jeudi 10 octobre 2013

Prostitution : pourquoi je ne suis pas abolitionniste


À chaque fois que quelqu’un dit avoir aperçu le monstre du Loch Ness, les Français en profitent pour faire ressortir de l’eau leur serpent de mer à eux, la question de la prostitution et de son éventuelle pénalisation. Avec toutes les questions qui forment la queue du serpent : que pénaliser ? qui pénaliser ? comment pénaliser ? pourquoi pénaliser ? etc.

Pour faire simple, il y a deux positions face à cette question. D’une part la position abolitionniste, qui considère que la prostitution est toujours (ou si majoritairement que ça ne fait pas de différence) liée au racisme, au sexisme, aux écarts de richesse, bref à une forme ou à une autre de domination et d’exploitation, ce qui ferait d’elle un problème et un mal en soi, justifiant son abolition, qui passe souvent par la pénalisation des clients. D’autre part, la position non abolitionniste, qui estime que la prostitution pourrait exister (et, de fait, existe, quoique de manière extrêmement minoritaire) hors de tout rapport de domination ou d’exploitation, et donc ne peut être interdite.

Commençons par reconnaître que les uns et les autres ont de bons arguments. Les abolitionnistes soulignent à juste titre que le corps humain ne doit pas être une marchandise, et surtout l’extrême misère qui pousse la plupart des prostitués à exercer ce métier, ainsi que l’existence de réseaux de traite et de proxénétisme auxquels il est pour beaucoup difficile d’échapper. Les antiabolitionnistes, de leur côté, montrent aussi qu’une éventuelle interdiction totale de la prostitution avec pénalisation des clients nuirait finalement moins à ces derniers qu’aux prostituées elles-mêmes (voir par exemple ce très bon article sur la question).

Pour ma part, si je suis antiabolitionniste, ce n’est pas tellement parce que j’aurais été convaincu, sur cette question très complexe, par des arguments qui m’auraient semblé plus forts que d’autres. Plus qu’à des arguments précis, j’adhère à une logique qui sous-tend ces arguments.

Sans s’en rendre forcément compte, abolitionnistes et antiabolitionnistes ne se fondent pas toujours sur la même logique, ne réfléchissent pas toujours sur la même base, et c’est ce qui rendra probablement le débat public sur la question (si le gouvernement concrétise son projet d’abolition) houleux et difficile.

Quand je lis les arguments des abolitionnistes, j’ai souvent l’impression qu’ils fondent sur la réalité telle qu’elle est. Ils constatent que l’immense majorité des prostitués sont des gens en grande souffrance, et pour eux c’est cela qui compte : il faut mettre fin à cette souffrance, et la pénalisation des clients (qui en sont partiellement responsables) leur semble être le moyen le plus simple pour y parvenir. Naturellement, il y a des exceptions, et certains abolitionnistes le sont par principe, parce que pour eux, la prostitution serait un mal en soi, même si elle était totalement libre et choisie. Mais ces exceptions sont, il me semble, assez rares.

Inversement, beaucoup parmi les antiabolitionnistes se fondent sur des principes. Bien sûr, là encore, il ne faut pas généraliser : certains insistent sur le fait que l’abolition ne serait pas efficace (c’est le cas de l’article cité plus haut), et se fondent donc sur la même logique pragmatique, utilitaire, réaliste que les abolitionnistes. Mais cette logique n’est clairement pas la seule en jeu. Pour beaucoup, la prostitution, de fait, est choisie comme métier par certains. Rares, très rares, en proportion. Mais cela existe.

À partir de là, si l’on privilégie le principe (la liberté pour chacun d’exercer le métier qu’il souhaite) sur le pragmatisme, une interdiction de la prostitution nécessiterait de démontrer qu’elle est un mal en soi, que ce n’est pas un métier qu’on peut légitimement choisir. Il y a des arguments en faveur de cette idée : en particulier l’idée que le corps ne peut pas être une marchandise. Mais dans la prostitution, est-ce vraiment le cas ? Le corps et l’usage du corps, est-ce la même chose ? S’il est illégitime de vendre l’usage de son sexe, pourquoi serait-il plus légitime de vendre l’usage de ses bras ou de sa tête ? Démontrer que la prostitution est un mal en soi me semble en tout état de cause pour le moins difficile.

Bien sûr, on va me rétorquer que de toute manière tout cela n’a pas grande importance, puisqu’il est évident pour beaucoup qu’en politique, il faut être pragmatique, privilégier l’être par rapport au devoir-être, l’existant par rapport à l’idéal. C’est justement contre cette idée que je me bats. Contre Machiavel, qui prétend que le Prince n’a à se préoccuper que de son succès, et l’État de son efficacité ; contre Hume, qui affirme l’existence d’un système de morale particulier – et plus accommodant – aux dirigeants politiques ; contre Hegel, qui postule que l’État n’a à se préoccuper que de sa propre existe et n’est ni moral ni immoral, je choisis au contraire Platon et Kant, qui affirment que toute politique doit s’incliner devant le droit et la morale, sans pouvoir alléguer d’alibis pour s’y soustraire.

Naturellement, toute politique se réfère toujours aux deux choses, un idéal et une réalité, et est guidée par les deux principes, le Bien et l’efficacité. Mais je prétends qu’une politique doit d’abord prendre la direction du Bien avant que d’être efficace, car être efficace pour mal faire ne sert absolument à rien ; à la rigueur, si on agit mal, mieux vaut être le moins efficace possible. Une politique inefficace mais orientée dans le bon sens ne fera rien, alors qu’une politique efficace mais orientée dans le mauvais sens empirera les choses. C’est pourquoi les principes doivent toujours primer sur l’efficacité.

Or, ils ne se peuvent défendre que purs. Même comme cela, il est déjà incroyablement difficile de les respecter, et les hommes trouvent toujours des raisons pour les enfreindre ; mais au moins le font-ils dans le secret, c’est-à-dire en ayant conscience que c’est un mal, ou du moins que c’est mal vu. Si l’on commence à poser des exceptions aux principes les plus importants, les plus profonds, les plus indiscutés, tout le monde ira de sa revendication, et tenir le principe deviendra impossible.

De la même manière qu’on ne peut pas s’appuyer sur la souffrance d’une population déjà lourdement discriminée pour limiter la liberté d’expression en faisant interdire ou condamner des caricatures présentant Muhammad coiffé d’une bombe, on ne peut pas non plus prétexter la souffrance de personnes qui n’ont choisi un métier que comme un cruel pis-aller pour interdire purement et simplement ce métier s’il n’est pas en soi un mal.

En m’opposant à l’abolition de la prostitution, j’ai aussi conscience de ne pas proposer de solution alternative, si tant est qu’il y en ait une. Lutter contre la misère, d’abord, et agir avec la dernière sévérité contre les proxénètes et les réseaux de traite, bien sûr ; mais on sait bien que ce sont des mots creux, tant ces deux objectifs paraissent irréalisables. L’abolition est une solution beaucoup plus tentante, parce qu’elle est immédiatement applicable. Mais la meilleure voie n’est pas toujours celle de la facilité.

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