis en place, dans lequel « toute personne ou organisme voulant défendre ses intérêts auprès des députés et souhaitant le faire officiellement […] devra désormais indiquer le nom de ses clients, les honoraires perçus pour le seul lobbying au Parlement, les objectifs et missions à remplir ainsi que le chiffre d’affaires ou les montants dépensés en terme de lobbying. Autant d’informations qui devront être rendues publiques. »

Super ! Sauf que si vous avez bien lu le début de la phrase, il s’agit bien des lobbyistes qui « veulent agir officiellement ». La possibilité d’agir officieusement, dans le secret, est donc maintenue. Pascal Tallon le reconnaît d’ailleurs : « il va falloir du temps pour convaincre les clients de passer à la transparence, la plupart étant tenus par des clauses de confidentialité ». Enfin, aucun contrôle des informations fournies n’est prévu. On voudrait leur dire : « mentez », qu’on ne s’y prendrait pas autrement.

Hélène Bekmezian, l’auteur du blog, résume donc bien les choses en disant que la réforme « repose encore beaucoup sur le bon vouloir de tous les acteurs ». Eh bien disons les choses franchement : c’est une chimère. Personne n’a de « bon vouloir » en matière de lobbying. Les intérêts qui cherchent à pousser leurs avantages n’ont pas envie que cela se sache : aucune entreprise ne veut que ses clients aient conscience qu’elle paye des députés (sous une forme détournée) pour faire passer les lois qui les arrangent. Les députés, de manière tout à fait symétrique, n’ont aucun intérêt à ce que leurs électeurs sachent qu’ils acceptent les petits cadeaux des entreprises. Les lobbyistes, enfin, qui gagnent leur vie en établissant le contact entre les uns et les autres, sont éminemment dépendants de leurs clients et de leurs cibles ; comme tous ont l’obscurité comme but, eux-mêmes ne peuvent pas défendre la clarté.

Que faudrait-il faire ? Établir un mur infranchissable entre l’argent et la politique, d’une part, et punir les abus avec la dernière sévérité, d’autre part. Pour le premier point, un détenteur d’un pouvoir public quelconque (au sein de l’exécutif ou du législatif, mais cela devrait inclure les hauts fonctionnaires, les patrons des grandes entreprises publiques etc.) devrait ne pouvoir recevoir aucune faveur d’aucune sorte, même détournée, de la part d’un groupe d’intérêt ou de ses représentants. Rien ne justifie que les industries du tabac, par exemple, ou des gens financés par ces industries, offrent ne serait-ce qu’un repas à un député. Si les industriels du tabac veulent défendre une idée, on n’a qu’à imaginer un système où ils pourraient le faire devant l’Assemblée nationale.

Pour le second, il faut évidemment préserver la présomption d’innocence, mais si les accusations contre Balkany, Dassault et consort étaient confirmées, il faudrait les punir avec la dernière énergie : fortes amendes (car il faut toujours toucher là où ça fait le plus mal), éventuellement des peines de prison, mais surtout de longues périodes d’inéligibilité. Les Athéniens, lorsqu’ils ostracisaient, le faisaient pour dix ans. Un an d’inéligibilité, qu’est-ce que ça peut bien faire dans un système où les élections ne reviennent de toute manière que tous les deux ou trois ans ?

La question évidente est bien sûr : cette double mesure est-elle possible ? La réponse est tout aussi évidente : non. Les députés ont intérêt à ce qu’on continue à leur faire des cadeaux, donc ils se battront avec l’énergie du désespoir contre toute mesure qui viserait à freiner vraiment le lobbying (qu’on se souvienne par exemple de leur abandon de toute forme de dignité dans le débat sur le non-cumul des mandats). De leur côté, les grands intérêts économiques ont trop misé pour se permettre de perdre la partie ; eux aussi feront tout pour éviter de voir les portes du Parlement se fermer devant eux. À partir du moment où la puissance politique et la puissance économique sont d’accord pour éviter une réforme, celle-ci n’a pas la moindre chance d’aboutir.

Il faut donc le redire : ce n’est pas là un problème conjoncturel qu’on pourrait régler avec une petite évolution des pratiques ou de la loi. C’est un problème structurel qui découle mécaniquement de l’organisation démocratique elle-même dès lors qu’elle est appliquée à une échelle un peu large.

mardi 8 octobre 2013

Pour un usage modéré du terme « islamophobie »


Lors du débat sur le mariage pour tous (Ah ah ! piégés ! vous croyiez naïvement que j’allais vous parler d’islam, et vlan ! une couche de mariage pour tous), j’ai appris une leçon qui peut sembler évidente, mais qui n’est pas si aisée à mettre en pratique : dans un débat, il ne faut pas seulement veiller à ne pas insulter l’autre ; il faut aussi veiller à ce qu’il ne se sente pas insulté. Et c’est bien plus difficile.

