dimanche 25 décembre 2016

La solennité dans l’amour

C’est drôle de voir comme Dieu vous attend souvent avec une bonne surprise au détour d’un sentier. J’ai eu droit, un peu par hasard pourrait-on croire, à une des plus belles messes auxquelles j’ai assisté ces derniers mois – c’était à Contrazy, en Ariège. Comme un cadeau de Noël, de la part de Dieu et d’un prêtre qui restera sans doute pour moi anonyme.

Une messe dépend beaucoup du prêtre qui la célèbre, de son caractère, de sa personnalité, de ses idées ; et comme le déroulement de la messe influe profondément sur ceux qui y assistent, les prêtres ont évidemment en la matière une grande responsabilité.

Or, une qualité est souvent accompagnée de ses dérives. Les prêtres dotés d’un grand amour, d’une grande bonté intérieure, ont souvent tendance à un certain laisser-aller sur le rite, sur son déroulement ou sur la manière dont il est accompli. Cela part d’une bonne intention : volonté de ne pas choquer, de ne pas blesser ; choix de faire primer les personnes sur les dogmes ou les rites. Mais cela peut donner lieu à des messes moins priantes, plus désordonnées. Inversement, ceux qui insistent sur la dignité, sur la solennité du rituel ont souvent tendance à un certain assèchement du cœur, à un manque de tolérance, de souplesse, d’attention aux personnes. Leurs messes, certes plus solennelles, plus priantes, ont tendance à devenir rigides, guindées, froides.

La messe qui m’a été offerte aujourd’hui, fait rare, cumulait les deux qualités et évitait les deux dérives. Le prêtre qui l’a célébrée respirait littéralement l’amour. Il a fait rester un jeune couple arrivé en retard avec un nouveau-né qui a pleuré une bonne partie de la messe, qui voulait sortir pour ne pas gêner les fidèles ; et on sentait que ça lui faisait plaisir. Il a eu raison, bien sûr : « laissez venir à moi les petits enfants ! » Il est normal qu’un bébé pleure, et il est heureux qu’on ait encore quelques bébés dans les messes. Mais on sentait qu’il ne le faisait absolument pas par obligation, mais que ça le rendait heureux. De même, il a remonté toute la nef pour donner la paix du Christ à presque tout le monde, et il l’a fait avec un amour et une bonté, avec une attention à chacun qu’on pouvait ressentir presque physiquement.

Mais à côté de ça, sa messe était profondément priante, belle, solennelle. Il ne récitait pas les prières à toute allure, laissait des temps de silence lorsque c’était nécessaire, traitait l’Eucharistie avec un respect infini.

Ça peut sembler peu de choses, mais ce fragile équilibre, qui ne peut exister sur la durée que grâce à un travail et un effort constants de celui qui le met en place, est en réalité la condition du lien qui s’établit entre l’homme et le sacré. Si l’on n’est pas assez solennel, on perd Dieu de vue pour faire une messe qui ne parle plus que de l’homme ; si on l’est trop et qu’on tombe dans la froideur, c’est le contraire, on ne parle plus que de Dieu, et d’un Dieu vu comme lointain, inaccessible, plus grand qu’aimant. Dans tous les cas, il nous manque une des deux extrémités de ce pont, et le passage devient impossible. Or, ce lien, ce contact, cette communion entre l’homme et Dieu, est précisément le but du rituel et la condition d’une vie spirituelle riche.

On peut toujours discuter des détails – l’encens, les chants… –, mais cet équilibre entre la solennité et l’amour, entre le caractère priant de la messe et son caractère joyeux, cet équilibre qui est, pour moi, au cœur de ce qu’est une bonne messe, n’est que rarement présent.

Aujourd’hui, il était là, et pour moi c’est un très beau cadeau.

Joyeux Noël, mon père ! Et joyeux Noël à tous !

dimanche 18 décembre 2016

Le FN est-il en crise ?

Le Front National connaît actuellement quelques difficultés sur le fond, écartelé qu’il est entre sa branche conservatrice, catholique et libérale, représentée par Marion Maréchal-Le Pen, et sa branche étatiste et sociale, représentée par Florian Philippot. Ce clivage est potentiellement dangereux pour Marine Le Pen, et ce pour deux raisons.

