Je découvre à l’instant dans Le Monde un article de monsieur Christian Lequesne, professeur à
Sciences Po Paris, intitulé « choisir son jour salarié est une liberté
fondamentale ». Déjà, le titre est tout un programme.
Primo, l’invocation
des libertés fondamentales. Rien ne n’énerve comme cette manière de convoquer à
tort et à travers des notions aussi importantes. À force de qualifier tout et n’importe
quoi de « totalitarisme » ou de « génocide », on finit par
perdre complètement de vue la spécificité des véritables totalitarismes et
génocides, ce qui est très inquiétant. Même chose ici : rebaptiser « liberté
fondamentale » ce qui n’en est à l’évidence pas une ne peut qu’affaiblir
les vraies libertés fondamentales.
Donc rappelons-le : l’éventuelle possibilité de choisir quel jour on travaille
et quel jour on ne travaille pas n’a rien à faire à côté de la liberté d’expression,
d’association ou de déplacement.
Bénéficier d’un jour chômé, ça oui, c’est une liberté
fondamentale ; mais pas le choix de ce jour. Le droit au loisir, au repos,
à la détente sont des libertés fondamentales. Mais justement – et c’est le secundo –, tout cela disparaît sous la
plume de monsieur Lequesne. Il nous parle de « jour salarié », sans
qu’on sache bien ce qui se cache derrière cette notion, mais pas du tout de
jour de repos. Il est donc assez intéressant de voir que son obsession est bien
« d’autoriser » les gens à travailler plus (comme s’ils étaient
massivement demandeurs…), mais qu’il ne semble pas prêt à monter au créneau
pour défendre leur droit de ne pas travailler un jour de la semaine.
Venons-en au fond. Entre deux éructations contre la vilaine
gauche moche et méchante (c’est-à-dire celle qui n’a pas encore fait sa
soumission à la « social- »démocratie de centre droit), quels « arguments »
tente-t-il de jeter ?
1. Les employés sont payés davantage quand ils travaillent
le dimanche et le soir, ils seraient donc demandeurs car cela leur permettrait
d’arrondir leurs fins de mois dans un pays où, je cite monsieur Lequesne, « les
salaires réels sont bas ». Mais dans ce cas, de quoi les salariés sont-ils
demandeurs, exactement ? Certainement pas de travailler le dimanche ou le
soir : ils sont demandeurs de hausses de salaires, tout bêtement. Les gens
ne veulent pas travailler plus (et plus mal) pour gagner plus, ils veulent
juste gagner plus. Si certains demandent à travailler le dimanche, ce n’est pas
pour se libérer leur mardi ; c’est parce que le patronat ne leur laisse
pas d’autre choix pour gagner un peu moins mal leur vie. La solution pour ces
pauvres gens ne réside donc pas dans le travail le dimanche, mais bien dans une
meilleure répartition des profits des entreprises entre le travail et le
capital. En gros, il faut nettement moins donner aux riches actionnaires, et
nettement plus aux pauvres travailleurs. L’argent est là, dans la poche des
riches, il n’y a qu’à le prendre.
2. Il y a déjà des gens qui travaillent le dimanche, alors pourquoi
pas tout le monde ? Là, le degré zéro de l’argumentation a été atteint.
Oui, il y a des activités qui ne peuvent pas s’arrêter : l’alimentation, l’eau,
la santé, la sécurité, les transports, l’énergie. Il est donc normal d’autoriser
(et même dans certains cas de contraindre) ceux qui travaillent dans ces
domaines à le faire aussi le dimanche et le soir. Mais d’une part, il faut que les
concernés reçoivent, tous, une compensation à la hauteur du sacrifice qu’ils
consentent ; et d’autre part, il n’y a aucune, strictement aucune raison,
d’élargir à tous un mal qui n’est nécessaire que pour quelques-uns.
D’autres arguments ? Hélas non, à moins de considérer
comme tels le concert de violons final entonnant le couplet « liberté,
liberté chérie », et agitant l’épouvantail soviétique – monsieur Lequesne
a dû bien apprécier le papier des parlementaires de droite qui voient dans la politique
actuelle du gouvernement un prélude à la résurrection de Staline (faut-il être miro).