Je le reconnais volontiers : bien souvent, une discussion sur la loi Taubira commencée sur un ton badin se terminait en lutte à couteaux tirés, façon « ils en ont parlé ! », et l’envie de balancer de vraies insultes n’était pas loin, pour moi comme pour mes adversaires (mais oui, vous pouvez bien le dire, je le sais, allez), tant l’incompréhension mutuelle était grande. Je crois bien que j’ai tenu bon et que, quand ce que j’avais en tête dépassait vraiment les bornes, ça ne passait pas mes lèvres.

En revanche, à mon grand regret, certaines des personnes avec qui j’ai parlé de cela se sont senties insultées. En cause, un terme : « homophobie ». Ça, je l’avoue, je l’ai dit, et à de nombreuses reprises. Je l’ai dit, parce que je le pensais d’abord (et pour beaucoup de cas, je le pense toujours), mais surtout parce que pour moi, ce n’était pas une insulte, c’était une manière objective de qualifier la pensée de mon contradicteur. Pour moi, quelqu’un qui voit dans l’homosexualité une pratique moralement condamnable, ou tout simplement inférieure à l’hétérosexualité, est homophobe, même s’il n’a qu’amour et compassion pour les personnes homosexuelles. Évidemment, il est moins homophobe que celui qui rêve de casser du pédé ; mais il est homophobe quand même.

Je suis fondamentalement quelqu’un de tolérant avec les idées des autres (mais si, mais si) ; pour moi, les opinions, même celles qui sont « politiquement incorrectes », voire violentes, dangereuses ou même abjectes, sont l’objet d’une liberté totale. Peut-être un peu parce que mes opinions sont elles-mêmes considérées comme abjectes par beaucoup… Bref, dire de mes contradicteurs qu’ils étaient homophobes, c’était pour moi une manière de les catégoriser, peut-être aussi de leur faire assumer certaines choses, mais certainement pas de les dévaloriser, ni surtout de les insulter.

Et pourtant, ils se sentaient insultés, ce qui ajoutait à l’incompréhension réciproque et contribuait à embrouiller les choses. D’un côté : « Déjà qu’il est pour le mariage pour tous, en plus il m’insulte ! » ; de l’autre : « Déjà qu’il est contre le mariage pour tous, en plus il refuse d’assumer l’évidence ! » Forcément, on était coincés.

J’ai mieux compris ce qu’ils pouvaient ressentir quand j’ai finalement fait le lien avec l’accusation d’islamophobie qu’on me lance de temps à autres. Précisons tout de suite deux choses :

1. Que l’islamophobie existe en Occident, et particulièrement en France, j’en suis parfaitement conscient et convaincu, tout comme je suis absolument convaincu de la gravité, de l’importance du phénomène, et des souffrances qu’il engendre.

2. Je ne me reconnais pas comme islamophobe moi-même. D’abord parce que je n’ai rien contre l’islam en général. Je ne fais pas l’amalgame entre islam, islamisme et terrorisme. En tant que chrétien, je considère la diversité religieuse comme un bien qui fait partie de l’ordre naturel des choses, voulu par Dieu et permettant aux hommes de mieux appréhender Sa richesse et la diversité des chemins qui mènent vers Lui. Je ne souhaite donc absolument pas la conversion du monde musulman au christianisme. Si je reconnais que les textes fondateurs de l’islam, le Coran et les hadiths en particulier, sont souvent violents et contiennent des passages inacceptables, je sais que c’est aussi le cas de la Bible, y compris du Nouveau Testament, et surtout je sais qu’il est ridicule de prétendre comprendre des croyants à partir de leurs textes fondateurs (si les choses étaient si simples, les chrétiens seraient tous des anges de douceur, de non-violence, de charité et d’attention aux pauvres et aux faibles, ce qui est loin d’être le cas). Bref, si avec tout cela je suis islamophobe, je ne sais pas ce que signifie le suffixe « -phobe ».

Cela étant, on me fait régulièrement des procès en islamophobie. En soi, je m’en moque ; je n’ai aucune susceptibilité en la matière. Cela étant, je reconnais que cette accusation m’agace.

Pourquoi ? Pas parce que je me sens insulté (ça, je m’en moque), mais parce que je sens (à tort ou à raison) chez ceux qui l’utilisent contre moi une volonté de fermer les débats, ou de les détourner sur un terrain qui leur serait plus favorable. De fait, c’est souvent lorsque mes contradicteurs n’ont plus d’arguments à opposer aux miens que l’accusation d’islamophobie, d’ethnocentrisme, voire de manichéisme, déboule sur le tapis.