La première, c’est qu’il est profond, réel, et peut difficilement être résorbé. Ces deux courants divergent en effet de manière indéniable, tant sur les idéologies qui les sous-tendent que – et c’en est la conséquence – sur l’analyse des problèmes dont souffre la société française et des solutions qu’il convient d’y apporter.

La seconde, c’est qu’au-delà de l’évidente querelle d’ego entre deux individus qui n’en manquent pas, ce conflit recoupe un enjeu stratégique de taille pour le FN. Les cadres et les militants du parti sont à l’évidence, et dans leur grande majorité, bien plus proche de la petite-fille du vieux chef que de l’ancien chevènementiste. Or, Marine Le Pen a un besoin vital de leur soutien, car on ne gagne pas une bataille présidentielle sans un parti en ordre de bataille.

En revanche, les électeurs du FN sont nettement plus proches de la ligne Philippot. Au-delà de la déception – et de quelques défections – dans les rangs des « catho-tradis », on ne peut pas nier que la stratégie mise en place par le duo Marine Le Pen-Florian Philippot depuis l’accès à la présidence du parti par la première a porté ses fruits. Le FN est effectivement devenu « le premier parti de France » en termes de nombre de voix à de nombreux scrutins.

Cela s’explique par le fait que les classes populaires, qui souffrent avant tout du chômage et du déclassement, sont sensibles à un discours qui combine rejet de l’immigration et assurance d’un État protecteur face à l’Union européenne et à la mondialisation ; alors même que le discours centré sur le remboursement ou non de l’IVG ou le mariage pour tous leur semble en effet « lunaire » et les laisse froids. Inversement, de nombreux catholiques traditionnalistes, ou tout simplement de nombreux conservateurs sur les sujets de société, continueront à voter FN, parti qu’ils considèrent comme un moindre mal par rapport à tous les autres. Marine Le Pen est la seule candidate à avoir assuré qu’elle abrogerait la loi Taubira. C’est un mensonge, mais qui s’en soucie ?

On voit donc bien à quel point l’équation est compliquée pour Marine Le Pen. Si elle désavoue trop ouvertement sa nièce, elle s’aliène la base militante de son parti, qui n’ira plus au combat pour elle qu’en traînant les pieds et sans enthousiasme – inertie qui pourrait lui coûter très cher. Mais si, à l’inverse, elle ne donne pas raison à son vice-président, elle retombe dans le ghetto électoral qui était celui du FN de son père, ce qui est précisément ce qu’elle veut éviter puisqu’il représente le plafond de verre qui l’empêchera à tout jamais d’attraper la magistrature suprême.

Cela dit, on peut aussi prendre les choses dans l’autre sens. Cette crise arrive suffisamment tôt pour ne pas peser sur le résultat de la présidentielle : d’ici-là, le soufflé sera évidemment retombé. En outre, la force du FN a justement toujours été de fédérer des courants que presque tout opposait. C’est ainsi qu’il a rassemblé des catholiques traditionnalistes avec des néo-païens, ou des pétainistes violemment antisémites avec des judéophiles anti-musulmans. Le conflit entre Marion Maréchal-Le Pen et Florian Philippot, s’il ne prend pas des proportions trop dramatiques, pourrait donc servir les intérêts du parti en lui permettant de continuer à brouter à tous les râteliers, c’est-à-dire à continuer l’élargissement de son électorat.

En outre, il est à noter que le FN est en passe de gagner une autre bataille essentielle et qui pourtant passe largement inaperçue : celle des symboles. J’avais déjà souligné sur ce blog à quel point le FN dominait les autres grands partis sur le sujet. Pour la campagne à venir, le logo de Marine Le Pen – pourtant critiqué par sa nièce, soit dit en passant – est à l’évidence une réussite. Pour ceux qui ne l’ont pas encore vu, le voici :




Déjà, il représente quelque chose. Il ne se contente pas d’empiler un sigle écrit avec une police moche sur une ou deux couleurs plus ou moins bien choisies ; par les temps qui courent, c’est déjà un bon départ.

