samedi 27 octobre 2012

Le capitalisme libéral, voilà l'erreur

En parcourant quelques numéros du Monde économie pour vérifier que je n’ai rien raté d’essentiel, je tombe sur un article de Nicolas Baverez intitulé « L’engrenage de la déflation », et dans lequel notre économiste préféré (ou pas) affirme, dans l’indifférence générale, et sous le respectable couvert d’un journal un peu sérieux, un truc stupéfiant, sidérant, qui me fige. Je le cite (l’insistance sur le passage final est de moi) :

« Dans les années 1930, la France accusa sur la décennie la pire performance des pays développés avec une chute du PIB de 2,1 % […]. La production industrielle s’effondra de 24 % tandis que les exportations chutèrent de 11,2 % du marché mondial, en 1929, à 5,8 % en 1938. Cette débâcle économique fut le résultat d’une suite d’erreurs stratégiques : constitution du bloc-or en 1933, déflation du gouvernement Laval en 1935, dévaluation tardive de 1936 et loi des 40 heures qui cassa la reprise en provoquant un choc négatif de compétitivité. »

Comment un homme normalement constitué, qui a même sans doute réussi à décrocher son brevet des collèges, puisqu’il est quand même normalien et docteur en histoire, peut-il qualifier l’abaissement du temps de travail de 1936, une des réformes les plus importantes de la période, « d’erreur stratégique » ? Comment un spécialiste des années 1930 peut-il en arriver à écrire une pareille énormité ? Tout bêtement par parti-pris idéologique.

Examinons calmement (oui, même face à la bêtise la plus crasse et au mépris le plus décomplexé de l’humanité, il faut savoir rester calme) le fond du problème. Si on s’en tient aux mathématiques, Nicolas Baverez a raison. C’est sûr que si on demande aux patrons (non, si on exige des patrons : si on se contente de le leur demander, il ne se passera rien) qu’ils payent autant leurs employés tout en réduisant leur temps de travail, forcément, l’heure travaillée par l’employé coûte plus cher au patron, qui répercute ce surcoût sur le prix du produit et perd donc en compétitivité. À plus forte raison si, comme ce fut le cas en 1936, on augmente parallèlement les salaires.

Mais une « bonne stratégie » se résume-t-elle à rechercher plus de compétitivité ? Déjà, la compétitivité est-elle seulement une histoire de salaire et de temps de travail ? Un salarié heureux n’est-il pas plus productif, donc contribuant à rendre son entreprise plus compétitive ? Et surtout, la compétitivité est-elle le but de l’économie, et donc le critère d’une bonne stratégie économique ? Quel est le but de l’économie, si ce n’est assurer le bonheur humain ? Et qui pourrait prétendre que travailler plus de 40 heures par semaine est le meilleur moyen d’assurer le bonheur humain ?

Bien sûr, Nicolas, en bon petit soldat du capitalisme libéral, va benoîtement me répondre qu’être compétitif, c’est le meilleur moyen d’avoir une économie solide, et donc d’assurer des richesses (et donc le bonheur, puisque c’est bien connu, l’argent fait le bonheur) pour tous (ou au moins pour le plus grand nombre, même Baverez n’ose sans doute pas prétendre que le capitalisme libéral fait le bonheur de tous). En négatif, il nous menace : si vous n’êtes pas compétitifs, votre économie va couler, et vous finirez pauvres et malheureux.

Peut-être ; mais alors ce que j’entends, moi, c’est que le capitalisme libéral nous propose une alternative : soit vous souffrez pour rester compétitif, soit vous souffrez parce que vous n’êtes pas compétitifs. Moi, un système qui nous donne le choix entre la souffrance et la souffrance, j’appelle ça une aberration. L’erreur stratégique, monsieur Baverez, ce n’est pas d’avoir choisi la peste plutôt que le choléra, c’est de ne pas choisir la santé.

Enfin, il faut ajouter que si notre petit Nicolas s’était un peu plus intéressé à d’autres époques que l’histoire contemporaine, ce qui lui aurait permis d’aller prendre un peu d’air frais en-dehors des révolutions industrielles, il se serait rendu compte que la compétitivité, c’est un truc de miteux, de peigne-cul, de gagne-petit. Les plus grandes civilisations ne s’en préoccupaient guère. Dans la Rome antique, à l’époque d’Auguste, l’année comptait près de 190 jours fériés, contre moins de 140 pour beaucoup de gens aujourd’hui. Au IVe siècle, le nombre de jours fériés était passé à plus de 260 par an. Et pour ne pas m’entendre rétorquer que tout cela n’était possible que grâce à l’esclavage, j’ajouterai qu’en Europe, au tournant de l’an mil, c’est-à-dire à un moment où l’esclavage n’existait plus, l’année comptait encore 190 jours chômés, sans compter les fêtes des saints locaux.