Or, ce n’est pas comme ça qu’un débat avance. Il est vrai que je m’oppose à certaines pratiques religieuses ou culturelles de la majorité des musulmans aujourd’hui (notez mes pincettes). Ou à certaines revendications de certains musulmans installés en Occident (re-pincettes). Oui, je voudrais qu’on interdît la circoncision sur les mineurs, l’abattage rituel sans étourdissement préalable, les piscines et salles de sport non mixtes (même sur certains créneaux horaires seulement). Et sans aller jusqu’à l’interdiction, j’aimerais que certaines pratiques ou idées récurrentes dans la religion musulmane disparaissent (les inégalités hommes-femmes, la condamnation de l’homosexualité etc.). Ces critiques ne se limitent d’ailleurs pas à l’islam ; je les adresse tout autant à ma propre religion, qui sur bien des points n’est guère plus avancée.

Pourtant, je comprends que mes opinions sur le sujet agacent. Je comprends qu’auprès de certains, elles fassent de moi un islamophobe. Mais j’ai envie de dire : « tant pis » ; et surtout, je crois qu’il faut éviter de le dire. Tout comme j’ai renoncé à dire aux gens qu’ils étaient homophobes, même quand je le pensais. Parce qu’au fond, ce n’est que très rarement le sujet, et que toute vérité n’est pas forcément bonne à dire.

Quand on se demande s’il est bon, s’il est légitime ou non de réserver les piscines ou les salles de sport aux femmes sur certains créneaux horaires, dire de quelqu’un qu’il est islamophobe ne fera rien avancer du tout. L’accusation crispera les uns et les autres. On va perdre du temps à palabrer pour savoir si oui ou non on est islamophobe, ce qui impliquera de palabrer pour définir l’islamophobie, et on a une (mal)chance sur deux de finir par palabrer pour souligner les souffrances des immigrés, voire pour (re)faire tout un historique de la colonisation et de la domination occidentale sur le monde. Et pendant ce temps, la question de la mixité dans les piscines n’avance pas.

Bref, parlons d’islamophobie et d’homophobie, mais parlons-en à propos, quand c’est vraiment le sujet. Quand on parle des grandes évolutions des représentations dans la société française, ou des rapports de domination, ou des transformations du racisme, ou quand on dénonce des violences de plus en plus nombreuses, il est légitime d’en parler. Pour des débats beaucoup plus techniques et précis, ça ne mène à rien.

Le risque, en fin de compte, est de paralyser tout débat concret visant à trouver des solutions immédiatement applicables à des problèmes de société précis, en ramenant systématiquement tout à des généralités. Avec le danger de finir par chercher à rétablir le délit de blasphème. Ce risque est réel, contrairement à ce que certains voudraient nous faire croire. Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed affirment ainsi que « quand le Conseil français du culte musulman (CFCM) porte plainte contre la publication des caricatures du Prophète, il cherche plus à faire le lien entre la critique de l’islam et la stigmatisation des musulmans qu’à prôner l’instauration d’un délit de blasphème. » Ils précisent qu’il « est très difficile d’établir ce lien juridiquement », mais ils se trompent : ce n’est pas très difficile, c’est tout bonnement impossible.

Évitons donc de crisper encore un débat déjà dur. D’une part, l’islamophobie est, à terme, réellement menaçante et dangereuse ; d’autre part, même s’il n’y a pas de « problème musulman » en Occident, il y a des pratiques qui posent des problèmes. Lancer l’islamophobie à la figure de ceux qui les soulignent ne les fera pas taire. Au contraire.

lundi 7 octobre 2013

Tu seras un homme, mon fils (autrement, c'est un pain dans la gueule, lopette)


Le chat, de Philippe Geluck, se demandait déjà pourquoi on disait de certaines femmes qu’elles sont « très femme », et d’ajouter : « dit-on de certaines casseroles qu’elles sont “très casserole” ? »

De manière assez comparable, je m’interroge toujours sur les parents qui veulent absolument que leurs enfants se conforment à tout un tas de clichés. Ceux qui veulent absolument que leur petite fille soit « très petite fille », que leur petit garçon soit « très petit garçon ». Ceux qui disent à tout le monde, tout excités : « Ah celui-là, c’est bien un garçon ! » Ils sont légions : ceux qui ne supportent pas de voir leur fils porter du rose, ou leur fille jouer avec une voiture. Ceux qui s’inquiètent dès que leur fils dit qu’il n’aime pas le foot, ou que leur fille dit qu’elle voudrait être pompier ou policière.

C’est vrai, c’est curieux, non ? Non pas que je nie la différence des sexes ou le fait que le sexe d’une personne soit un des éléments constitutifs de son identité. Mais bon, ce n’est quand même pas le seul : il y a l’origine géographique, le milieu social, la couleur de peau, la religion, parmi une multitude d’autres. Or, quand un petit gascon n’aime pas le cassoulet, il n’a pas besoin de se demander comment faire un coming-out à ses parents, et personne ne trouvera ça inquiétant. Franchement, vous imaginez la scène ? « Oh mon Dieu, il n’a pas repris du cassoulet de mamie ! Qu’est-ce qui lui arrive ? Est-ce qu’il va prendre l’accent parisien ? Est-ce qu’il ne risque pas, plus tard, de manger des moules-frites, voire des nems ou des sushis ? » Impensable.