Si on se penche sur ce que ça représente, on ne peut qu’admirer l’intelligence du choix. Une rose bleue, d’abord : rien que ça, c’est riche de significations. La rose symbolise la féminité de celle qui sera sans doute une des seules candidates à l’élection présidentielle – il est assez triste que le FN soit le seul parti qui se montre aujourd’hui capable de présenter ce gage de modernité. La rose bleue représente l’impossible, ce que le génie de l’agronomie humaine n’a jamais réussi à produire. Marine Le Pen promet donc de réussir l’impossible, de réussir là où tous les autres ont échoué. Mais la rose est aussi le symbole du socialisme, et le bleu une couleur traditionnellement associée à la droite. Marine Le Pen insiste donc sur un des points essentiels de son argumentaire, à savoir l’idée que le FN ne serait pas un parti d’extrême-droite mais « ni de droite, ni de gauche », qui prendrait le meilleur de chacun des deux camps et serait donc à même de transcender les querelles de bord ou de parti pour le bien de la France.

Enfin, la tige de la fleur, si elle est dénuée d’épines qui ne pourraient que la rendre un peu revêche, donne tout de même à la rose la forme très nette d’une épée. La disparition de la flamme permet donc de laisser la place à un autre symbole de combativité qui reste tout aussi lisible, voire plus lisible, tout en soulignant que le FN de Marine Le Pen est un nouveau FN, qui ne garde du parti de son père, au fond, que le nom.

Le choix de ce logo est donc une réussite évidente. Cela peut sembler trivial, mais est en réalité important : une élection ne se joue jamais avant tout sur des arguments rationnels, sur les idées ou les programmes des candidats ; leur physique, mais aussi les images, les symboles, les logos, bref l’affectif y jouent un rôle souvent plus déterminant – de nombreuses études l’ont fort bien montré.

Je ne me fais donc pas trop de soucis pour le FN. En dépit des sondages pour le moment très favorables à François Fillon – et qui pourraient bien se retourner contre lui, tant est forte l’exaspération populaire envers le complexe médiatico-sondagier –, je crois que s’il traverse une crise, elle ne menace en rien son existence, ni même sa réussite lors des prochains scrutins. Notre démocratie a encore un peu de retard par rapport à celle des États-Unis, et a fortiori à celle des Philippines qui a porté au pouvoir un véritable fou furieux (sans que cela ne soulève d’indignation massive ni même de questionnement sur un système politique qui peut mettre sur le trône un meurtrier autoproclamé) ; mais je ne crois pas qu’elle puisse résister réellement à la montée du populisme.

jeudi 15 décembre 2016

Dracula a un coup de mou

La devise des politiciens devrait être : « Finalement, non. » François Fillon vient encore de l’illustrer à propos de ses projets de réforme de l’assurance maladie. Projet initial pour se faire élire lors de la primaire : réserver le remboursement automatique par la Sécu aux seules maladies « chroniques ou graves », laisser le reste aux seules mutuelles privées. Autant dire privatiser la Sécu pour une très large part, et bien sûr augmenter considérablement les inégalités de richesse face à la santé et aux soins.

Subséquemment, l’angle d’attaque pour ses adversaires est enfantin. Projet thatchérien, ultralibéral, évidemment mauvais, qui va taper sur les classes moyennes et populaires et sur les retraités : tout le monde, de Mélenchon au FN en passant par Valls, Macron et Bayrou, lui tombe dessus à bras raccourcis et s’en donne à cœur joie dans la dénonciation.

Fillon, bien sûr, sent venir le danger, et fuit courageusement. « Finalement, non » : nous y voilà déjà. Bon, en soi, la reculade n’est pas surprenante. On annonce une couleur, on est élu sur un programme, et puis on fait complètement autre chose : nihil novi sub sole. Mais ce qui m’amuse, c’est la candeur, l’honnête naïveté d’un membre de son entourage qui avoue sans fard : « On ne tient pas le même discours aux électeurs de droite et à l’ensemble des Français. »

Ah. Donc si je résume, on dit un truc aux électeurs de droite pour se faire élire par eux à une primaire, puis on dit un autre truc aux électeurs tout court pour se refaire élire par eux. Mais comme il s’avère que le premier truc est le contraire du second, et donc était une connerie, qu’est-ce qui nous prouve que le second truc n’est pas lui aussi une connerie ? On commence à comprendre (pour ceux qui n’avaient pas encore pigé, hein) le manque de confiance (je reste poli, notez) des Français pour la politique et les politiciens.