De manière générale, avant l’ère industrielle, le travail était moins régulier, mais on travaillait globalement moins d’heures par an qu’aujourd’hui. Ce qui n’a pas empêché ces civilisations de produire les pyramides, les cathédrales et le whisky. Aujourd’hui, Nicolas Baverez préfère essayer de nous faire produire des T-shirts pour moins cher que les Chinois. Un truc de gagne-petit, je vous dis.

mardi 23 octobre 2012

De l'échec de l'enseignement des sciences

Aujourd’hui, au détour d’une digression au sein de mon cours de 2nde sur la démocratie athénienne, un élève m’a demandé pourquoi il y avait des saisons (on parlait du mythe de Déméter et Perséphone). Je n’avais pas le temps de le lui expliquer immédiatement, mais j’ai insisté pour qu’il reste un peu sur sa récréation afin qu’il soit initié à ce mystère.

Sa question a confirmé une réflexion que je me fais depuis longtemps : les sciences sont mal enseignées dans notre pays (et très probablement aussi dans les autres pays, d’ailleurs). Pas à cause de mes collègues, bien sûr, mais à cause des programmes qu’on leur demande d’appliquer.

Pour avoir moi-même suivi des études scientifiques jusqu’au bac, je suis bien placé pour le savoir. En mathématiques, on nous apprend à calculer la dérivée d’une fonction, mais bien peu nombreux sont les lauréats du bac S qui seraient capables de dire ce qu’est une dérivée, ou même une fonction. En physique, on apprend aux élèves à calculer les forces qui s’exercent sur un objet ou la vitesse qu’atteint au bout d’un certain temps un corps d’une certaine masse qui tombe depuis une certaine hauteur ; mais on ne leur parle que de manière très anecdotique des quatre interactions élémentaires, et ils seraient bien en peine d’expliquer comment se forment les orages. En sciences de la vie et de la Terre, on nous explique le processus d’oxydation phosphorylante qui a lieu dans les mitochondries, et on attend des élèves qu’ils sachent poser et résoudre l’équation qui expliquer la phase finale de la transformation du glucose en ATP ; mais beaucoup d’élèves ignorent à peu près tout du mécanisme de l’évolution des espèces et ne savent pas pourquoi les corps célestes sont sphériques, pourquoi la marée est haute en même temps des deux côtés de la Terre… ou pourquoi il y a des saisons.

Bref, l’enseignement des sciences est technicien plus que véritablement scientifique. Plutôt que de répondre aux grandes questions que l’on peut se poser en observant le monde qui nous entoure, il entre dans les détails techniques, au détriment d’une vue d’ensemble et de la culture générale. On pourrait ajouter qu’il est aussi trop idéologique : il fait souvent passer un message de nature politique qui, même s’il est souvent défendable, prend là encore la place d’enseignements plus fondamentaux.

On me répondra sans doute que cette vue d’ensemble relève davantage du collège, ou à la rigueur de la classe de 2nde, et qu’il est normal que les élèves qui choisissent une filière scientifique entrent davantage dans les détails, donc dans la technicité.

Peut-être ; mais enfin, le fait est là : mon élève de 2nde (et pas un des plus sots, loin de là) ne sait pas pourquoi il y a des saisons. Dans la même veine, lorsque j’étais moi-même élève en classes préparatoires littéraires, ceux de mes congénères qui avaient fait une filière L ou ES (mais qui, pour avoir été acceptés là, étaient forcément parmi les plus brillants de leurs classes en lycée) ne savaient pas ce qu’était un électron et pensaient que les girafes avaient obtenu leur long cou à force de tirer dessus pour attraper les feuille des hautes branches.

D’ailleurs, quand on regarde les programmes de collège, on ne peut pas en être vraiment surpris. Certes, en chimie, les élèves étudient la nature et le comportement de l’eau et de l’air. Mais en physique, s’ils font un peu d’optique, leur programme consiste essentiellement dans l’étude des circuits électriques, qu’on retrouve encore au lycée.

De la même manière, l’attention portée aux pratiques sportives aidera les adolescents à rester en bonne santé ; mais est-ce le rôle premier d’un cours de chimie ou de biologie ? Quant à l’insistance sur le développement durable, elle part sans doute d’une bonne intention, mais elle est davantage un message politique que scientifique ; message d’autant plus contestable que nombre d’anciens partisans de cette idée s’en détournent aujourd’hui.

Le plus révélateur reste évidemment de consulter les épreuves du bac, par lesquelles on estime juger les connaissances acquises. Ainsi, en 2011, l’épreuve obligatoire de physique-chimie à Washington proposait aux élèves de réfléchir sur l’hydrolyse de l’éthanoate de benzyle (CH3–CO2–CH2–C6H5) en leur demandant, par exemple, « d’écrire l’équation de la réaction », puis sur l’antimatière en leur demandant, entre autres questions du même tonneau, « d’écrire l’équation de la réaction nucléaire entre un électron et un positon », puis de « calculer l’énergie libérée par cette réaction ».