Il ne pense même pas à invoquer l’hypothétique hausse de la consommation (et
donc la croissance) que cette réforme entraînerait ; peut-être a-t-il au
moins conscience que les gens n’ont pas tant d’argent qu’après avoir fait leurs
courses le samedi, ils iraient encore dépenser le double le dimanche.
En revanche, monsieur Christian Lequesne, à défaut d’arguments,
nous livre, bien inconsciemment je pense, ses véritables motifs, à travers quelques
considérations personnelles. Ainsi, dans la liste de ceux qui, selon lui,
bénéficieraient d’une ouverture des commerces le dimanche, il termine par un « Enfin,
il y a les clients de ces magasins » – on sent bien qu’il en est un, lui,
de client, et que c’est surtout ça qui l’intéresse, au fond. Impression
confirmée à la fin par les souvenirs émus de sa folle jeunesse à Prague, où,
dit-il, il se faisait souvent la réflexion : « quel bonheur de
pouvoir organiser ainsi mon temps ! » L’estocade finale résidant dans la
petite phrase destinée à rassurer tout le monde, où il assure n’avoir « jamais
perçu de traumatisme particulier chez les travailleurs tchèques ». Mais
leur a-t-il seulement jamais adressé la parole ou demandé leur avis sur la
question, pour juger ainsi de leur traumatisme ?
Pour conclure, je reviendrai sur une petite phrase de l’article
qui m’a terriblement amusé. Voulant balayer l’opposition des syndicats, il
affirme qu’ils ne sont de toute manière pas représentatifs, puisque seuls 8%
des travailleurs sont syndiqués, et qu’on ne pourra pas éviter de se poser la
question de leur légitimité – car, ajoute-t-il, « la démocratie ne peut
pas s’accommoder des règles d’une minorité – fût-elle organisée – imposées à
une majorité. »
Et là, j’ai fait tilt, parce qu’avec cette histoire de travail
le soir ou le dimanche, c’est exactement ce qui est en train de se passer, mais
dans l’autre sens. Ce ne sont pas les syndicats qui imposent l’interdiction du travail
dominical à une masse de salariés demandeurs ; c’est la minorité de riches
et d’employeurs qui cherche à accroître ses bénéfices en imposant sa loi à la
majorité. Notre démocratie, comme je le dénonce depuis 15 ans, n’est rien d’autre
qu’une oligarchie des riches.
Alors je ne vois plus qu’une seule solution pour faire
comprendre tout cela à monsieur Lequesne : faire travailler les profs de
Sciences Po le dimanche. C’est vrai, pourquoi n’appliquerait-on pas à ce
monsieur les solutions qu’il préconise pour le reste du corps social ?
Après tout, ses arguments valent pour lui aussi ; parmi ses étudiants, il
y en a sûrement qui préféreraient avoir cours le dimanche plutôt que le jeudi
et qui se diraient, comme lui-même à Prague, « quel bonheur de pouvoir
organiser ainsi mon temps ! » Et sans doute n’en serait-il pas non plus « traumatisé »
outre mesure.
Je demande donc au gouvernement que soient appliquées
immédiatement les mesures suivantes :
a. Abaissement des salaires des profs de Sciences Po au
niveau de celui des caissières de Conforama (il faut qu’ils aient la même motivation
qu’elles pour travailler le dimanche).
b. Fin de la sécurité de l’emploi pour les profs de Sciences
Po (il faut bien pouvoir les virer, sinon comment le directeur de l’école
pourra-t-il faire pression sur ses enseignants ?).
c. Mise en place d’un emploi du temps des cours de Sciences
Po sur l’ensemble de la semaine, soirs et dimanches compris. Le recrutement se
fera sur la base du volontariat, avec de fortes incitations à accepter le travail
dominical, dont une prime dont la pérennité ne sera pas garantie, mais aussi,
au besoin, les pressions directoriales adaptées.
Allez monsieur Lequesne, chiche ! Allez au bout
de votre logique, transmettez ma proposition à votre directeur et au gouvernement.
Au bout de quelques semaines à ce régime, je suis certain que vous aurez des
choses une vision infiniment plus claire.
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