Évidemment, Fillon et ses potes s’en défendent. Non, ce n’est pas une reculade ! Non, ce n’est pas une contradiction ! Fillon « clarifie » et « fait de la pédagogie », disent ses proches. Fillon reste le candidat du « courage » et de la « vérité ». Qui en doute ?

Ce qu’on voit, c’est donc un homme sans réelles convictions, intéressé uniquement par le pouvoir, mais suffisamment intelligent, suffisamment stratège pour faire varier son discours en fonction de ceux à qui il s’adresse. Il illustre à merveille un autre grand principe de notre vie politique, et qui veut qu’une promesse n’engage que ceux qui y croient.

Il avait déjà fait à peu près la même chose à propos du mariage pour tous. Sachant qu’il ne pourrait pas l’abroger, il a promis de réécrire la loi Taubira pour réserver l’adoption plénière aux seuls couples hétérosexuels. Il sait très bien, évidemment, qu’il n’en sera rien. S’il se décide, une fois au pouvoir, à tenter la chose – et même ça est très loin d’être garanti –, il est parfaitement conscient que sa réécriture sera rejetée par le Conseil constitutionnel, car donner à certains couples mariés des droits qu’on refuserait à d’autres serait une discrimination évidente.

Mais c’est pas grave ! Le coup a marché, les gogos de Sens commun et de la Manif pour tous se sont mobilisés et ont mobilisé leurs réseaux pour lui, et il a été élu. Ce n’est que quand il sera au pouvoir, c’est-à-dire bien trop tard pour eux, qu’ils s’apercevront qu’ils n’auront rien, rien de rien, même pas la petite réécriture qui aurait pu leur servir de revanche et leur mettre un peu de baume au cœur. Ils pourront toujours crier à la trahison à ce moment-là ; mais il sera trop tard pour regretter d’avoir sacrifié le seul candidat qui pensait comme eux – Jean-Frédéric Poisson – au profit de petits calculs politiciens. La Realpolitik, c’est pas fait pour les cons.

Fillon fait donc, tout bêtement, une nouvelle fois preuve de son talent politique. C’est une assez bonne nouvelle, si on y réfléchit. Puisqu’il n’est pas un homme de convictions mais seulement d’ambitions, il est moins dangereux et fera moins de mal qu’on aurait pu le croire. En outre, les politiciens démontrent une fois de plus, avec une maestria qui décidément ne se dément pas, l’inanité complète de la démocratie représentative pour atteindre le bien commun. Donc merci, Dracula.

Finalement, ce n’est pas si passionnant. Cabrel aurait pu chanter : « On est tout simplement, simplement… en campagne électorale sur la Terre. » Ça méritait quand même d’être souligné, je crois.

dimanche 4 décembre 2016

Le Ministère de la Vérité

Dans sa correspondance, Tolkien écrit : « J’ai parfois l’impression d’être enfermé dans un asile de fou. » Parfois ? Il avait de la chance. Moi, j’ai parfois l’impression de ne pas y être enfermé, dans l’asile de fous.

La crise, comme de plus en plus souvent – et rien que cette régularité devrait mettre certains en alerte –, vient de la liberté d’expression. Et la séquence actuelle illustre parfaitement le danger qui nous guette.

Il y a d’abord eu l’affaire des affiches du Ministère de la santé visant à inciter les hommes à se protéger quand ils ont des relations entre eux. Les restes de la Manif pour Tous, la droite versaillaise, les électeurs de Fillon, tous se sont levés comme un seul homme pour exiger que le gouvernement retire cette campagne « choquante », « provocante », « immorale », qui « faisait la promotion de l’adultère », j’en passe et des meilleures (il y a même des bouffons qui ont lancé le « homophobe » ! fallait oser).

