À chaque fois que quelqu’un dit avoir aperçu le monstre du
Loch Ness, les Français en profitent pour faire ressortir de l’eau leur serpent
de mer à eux, la question de la prostitution et de son éventuelle pénalisation.
Avec toutes les questions qui forment la queue du serpent : que pénaliser ?
qui pénaliser ? comment pénaliser ? pourquoi pénaliser ? etc.
Pour faire simple, il y a deux positions face à cette
question. D’une part la position abolitionniste, qui considère que la
prostitution est toujours (ou si majoritairement que ça ne fait pas de différence)
liée au racisme, au sexisme, aux écarts de richesse, bref à une forme ou à une
autre de domination et d’exploitation, ce qui ferait d’elle un problème et un
mal en soi, justifiant son abolition, qui passe souvent par la pénalisation des
clients. D’autre part, la position non abolitionniste, qui estime que la
prostitution pourrait exister (et, de fait, existe, quoique de manière extrêmement
minoritaire) hors de tout rapport de domination ou d’exploitation, et donc ne
peut être interdite.
Commençons par reconnaître que les uns et les autres ont de
bons arguments. Les abolitionnistes soulignent à juste titre que le corps
humain ne doit pas être une marchandise, et surtout l’extrême misère qui pousse
la plupart des prostitués à exercer ce métier, ainsi que l’existence de réseaux
de traite et de proxénétisme auxquels il est pour beaucoup difficile d’échapper.
Les antiabolitionnistes, de leur côté, montrent aussi qu’une éventuelle
interdiction totale de la prostitution avec pénalisation des clients nuirait
finalement moins à ces derniers qu’aux prostituées elles-mêmes (voir par
exemple ce très bon article sur la question).
Pour ma part, si je suis antiabolitionniste, ce n’est pas
tellement parce que j’aurais été convaincu, sur cette question très complexe,
par des arguments qui m’auraient semblé plus forts que d’autres. Plus qu’à des
arguments précis, j’adhère à une logique qui sous-tend ces arguments.
Sans s’en rendre forcément compte, abolitionnistes et
antiabolitionnistes ne se fondent pas toujours sur la même logique, ne
réfléchissent pas toujours sur la même base, et c’est ce qui rendra
probablement le débat public sur la question (si le gouvernement concrétise son
projet d’abolition) houleux et difficile.
Quand je lis les arguments des abolitionnistes, j’ai souvent
l’impression qu’ils fondent sur la réalité telle qu’elle est. Ils constatent
que l’immense majorité des prostitués sont des gens en grande souffrance, et
pour eux c’est cela qui compte : il faut mettre fin à cette souffrance, et
la pénalisation des clients (qui en sont partiellement responsables) leur
semble être le moyen le plus simple pour y parvenir. Naturellement, il y a des
exceptions, et certains abolitionnistes le sont par principe, parce que pour
eux, la prostitution serait un mal en soi, même si elle était totalement libre
et choisie. Mais ces exceptions sont, il me semble, assez rares.
Inversement, beaucoup parmi les antiabolitionnistes se
fondent sur des principes. Bien sûr, là encore, il ne faut pas généraliser :
certains insistent sur le fait que l’abolition ne serait pas efficace (c’est le
cas de l’article cité plus haut), et se fondent donc sur la même logique
pragmatique, utilitaire, réaliste que les abolitionnistes. Mais cette logique n’est
clairement pas la seule en jeu. Pour beaucoup, la prostitution, de fait, est
choisie comme métier par certains. Rares, très rares, en proportion. Mais cela
existe.
À partir de là, si l’on privilégie le principe (la liberté
pour chacun d’exercer le métier qu’il souhaite) sur le pragmatisme, une
interdiction de la prostitution nécessiterait de démontrer qu’elle est un mal
en soi, que ce n’est pas un métier qu’on peut légitimement choisir. Il y a des
arguments en faveur de cette idée : en particulier l’idée que le corps ne
peut pas être une marchandise. Mais dans la prostitution, est-ce vraiment le
cas ? Le corps et l’usage du corps, est-ce la même chose ? S’il est
illégitime de vendre l’usage de son sexe, pourquoi serait-il plus légitime de
vendre l’usage de ses bras ou de sa tête ? Démontrer que la prostitution
est un mal en soi me semble en tout état de cause pour le moins difficile.
Bien sûr, on va me rétorquer que de toute manière tout cela
n’a pas grande importance, puisqu’il est évident pour beaucoup qu’en politique,
il faut être pragmatique, privilégier l’être par rapport au devoir-être, l’existant
par rapport à l’idéal. C’est justement contre cette idée que je me bats. Contre
Machiavel, qui prétend que le Prince n’a à se préoccuper que de son succès, et
l’État de son efficacité ; contre Hume, qui affirme l’existence d’un
système de morale particulier – et plus accommodant – aux dirigeants politiques ;
contre Hegel, qui postule que l’État n’a à se préoccuper que de sa propre existe
et n’est ni moral ni immoral, je choisis au contraire Platon et Kant, qui affirment
que toute politique doit s’incliner devant le droit et la morale, sans pouvoir
alléguer d’alibis pour s’y soustraire.
Naturellement, toute politique se réfère toujours aux deux
choses, un idéal et une réalité, et est guidée par les deux principes, le Bien
et l’efficacité. Mais je prétends qu’une politique doit d’abord prendre la
direction du Bien avant que d’être efficace, car être efficace pour mal faire
ne sert absolument à rien ; à la rigueur, si on agit mal, mieux vaut être le
moins efficace possible. Une politique inefficace mais orientée dans le bon
sens ne fera rien, alors qu’une politique efficace mais orientée dans le
mauvais sens empirera les choses. C’est pourquoi les principes doivent toujours
primer sur l’efficacité.
Or, ils ne se peuvent défendre que purs. Même comme cela, il
est déjà incroyablement difficile de les respecter, et les hommes trouvent toujours
des raisons pour les enfreindre ; mais au moins le font-ils dans le
secret, c’est-à-dire en ayant conscience que c’est un mal, ou du moins que c’est
mal vu. Si l’on commence à poser des exceptions aux principes les plus importants,
les plus profonds, les plus indiscutés, tout le monde ira de sa revendication,
et tenir le principe deviendra impossible.
De la même manière qu’on ne peut pas s’appuyer sur la
souffrance d’une population déjà lourdement discriminée pour limiter la liberté
d’expression en faisant interdire ou condamner des caricatures présentant Muhammad
coiffé d’une bombe, on ne peut pas non plus prétexter la souffrance de personnes
qui n’ont choisi un métier que comme un cruel pis-aller pour interdire purement
et simplement ce métier s’il n’est pas en soi un mal.
En m’opposant à l’abolition de la prostitution, j’ai
aussi conscience de ne pas proposer de solution alternative, si tant est qu’il
y en ait une. Lutter contre la misère, d’abord, et agir avec la dernière
sévérité contre les proxénètes et les réseaux de traite, bien sûr ; mais
on sait bien que ce sont des mots creux, tant ces deux objectifs paraissent
irréalisables. L’abolition est une solution beaucoup plus tentante, parce qu’elle
est immédiatement applicable. Mais la meilleure voie n’est pas toujours celle
de la facilité.
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