Et même pour des choses plus importantes pour les parents, en général, on n’en fait pas toute une maladie. Ainsi, quand le petit dernier commence à refuser de suivre père et mère à la messe dominicale, on ne trouve pas ça contre-nature ou inquiétant à l’excès. Alors pourquoi cette focalisation sur la différence entre hommes et femmes ?

La chose est d’autant plus surprenante que ce qui préoccupe les parents, ce n’est pas une réalité biologique. Ils n’ont pas peur que le sexe de leur fils se mette à rétrécir et se recroqueville pour finir en vagin. Non, ce qu’ils veulent, c’est que leur enfant se conforme à un ensemble de stéréotypes. Le mot est parfaitement adéquat puisqu’il n’y a rien, absolument rien, dans la nature d’un garçon, qui le pousserait à s’habiller en bleu plutôt qu’en rose, pas plus qu’il n’y a dans la nature d’une fille quoi que ce soit qui doive l’inciter spécialement à devenir coiffeuse plutôt que cosmonaute. Donc, les parents recherchent la conformité avec une construction sociale.

On pourrait même dire qu’ils recherchent la conformité avec une mode, tant les stéréotypes dont ils désirent si ardemment de voir les premiers signes sont historiquement datés. À certaines époques, les hommes, surtout dans les classes sociales supérieures, portaient robes et cheveux long sans que cela gênât qui que ce soit. Nouvelle surprise donc : pourquoi les gens sont-ils si préoccupés par cette mode-là ? Les mêmes qui crient aujourd’hui au meurtre de l’altérité sexuelle ne s’offusquent pas outre mesure, que je sache, que les hauts-de-forme aient disparu de nos têtes, ni même que les femmes portent des pantalons, pratique qui, lorsqu’elle s’est généralisée au début du XXe siècle, a déclenché un scandale.

Beaucoup de parents désirent donc avec une ferveur angoissée que leurs enfants se conforment à des stéréotypes socialement construits, historiquement datés, et liés au sexe desdits bambins. Lâchons le mot : ils veulent que leurs enfants se plient à des stéréotypes de genre.

Oui, ça y est, je l’ai dit, vous pouvez lâcher les lions. Et le genre, ou la réalité derrière ce mot, est indéniable. Personne ne peut prétendre que le rose va naturellement mieux aux filles, et le bleu naturellement mieux aux garçons. Qui habille préférentiellement sa fille en rose et son fils en bleu ne peut donc que reconnaître que cela provient d’une construction sociale, pas biologique, ce qui est la définition même de la notion de « genre ». Tous ceux qui reproduisent ces stéréotypes sont donc les monsieur Jourdain du genre : ils en font sans le savoir. Pis encore, ils en font alors même qu’ils prétendent refuser au concept toute espèce de légitimité scientifique.

Et encore, en disant cela, je reste gentil, puisque pour eux, le genre, ou plutôt le « djender » est une abomination qui va, dans les décennies à venir, être la source des maux les plus ignobles : suppression de la différence sexuelle, totalitarisme, génération suicidaire par manques de repères, j’en passe et des plus croustillantes.

Le Djender adoptant une de ses incarnations
les plus traditionnelles.

Quand il ne rôde pas dans les écoles en cherchant à
posséder un professeur, le Djender aime tout
particulièrement se cacher  dans les placards.
Et au nom de cette lutte contre le « djender » (autant dire contre la bête immonde), on en voit passer des qui ne sont pas piqués des hannetons. Ainsi, un article du Salon beige intitulé « Lettre d’un père à un maire » critique, je cite, « la propagande du gouvernement sur l’idéologie du gender ». Et la critique est, pour moi, hallucinante.


Qu’est-ce qui gêne ce monsieur, en premier lieu ? Premier point : le « programme d’action gouvernementale contre les violences et les discriminations commises en raison de l’orientation sexuelle ou de l’identité de genre ». Mais comment peut-on oser émettre le moindre mot contre un tel programme ? Qu’est-ce qu’il veut nous dire ? Que les violences ne sont pas si condamnables si elles sont dirigées contre les pédés ? Qu’il ne faut pas lutter contre ces violences ? Qu’on le désapprouve, en son for intérieur, me semble déjà assez sidérant ; mais qu’on ose le dire, l’écrire, là pardon, mais c’est courir un tout autre galop.