À ce moment, je me suis dit qu’il faudrait quand même que je me fende d’un billet pour expliquer à ces braves gens qu’il n’y avait rien de choquant là-dedans, et encore moins de motif à retrait ou à interdiction ; qu’il n’y avait rien de choquant dans la sexualité et rien d’impudique dans ces affiches, et que les couples de même sexe n’étant pas plus choquants que les couples hétéros, on ne pouvait réclamer le retrait de ces affiches – sauf à réclamer aussi celui de toute image d’un couple enlacé ou de toute allusion à la sexualité, ce qui semble un peu radical. Mais ça ne me semblait pas urgent, plein de gens faisant le boulot aussi bien que j’aurais pu le faire.

Après, il y a eu l’affaire Sausage Party, pour laquelle on a eu droit à peu près au même topo. De mon côté, après avoir vu la bande annonce et quelques extraits, je me suis dit que ça avait l’air lourd et nul à chier, comme dessin animé, mais enfin, pas de quoi interdire quand même. Je trouvais que ça allait bien avec l’affaire des affiches de prévention des MST et que j’allais pouvoir faire un billet commun.

Et là-dessus, patatras, est arrivée l’affaire de la loi pénalisant les sites anti-IVG. Loi créant, je cite, un « délit d’entrave numérique à l’avortement ». Elle traînait dans les cartons depuis un bail, mais là, ce n’était pas la même chose : tout soudain, elle se trouvait validée par l’Assemblée nationale, autrement dit aux portes de la promulgation.

Examinons les choses sereinement. Ce n’est pas simple, parce que cette loi pue évidemment le piège et le calcul politique. Le gouvernement cherche à renouveler le coup de la loi Taubira – loi que, je le rappelle pour mes lecteurs occasionnels, j’ai approuvée sans la moindre réserve, et pour laquelle je me suis même longuement battu – : diviser la droite et faire apparaître ceux qui s’opposent à lui comme des réactionnaires antiféministes. Et ça marche ! Je l’ai bien vu dans les quelques débats que j’ai pu avoir là-dessus sur les réseaux sociaux : s’opposer à la loi vous catalogue immédiatement comme adversaire de l’avortement.

Or, là encore, j’ai exprimé sur ce blog, depuis cinq ans (et depuis bien plus longtemps ailleurs) une position constante en faveur de l’avortement. On ne peut donc pas honnêtement prétendre que mon opposition à cette loi relève de l’intégrisme catholique ou de la lutte contre cette pratique.

Seulement voilà : on peut être pour l’avortement et pour la liberté d’expression. Dans la version votée par l’Assemblée, la loi prévoit non seulement des amendes, mais encore de la prison, pour ceux qui se rendraient coupables de ce « délit d’entrave numérique à l’avortement ». Envoyer des gens en prison ? Pour avoir publié quelque chose sur Internet ?

On me dit que c’est déjà le cas, que la liberté d’expression n’est pas sans limites. Certains m’invitent même à aller vivre aux États-Unis si je ne suis pas content. Que la liberté d’expression doive être limitée, je n’en disconviens pas : encore une fois, je n’ai pas dit autre chose sur ce blog depuis cinq ans. Mais que ce droit fondamental puisse légitimement connaître certaines limites ne suffit clairement pas justifier n’importe quelle limite. On interdit l’appel à la haine ou à la violence parce qu’ils sont dangereux pour la sécurité physique des personnes ; on interdit la diffamation parce qu’elle nuit à l’intégrité ou à la réputation de quelqu’un. La question qu’il faut donc se poser est la suivante : l’existence de ces sites présente-t-elle un danger tel que leur interdiction y soit la meilleure réponse possible ?

Reprenons donc les arguments des défenseurs de la loi. « Les sites anti-IVG mentent et manipulent leurs lecteurs ! » Oui. Et alors ? Ni le mensonge, ni la manipulation ne sont interdits, que je sache. Et surtout, ils ne peuvent pas l’être : si la liberté d’expression consiste à ne pouvoir dire que la vérité, alors il n’y a plus de liberté d’expression. Quant à la manipulation, tout le monde en fait en permanence, de manière plus ou moins consciente, plus ou moins assumée. Dès lors qu’on discute avec l’autre pour essayer de le rallier à un point de vue, on le manipule, dans une certaine mesure. Souligner le danger présenté par Jean-Marie Le Pen pour inciter les gens à voter Chirac, n’était-ce pas de la manipulation ? Si nous devions mettre les manipulateurs derrière les barreaux, nous y serions tous.

