Attention, les historiens s’émeuvent. La communauté des
archivistes prend les armes. Pétitions, articles de presse, le tout relayé par
les réseaux sociaux : c’est un branle-bas de combat général. Le motif ?
Le « droit à l’oubli numérique ».
Ça vous semble bien léger, voire étrange ? À moi aussi.
Au début, j’ai eu du mal à y croire. Puis, je me suis demandé si quelque prof
de fac perdu, en manque absolu de financement pour son grand œuvre (« l’utilisation
du caoutchouc dans l’armement de défense anti-aérienne japonais de 1917 à 1945 »),
n’aurait pas vendu son âme au diable (entendez par là la NSA), acceptant,
contre rémunération sonnante et trébuchante, de faire un peu de propagande et
de proclamer comme c’est bien que gouvernements et entreprises conservent nos
données privées ad vitam aeternam.
Quand je me suis rendu à l’évidence (ils sont sérieux !
leur pétition n’est ni un canular, ni le fruit d’un pari stupide pris lors de
la rencontre annuelle – et très arrosée – des historiens modernistes et
contemporanéistes), j’ai cherché à en savoir plus sur leurs arguments. Des fois
que quelque chose m’aurait échappé.
Parce que jusqu’ici, le droit à l’oubli numérique, je
trouvais ça très bien, sans restriction d’aucune sorte. Juste après le scandale
PRISM, je trouvais plutôt évident que les législateurs français et européens se
saisissent un peu du sujet. Bon, évidemment, tout le monde sait très bien qu’au
fond, ça ne changera guère les choses : les puissants continueront de nous
espionner et de conserver des données sur nous. Mais avec le projet de
réglementation sur le droit à l’oubli, à l’échelle européenne en plus, ils
auraient peut-être eu un peu plus de mal. Obliger ceux qui recueillent des
données numériques à les effacer au bout d’un certain temps, considérer que,
sans consentement actif et explicite de sa part, un internaute ne veut pas qu’on
conserve ou qu’on transfère à d’autres les traces qu’il laisse sur le Net, tout
cela me paraissait aller dans le bon sens.
Et pourtant, voilà donc nos archivistes qui pignent. Que
dis-je ? Qui crient au scandale ! Au voleur ! Au voleur ! À
l’assassin ! Au meurtrier ! Justice, juste ciel ! Ils sont
perdus, ils sont assassinés, on leur a coupé la gorge : on va les priver
de données. Ils n’en peuvent plus ; ils se meurent ; ils sont morts ;
ils sont enterrés.
Oui oui, c’est ça : ils ne veulent pas du droit à l’oubli
numérique, parce que les historiens de l’avenir vont manquer de données pour
leurs travaux. Alors déjà, un premier truc qui me fait bondir, c’est que s’il y
a bien une chose dont les historiens contemporanéistes ne manquent jamais, c’est
de données. Ils en ont trop, même ! Pour eux, la difficulté n’est jamais de
trouver des données, c’est plutôt de faire le tri dans la masse de données
brutes à leur disposition. Nous autres antiquisants – et c’est aussi vrai pour
nos amis médiévistes – nous faisons face à un vrai manque de données. Aussi
sommes-nous tout heureux quand nous tombons sur un morceau d’inscription
grecque ou sur une pièce de monnaie romaine, et nous en tirons toute l’histoire
d’un règne. Cette inquiétude sur le manque de données, à une époque où n’a jamais
autant écrit ni jamais autant conservé le moindre bout de texte, ça me fait un
peu le même effet, à moi, que si un gros Américain, après avoir dévalisé le
supermarché local, allait pleurer devant un mendiant en lui faisant part de son
angoisse de n’avoir pas assez de sacs de frites surgelées pour la semaine.
La deuxième chose, c’est que tout de même, les pouvoirs
publics ont pensé à eux, et on a bien essayé de les rassurer. D’abord, il est
bien précisé que si les intérêts nationaux l’exigent, les données pourront être
conservées. Ainsi, pas de danger de voir disparaître les cadastres et autres
registres d’état civil, qui contiennent des données privées mais ne seront pas
touchés par les mesures projetées. Ensuite, on leur a fait des propositions, à
nos historiens. Anonymer les données, par exemple, pour pouvoir les conserver
tout en respectant la vie privée des internautes ? Impossible, ils
pourraient avoir besoin des patronymes pour leurs futures recherches. Ben oui,
mais bon, il faut savoir faire des compromis, dans la vie…
Mais le plus important n’est pas là. Le plus grave dans cette
affaire, c’est que des scientifiques sont en train de faire passer les intérêts
de leurs recherches avant toute autre chose. Or, cette façon de voir n’est pas
défendable. Certes, une société doit pouvoir connaître et comprendre son passé,
et les historiens doivent pouvoir travailler le plus facilement possible. Et
naturellement, la loi en discussion doit tenir compte de cette exigence – elle
le fait, d’ailleurs, dans une large mesure.
Mais inversement, les historiens et archivistes ne doivent
oublier qu’il existe d’autres risques plus grands et plus sérieux que le fait,
pour un chercheur, de « ne pas pouvoir bénéficier de toutes les facilités
offertes par la technologie » (la formule est d’Yves Poullet). À l’heure
actuelle, un des plus grands dangers qui nous menacent est celui du
totalitarisme. En cas de coup d’État, de révolution violente ou simplement d’élections
menant à des résultats désastreux, les moyens technologiques actuels permettraient
à n’importe qui d’instaurer un totalitarisme infiniment plus puissant que ne le
furent ceux du XXe siècle : les moyens de surveillance des
citoyens aujourd’hui n’ont rien de commun avec ceux dont disposaient Hitler ou
Staline.
C’est donc d’abord sur ce front qu’il faut se battre.
Il faut limiter, autant que faire se peut, la surveillance de nos vies privées
par les États et les entreprises. À côté de cela, le risque que les historiens
de 2050 comprennent un tout petit peu moins bien la société de 2013 ne pèse
rien. Ne serait-ce que parce que, si notre civilisation basculait dans le
totalitarisme, il pourrait très bien ne plus y avoir d’historiens du tout d’ici-là.
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