Second point : « le programme interministériel sur l’égalité hommes-femmes », accusé d’être « imbibé de cette notion de genre ». Imbibé, je me demande qui l’est… Faut oser, là encore ! Est-il en train de dire que la lutte pour l’égalité hommes-femmes est une mauvaise chose ? Que les rapports doivent rester inégaux ? Que les hommes doivent continuer à gagner en moyenne 17% de plus que les femmes ?

Tout le reste est à l’avenant. Convention interministérielle pour l’égalité entre les filles et les garçons, « ABCD de l’égalité », tentatives étatiques pour lutter contre les stéréotypes de genre (on y revient…), éducation contre l’homophobie dès le primaire, rien n’est épargné.

Mais cette galerie des horreurs ne répond pas à la question fondamentale : bon sang de bonsoir, qu’est-ce que tous ces gens-là redoutent, à la fin ? La première idée qui m’est venue, c’est que, sans l’avouer, peut-être même sans se l’avouer à eux-mêmes, les critiques des études de genre et de leur introduction dans les écoles, ou plus généralement tous ceux qui reproduisent les clichés les plus bêtas en tremblant que leurs gosses ne finissent par y échapper malgré eux, n’étaient au fond que des conservateurs. Des gens qui veulent préserver les choses comme elles sont.

Ce n’était pas impossible, après tout : des gens que ne gêneraient pas outre mesure les droits acquis par les femmes au cours du XXe siècle, mais qui ne voudraient pas que les choses allassent plus loin, qui voudraient que les hommes conservassent une légère supériorité sociale sur les femmes. Beaucoup de gens, après tout, aiment l’existant parce qu’il existe, non parce qu’il est bon, et veulent donc le conserver en l’état sans se demander si c’est bien ou pas. Et comme ceux qui pâtissent d’un état de choses ne sont pas toujours exempts de cette tendance, on comprendrait que pas mal de femmes elles-mêmes luttassent pour rester légèrement inférieures aux hommes. Parce que, pour le moment, c’est comme ça.

Et d’ailleurs, dans une certaine mesure, cette explication par le conservatisme est juste. Tony Anatrella, par exemple, ne s’embarrasse pas de la « lutte contre l’homophobie » dont Frigide Barjot avait voilé ses « manifs pour tous » ; lui condamne clairement le terme même « d’homophobie » et ne se gêne pas pour dire que l’homosexualité est une déviance, une perversion, une maladie, une malformation du développement psychologique. Il ne veut donc surtout pas qu’elle se banalise.

Mais cette explication ne me satisfaisait pas entièrement. Je sentais bien que tous ces discours apocalyptiques sur la fin de l’altérité sexuelle, sur le malheur des enfants à venir, discours qui émanaient parfois de personnes dont je respectais profondément l’intelligence, ne pouvaient pas être le seul reflet d’un conservatisme social. Plus je discutais avec certains de mes proches sur le sujet, plus je sentais que la peur qui se lisait dans leurs diatribes, loin d’être exagérée pour les besoins de la cause, était plutôt plus forte encore qu’ils ne l’exprimaient. Une panique, une terreur.

Et c’est là que je me suis souvenu d’un excellent article rédigé par Titiou Lecoq pour Slate, à l’occasion du tweet de Christine Boutin se moquant de la mastectomie subie par Angelina Jolie. Il faut lire cet article : il est allé au fond des choses, je crois. Pour rappeler brièvement les faits, après la double ablation des seins subie volontairement par l’actrice pour raisons médicales, Mme. Boutin avait tweeté : « Pour ressembler aux hommes ? Rires ! Si ce n’était triste à pleurer ! » Voilà ce qu’en dit Titiou Lecoq :

« La première explication qui vient à l’esprit c’est qu’elle a fondu un plomb et qu’elle va finir dans l’état de cet homme qui s’est arraché les yeux. [...] Ce tweet révèle une [...] obsession, une mécanique idéologique profonde : Christine Boutin a une vision cauchemardesque du féminisme actuel. […] Derrière ce tweet à vomir, ce qu’il faut lire, c’est la peur d’une femme perdue. D’une femme qui ne comprend plus rien à la société dans laquelle elle vit. D’une femme qui se croit harcelée par ses propres hallucinations, par les fantômes d’autres femmes qui se font ôter les seins pour devenir des hommes et forniquer dans tous les sens et donner ensuite leurs enfants à des couples homosexuels qui habilleront leurs petits garçons en rose avant de les manger. »

« Une femme perdue », « qui se croit harcelée par ses propres hallucinations » : la peinture me frappe par sa vérité. Et cette incompréhension – et donc cette peur – sont bien plus répandues qu’on ne le pense, parce qu’elles ont des degrés, et que tous ne sont pas également visibles. Chez certains, c’est une panique, et ça conduit à une action obsessionnelle, politique par exemple, forcément très visible (Mme. Boutin, ou dans une moindre mesure ceux qui ont été de toutes les manifs pour tous et qui continuent, aujourd’hui encore, à « veiller »).