« Mais dans certains cas, on interdit le mensonge et la manipulation : pour les publicités mensongères, les escroqueries, ou pour les fonctionnaires dans le cadre de leur métier. » En effet ; mais les sites anti-IVG entrent-ils dans ce cadre ? S’ils ne gagnent pas d’argent, il n’y a pas escroquerie. Ce ne sont pas des fonctionnaires. On ne peut pas soumettre au régime des fonctionnaires en service l’ensemble de la population : là encore, ce serait la mort pure et simple de toute liberté d’expression. De même, les comparaisons avec les interdictions de publier des sondages dans les jours qui précèdent une élection, ou de tracter devant un bureau de vote, ne tiennent pas la route : ces interdictions sont parfaitement délimitées dans l’espace et dans le temps ; elles sont donc proportionnées. Alors que là, on parle d’interdictions pures et simples, ad vitam aeternam. Ça n’a strictement rien à voir. Restreindre légitimement un droit fondamental de manière proportionnée est une chose ; le fouler aux pieds en est une autre.

« Mais ces sites sont dangereux ! On interdit bien les pitbulls et les armes à feu. » Euh… Non. Certains chiens et certaines armes sont soumis à un contrôle, c’est-à-dire que n’importe qui ne peut pas les posséder, et que leurs propriétaires sont soumis à certaines règles. Rien à voir, donc, avec une interdiction générale.

« Mais il y a ici un sujet de santé publique. » Certes. Et alors ? Est-ce qu’on va aussi, dans la foulée, interdire les sites qui entretiennent la méfiance face à la vaccination ? La pollution et le réchauffement climatique vont nous entraîner, à moyen terme, dans des problèmes de santé publique autrement plus importants que ceux que pose l’avortement ; va-t-on aussi interdire les sites climatosceptiques ? Combien de temps avant que les grands laboratoires ne fassent interdire les sites des lanceurs d’alerte sur les possibles effets néfastes de leurs médicaments, toujours au nom de la santé publique ?

 « Mais les sites anti-IVG se font passer pour des sites institutionnels ! C’est interdit ! » Ben oui, banane : c’est déjà interdit. Pourquoi rajouter une loi ? S’ils se font passer pour des sites de l’État, qu’on les punisse ! Les outils législatifs existent déjà ; pourquoi en faire d’autres ? Vous trouvez qu’en France on n’a pas assez de lois ?

« Ah ben oui mais il y a des failles. Il faut une nouvelle loi pour les boucher ! » D’accord. Mais pourquoi cette loi-là ? On peut très bien mieux définir le fait de se faire passer pour un site institutionnel ou gouvernemental sans pour autant créer de « délit d’entrave numérique à l’IVG » : c’est dangereux et complètement disproportionné. Bien sûr, si tu veux te débarrasser des termites dans ta maison, tu peux brûler ta maison. Ça va sûrement tuer les termites. Est-ce que ce sera la meilleure solution pour autant ?

« Mais ils empêchent les femmes d’exercer un de leurs droits ! » Ils empêchent ? Maintenant quand on parle, quand on discute, quand on incite, on empêche ? Mais enfin, les mots ont un sens ! On ne peut pas mettre sur le même plan les pressions réelles (« Fais ça sinon, au choix : je te vire, je te chasse de chez toi, je te frappe etc. ») et la simple incitation à faire ou ne pas faire quelque chose.

 « Ah mais non parce que là c’est pas pareil ! Ils abusent de la faiblesse des femmes ! Ça aussi, c’est interdit ! » Enfin. Ça, c’est le seul argument un tant soit peu pertinent des partisans de la loi. Mais on doit lui faire la même remarque que plus haut : si c’est déjà interdit, pas besoin de le ré-interdire.

À ce stade, certains vont fatalement me dire : mais s’il ne s’agit que de lutter contre l’inflation normative, est-ce vraiment si important ? Est-ce vraiment grave de rajouter une loi pour redire ce que d’autres lois disaient déjà ?