Mais chez d’autres, c’est bien plus discret. Chez ceux qui n’ont pas une angoisse absolue qui les empêche de s’endormir le soir (pour ceux-là, les images postées plus haut sont véritablement éclairantes), mais seulement une peur plus légère, plus diffuse, ça se traduit par un conservatisme d’inertie, moins virulent et donc socialement mieux accepté. Ce sont les instits qui font des étiquettes roses pour les filles et bleues pour les garçons (oui ! il y en a encore). C’est le patron de Barilla qui affirme qu’il ne mettra jamais un couple homosexuel dans ses publicités parce que ça ne correspond pas à l’image qu’il a de la société. Imagine-t-on les réactions s’il avait dit qu’il refusait de mettre un noir ou un juif dans ses pubs pour la même raison ?

Quoi qu’il en soit, et quel que soit le degré auquel s’exprime cette peur, cette grille de lecture explique beaucoup de choses. Par exemple, pourquoi le dialogue est à ce point complètement impossible entre partisans et adversaires des études de genre : parce que l’opposition à cette notion est en fait moins une opinion qu’une peur irrationnelle. Du coup, vous pouvez bien démontrer que les études de genre n’ont pas, dans leur immense majorité, pour but de nier la différence biologique entre les sexes, ça ne changera rien à l’opposition des opposants. De même qu’ouvrir la porte du placard et montrer à l’enfant qu’il n’y a rien dedans que des jouets ou des habits n’enlève rien à sa peur ; dès que l’adulte est reparti se coucher, la peur du monstre dans le placard revient aussitôt.

Alors bien sûr, il y a de bonnes expériences, des instituteurs qui font de vrais efforts, qui travaillent patiemment, subtilement, avec les enfants dont ils ont la charge. Mais tout cela nous montre aussi à quel point la lutte est loin d’être gagnée : il est bien plus difficile d’abattre une terreur infondée qu’un raisonnement erroné.


***** Nota Bene *****

J'espère que Joshua Hoffine me pardonnera le petit détournement de ses excellentes photos qui redonnent vie aux monstres de notre enfance.

dimanche 6 octobre 2013

Un historien contre les historiens (parce que l'histoire est moins importante que la vie privée)


Attention, les historiens s’émeuvent. La communauté des archivistes prend les armes. Pétitions, articles de presse, le tout relayé par les réseaux sociaux : c’est un branle-bas de combat général. Le motif ? Le « droit à l’oubli numérique ».

Ça vous semble bien léger, voire étrange ? À moi aussi. Au début, j’ai eu du mal à y croire. Puis, je me suis demandé si quelque prof de fac perdu, en manque absolu de financement pour son grand œuvre (« l’utilisation du caoutchouc dans l’armement de défense anti-aérienne japonais de 1917 à 1945 »), n’aurait pas vendu son âme au diable (entendez par là la NSA), acceptant, contre rémunération sonnante et trébuchante, de faire un peu de propagande et de proclamer comme c’est bien que gouvernements et entreprises conservent nos données privées ad vitam aeternam.

Quand je me suis rendu à l’évidence (ils sont sérieux ! leur pétition n’est ni un canular, ni le fruit d’un pari stupide pris lors de la rencontre annuelle – et très arrosée – des historiens modernistes et contemporanéistes), j’ai cherché à en savoir plus sur leurs arguments. Des fois que quelque chose m’aurait échappé.

Parce que jusqu’ici, le droit à l’oubli numérique, je trouvais ça très bien, sans restriction d’aucune sorte. Juste après le scandale PRISM, je trouvais plutôt évident que les législateurs français et européens se saisissent un peu du sujet. Bon, évidemment, tout le monde sait très bien qu’au fond, ça ne changera guère les choses : les puissants continueront de nous espionner et de conserver des données sur nous. Mais avec le projet de réglementation sur le droit à l’oubli, à l’échelle européenne en plus, ils auraient peut-être eu un peu plus de mal. Obliger ceux qui recueillent des données numériques à les effacer au bout d’un certain temps, considérer que, sans consentement actif et explicite de sa part, un internaute ne veut pas qu’on conserve ou qu’on transfère à d’autres les traces qu’il laisse sur le Net, tout cela me paraissait aller dans le bon sens.

Et pourtant, voilà donc nos archivistes qui pignent. Que dis-je ? Qui crient au scandale ! Au voleur ! Au voleur ! À l’assassin ! Au meurtrier ! Justice, juste ciel ! Ils sont perdus, ils sont assassinés, on leur a coupé la gorge : on va les priver de données. Ils n’en peuvent plus ; ils se meurent ; ils sont morts ; ils sont enterrés.

Oui oui, c’est ça : ils ne veulent pas du droit à l’oubli numérique, parce que les historiens de l’avenir vont manquer de données pour leurs travaux. Alors déjà, un premier truc qui me fait bondir, c’est que s’il y a bien une chose dont les historiens contemporanéistes ne manquent jamais, c’est de données. Ils en ont trop, même ! Pour eux, la difficulté n’est jamais de trouver des données, c’est plutôt de faire le tri dans la masse de données brutes à leur disposition. Nous autres antiquisants – et c’est aussi vrai pour nos amis médiévistes – nous faisons face à un vrai manque de données. Aussi sommes-nous tout heureux quand nous tombons sur un morceau d’inscription grecque ou sur une pièce de monnaie romaine, et nous en tirons toute l’histoire d’un règne. Cette inquiétude sur le manque de données, à une époque où n’a jamais autant écrit ni jamais autant conservé le moindre bout de texte, ça me fait un peu le même effet, à moi, que si un gros Américain, après avoir dévalisé le supermarché local, allait pleurer devant un mendiant en lui faisant part de son angoisse de n’avoir pas assez de sacs de frites surgelées pour la semaine.

La deuxième chose, c’est que tout de même, les pouvoirs publics ont pensé à eux, et on a bien essayé de les rassurer. D’abord, il est bien précisé que si les intérêts nationaux l’exigent, les données pourront être conservées. Ainsi, pas de danger de voir disparaître les cadastres et autres registres d’état civil, qui contiennent des données privées mais ne seront pas touchés par les mesures projetées. Ensuite, on leur a fait des propositions, à nos historiens. Anonymer les données, par exemple, pour pouvoir les conserver tout en respectant la vie privée des internautes ? Impossible, ils pourraient avoir besoin des patronymes pour leurs futures recherches. Ben oui, mais bon, il faut savoir faire des compromis, dans la vie…

Mais le plus important n’est pas là. Le plus grave dans cette affaire, c’est que des scientifiques sont en train de faire passer les intérêts de leurs recherches avant toute autre chose. Or, cette façon de voir n’est pas défendable. Certes, une société doit pouvoir connaître et comprendre son passé, et les historiens doivent pouvoir travailler le plus facilement possible. Et naturellement, la loi en discussion doit tenir compte de cette exigence – elle le fait, d’ailleurs, dans une large mesure.

Mais inversement, les historiens et archivistes ne doivent oublier qu’il existe d’autres risques plus grands et plus sérieux que le fait, pour un chercheur, de « ne pas pouvoir bénéficier de toutes les facilités offertes par la technologie » (la formule est d’Yves Poullet). À l’heure actuelle, un des plus grands dangers qui nous menacent est celui du totalitarisme. En cas de coup d’État, de révolution violente ou simplement d’élections menant à des résultats désastreux, les moyens technologiques actuels permettraient à n’importe qui d’instaurer un totalitarisme infiniment plus puissant que ne le furent ceux du XXe siècle : les moyens de surveillance des citoyens aujourd’hui n’ont rien de commun avec ceux dont disposaient Hitler ou Staline.

C’est donc d’abord sur ce front qu’il faut se battre. Il faut limiter, autant que faire se peut, la surveillance de nos vies privées par les États et les entreprises. À côté de cela, le risque que les historiens de 2050 comprennent un tout petit peu moins bien la société de 2013 ne pèse rien. Ne serait-ce que parce que, si notre civilisation basculait dans le totalitarisme, il pourrait très bien ne plus y avoir d’historiens du tout d’ici-là.

samedi 5 octobre 2013

Supprimons les feux de cheminée, la poésie, la vie, tout plutôt que de supprimer nos bagnoles


Un article du blog associé au Monde « SOS conso », rédigé par Rafaele Rivais, nous rappelle qu’à partir de 2015, les feux de cheminée en foyer ouvert (c’est-à-dire dans les cheminées traditionnelles, sans insert) seront interdits à Paris. C’est d’ailleurs déjà partiellement le cas, puisque les habitants de la capitale ne peuvent plus, depuis 2007, faire brûler un feu en foyer ouvert que pour le chauffage d’appoint (la cheminée ne peut donc pas être la source principale de chauffage) ou comme agrément. En 2015 (en même temps donc que les foyers ouverts seront définitivement interdits aux parisiens), cette mesure restrictive partielle s’étendra d’ailleurs à une bonne partie de l’Île-de-France (435 communes sont concernées). Et il est évidemment permis de se demander si cette « zone sensible pour la qualité de l’air », comme ils disent, ne se verra pas à terme imposer la même interdiction totale que Paris elle-même.

La raison invoquée est, naturellement, d’ordre sanitaire et écologique. Faire brûler du bois, ça dégage du CO2, gaz à effet de serre bien connu, et des particules fines, qui ne sont pas très bonnes pour nos petits poumons.