Oui, c’est grave ; c’est grave, parce que la nouvelle loi ne dit pas tout à fait la même chose que les anciennes. L’usurpation d’identité, le fait de se faire passer pour des sites institutionnels, l’abus de faiblesse, tout cela est déjà puni, ce qui rend la nouvelle loi inutile. Mais ce qui la rend dangereuse, et pas seulement inutile, c’est que sur le fond, il ne s’agit pas de ça : il s’agit d’interdire des publications parce qu’elles ne vont pas dans le sens de ce que pense le gouvernement.

Ça, c’est plus que dangereux, c’est dramatique. Nous ouvrons une porte (ou plutôt nous continuons à ouvrir, parce que ça fait longtemps qu’on l’a déverrouillée, celle-là) que nous ne pourrons plus refermer ensuite. Comment croire, après ça, qu’on ne verra pas fleurir des délits d’entrave à tout un tas d’autres choses ? La même logique est déjà à l’œuvre. C’est ainsi, par exemple, qu’on limite férocement l’activité des lanceurs d’alerte parce qu’ils entravent le bon fonctionnement des entreprises et de l’économie.

Comment les gens peuvent-ils être assez bêtes pour croire que les choses vont en rester là ? Comment ceux qui demandaient hier la liberté de montrer deux hommes s’embrasser peuvent-ils aujourd’hui prétendre interdire à d’autres de publier leur opposition à l’IVG ? Comment peuvent-ils être assez stupides pour s’imaginer que ça n’ira pas plus loin et qu’ils n’en seront pas victimes à leur tour demain ?

Les outils du totalitarisme sont déjà là, tous, et il ne se passe pas un mois sans que nous en rajoutions encore à la panoplie. Comment croyez-vous qu’ils seront utilisés demain ? Quand ce sera Valls qui sera président ? Et quand ce sera Fillon ? Et quand ce sera Marine Le Pen ? Et vous croyez peut-être que Marine Le Pen est le pire que l’avenir puisse nous réserver ? Mais vous n’avez été ni au collège, ni au lycée, ou quoi ? Ou alors vous avez séché l’histoire ? Le fait que des associations ou des groupes comme La quadrature du Net, Rue 89 ou Charlie Hebdo se soient opposés à cette loi, ça ne nous met pas la puce à l’oreille ?

L’apathie des gens sur ce sujet est plus que sidérante : elle fait froid dans le dos. On peut déjà parier que personne ne descendra dans la rue pour lutter contre cette loi, même ceux qui s’opposent à elle. Pour lutter contre (ou pour) le mariage pour tous, ou contre la loi travail, ça oui, on est bons. Mais pour la liberté d’expression, il n’y a plus personne. C’est logique, et tout colle ! Les gens, finalement, ne veulent pas la liberté d’expression en soi ; ils la veulent pour eux ; mais pour ceux qui ne sont pas d’accord avec eux, c’est immédiatement la demande d’interdiction qui ressort. Autant dire que l’attachement à la liberté d’expression, chez nous, est proche de zéro, et que la majorité des gens n’a finalement aucune idée de ce que signifie cette notion. Ils en ont une vision à la Saint-Just (« Pas de liberté pour les ennemis de la liberté ! »), qui en est la négation même, alors qu’il faudrait qu’ils en aient la vision de Voltaire (je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire[1]).

Encore une fois, lutter contre ces sites, souvent infects et dangereux, est évidemment une nécessité. Mais pas à n’importe quel prix. La loi nous offre déjà les moyens de les sanctionner quand ils abusent des droits fondamentaux : utilisons-la. Argumentons, discutons, expliquons, informons. Faisons comme Aurore Bergé : révélons grand jour le discours qu’ils tiennent aux femmes qui les appellent. Mais de grâce, n’enfonçons pas un nouveau coin dans une liberté parmi les plus précieuses, qui est déjà, et de plus en plus, attaquée de toutes parts.





[1] Je sais, je sais, la citation n’est pas authentique, c’est pour ça que je n’ai pas mis de guillemets. Mais elle exprime quand même bien la pensée de Voltaire.