Pour moi, cette mesure est la preuve et le symbole d’un aveuglement total, d’un déni de réalité, d’un renversement complet des valeurs et des priorités. Il est de plus en plus difficile de nier l’évidence de la crise écologique et de ses conséquences pour la nature et pour la santé humaine ; mais plutôt que de s’interroger sur les causes profondes de cette crise, on préfère mettre en place des mesurettes sans aucune efficacité ni utilité, mais qui nous pourriront quand même bien la vie.

Au fond, c’est assez normal. S’interroger sur les causes profondes de la crise ne pourrait que conduire à constater qu’elles résident dans le Système lui-même, c’est-à-dire dans l’organisation même de notre société, dans les piliers qui la fondent, dans ses valeurs  et dans ses évidences. Cela conduirait donc à envisager des solutions radicales : au sens étymologiques, puisqu’elles toucheraient les « racines » même de la Crise (et donc celle de nos sociétés), mais aussi dans leurs effets concrets, puisque ces solutions radicales mèneraient à la disparition de notre civilisation et à la fondation d’un nouveau modèle de société, plus « durable » pour reprendre un mot à la mode, mais certainement aussi bien moins confortable.

C’est cela que veulent à tout prix éviter les puissants, les riches et (ce qui revient souvent au même) tous ceux qui nous gouvernent. Ils ne veulent surtout pas d’un changement radical. D’abord parce que, comme tout le monde, ils aiment bien le confort de cette société-là : l’un aime les cerises à Noël, l’autre ne veut surtout pas abandonner ses courses de formule 1 ; celui-là veut absolument garder ses trois télés, ses deux ordinateurs et son écran géant, celui-ci n’envisage pas de voyager autrement qu’en avion. Et surtout parce que, dans cette société, ils dominent, ils contrôlent, ils ont le pouvoir, ce qui ne leur serait pas garanti avec un autre mode de fonctionnement.

Et donc, ne pouvant nier l’évidence, mais refusant absolument d’y faire face, ils inventent ce qu’ils peuvent, histoire de faire croire qu’ils font quelque chose et de gagner du temps. En interdisant les feux de cheminée, on est exactement dans la logique que je dénonçais quand j’évoquais ceux qui voudraient nous faire manger des insectes : on met en place des changements qui ne vont pas résoudre le moins du monde la crise (car franchement, ce n’est pas en interdisant les feux de cheminée à Paris, ou même dans toute la France tant qu’on y est, qu’on réduira le réchauffement climatique), mais qui vont quand même rendre la vie moins belle.

Évidemment, j’entends déjà la cohorte de ceux qui vont me dire qu’en refusant cette évolution, je fais aussi passer mon confort avant la préservation de la planète. Que les feux de cheminée, comme les entrecôtes, ne sont pas essentiels. Peut-être bien. Mais je ne suis pas d’accord pour penser comme cela. Je l’ai toujours dit : mon but n’est pas de bâtir une société qui nous permette de survivre, mais bien une société qui nous permette de vivre. De vivre dignement, comme des hommes, avec ce qui fait notre humanité, notre richesse. D’avoir une vie véritable, belle, pas la survie laborieuse d’une sous-humanité qui se serait reniée elle-même plutôt que d’abandonner un modèle à bout de souffle. C’est d’ailleurs toute l’ambition de Tol Ardor, et son originalité par rapport à d’autres projets alternatifs : nous ne voulons pas seulement survivre, nous voulons aussi préserver l’essentiel, c’est-à-dire non pas un confort matériel impossible à tenir dans la durée, mais l’essence de notre culture et de notre civilisation.

Les feux de cheminée, ça en fait partie. Il y a la lumière du feu, quand on a éteint les ampoules et qu’on contemple les flammes, assis dans un fauteuil et dans l’ombre. Il y a le bruit du feu, le crépitement des braises, le sifflement des bûches qui éclatent sous la chaleur. Il y a l’odeur du feu, le parfum de la fumée et de la cendre, qui reste dans la pièce longtemps après que le feu s’est éteint.

Déjà, avec un insert, ce n’est plus la même chose. Moins de chant, moins de senteurs, moins d’âme. Mais si on n’a plus le feu du tout, c’est toute une poésie qui disparaît de nos vies. Désolé, mais je ne m’y résoudrai pas. Je refuse de vivre dans un monde où l’on nous fera éteindre nos feux de cheminée plutôt que d’envisager un contrôle de la natalité et la suppression des voitures. Une calèche tirée par un cheval, ça va moins vite qu’une bagnole, mais le résultat est exactement le même, car vous arrivez là où vous vouliez arriver. Les voitures sont donc dispensables, remplaçables. En revanche, rien ne vous apportera ce que vous apporte un feu de cheminée. On peut se passer d’un confort. On ne peut pas se passer de poésie, de beauté, de rêve.