À chaque fois, l’exercice commence par une bonne idée : les faire réfléchir sur ce que sont la matière et l’antimatière et pourquoi elles sont là est fondamental ; mais leur faire écrire des équations ou leur faire faire des calculs est-il l’essentiel ? L’épreuve est conçue de manière complètement paradoxale : les connaissances sur la matière et l’antimatière sont données aux candidats au début de l’exercice et ne sont donc que le prétexte aux équations et aux calculs.

Pourquoi cette dérive dans l’enseignement des sciences ? Probablement parce qu’il n’a pas pour but de former des « honnêtes hommes » ayant une connaissance générale du monde qui les entoure, mais plutôt de former des ingénieurs. Normal : l’honnête homme ne rapporte rien, alors que l’ingénieur peut rapporter gros. Or, il est parfaitement possible de concevoir une aile d’avion ou un programme informatique sans avoir la première idée de la manière dont évoluent les espèces vivantes, ou de créer de nouveaux médicaments en ignorant tout de la manière dont se forment les cyclones. C’est d’ailleurs pour cela que les disciplines littéraires ou de sciences humaines sont à peu près (je dis bien « à peu près ») épargnées par cette dérive : de toute manière, il n’y a presque aucun bénéfice économique à en espérer.

Vu les tendances lourdes, il n’y a malheureusement pas de retournement à espérer prochainement. À trop vouloir rapprocher l’école du monde de l’entreprise, voilà ce à quoi on aboutit.

dimanche 21 octobre 2012

Les Anonymous vont trop loin

En février dernier, j’avais fait ici même l’éloge des Anonymous, ce collectif de hackers militant pour la liberté d’expression. À l’époque, ils étaient attaqués par pas mal de monde au motif qu’ils s’érigeaient en police privée, se chargeant à la fois de juger et d’appliquer leurs sentences, le tout selon leurs propres règles, arbitraires et non écrites. De mon côté, je les défendais, affirmant que même si le principe était peut-être condamnable, ils avaient le mérite de l’engagement contre un ennemi dangereux, la liberté d’expression étant de plus en plus menacée.

C’est justement parce que je les ai défendus alors que je sens le devoir de les critiquer aujourd’hui.

Évidemment, la liberté d’expression est toujours menacée. Plusieurs affaires récentes l’ont montré, en particulier celles des nouvelles caricatures de Mahomet dans Charlie Hebdo. Et de ce point de vue, je ne renie rien de ce que j’ai écrit. Je maintiens également la vision large que j’ai de la liberté d’expression : pour moi, les seules limitations légitimes de la liberté d’expression sont l’appel à la haine, à la violence et la diffamation. Une caricature, une moquerie, si agressive soit-elle, ne doit pas être interdite.

Même les insultes, ou des opinions choquantes ou aberrantes comme l’antisémitisme, le racisme ou l’homophobie, devraient pouvoir être exprimées, tant qu’elles ne deviennent pas des appels à la haine ou à la violence. Cela heurte a priori notre vision française de la liberté d’expression, mais après tout, il est possible, même si pour ma part je trouve cela répugnant, de prétendre que les homosexuels sont inférieurs aux hétérosexuels, sans pour autant appeler à leur mépris ou, pire, à leur éradication. De même, il est possible de nier le caractère historique de la Shoah sans appeler directement à la haine des Juifs, et ce même si les deux vont souvent de pair.

Il m’a fallu du temps pour en arriver là, et j’avais à l’origine une vision moins large (quoique encore beaucoup plus large que celle de la plupart des gens) de ce droit fondamental. Mais en fin de compte, il me semble que les insultes et les opinions abjectes font moins de mal à ceux qu’elles visent qu’à ceux qui les profèrent, et qu’elles seront plus efficacement combattues par les réponses raisonnées que par la censure, qui entraîne immédiatement la réaction d’un positionnement victimaire. Surtout, en leur interdisant de s’exprimer, je crains qu’il soit ensuite difficile de trouver une limite claire, et qu’en particulier certains croyants en profitent pour faire interdire les critiques à l’encontre de leur religion.

Pourtant, il me faut bien ajouter une quatrième limitation à la liberté d’expression : la révélation de la vie privée d’autrui. Ce problème a sans doute toujours existé, mais auparavant, il se limitait plus ou moins à la diffamation, justement. De nos jours, la technique permet de pénétrer bien plus avant dans la vie privée des gens : piratage de messageries électroniques, traçage des déplacements de quelqu’un grâce à son téléphone, espionnage des sites consultés sur Internet… Les violations de la vie privées sont potentiellement décuplées.

Bien sûr, en la matière, le premier risque vient des États. Comme Tol Ardor le dénonce depuis sa création, ils seront les premiers (on en voit déjà les premiers signes) à s’emparer de ces nouveaux outils, et les totalitarismes du siècle à venir seront, pour cette raison, infiniment plus redoutables que ceux du siècle passé.

Mais il ne faut pas oublier que la menace peut aussi venir de particuliers ou de groupes non gouvernementaux. Les Anonymous viennent d’en donner l’exemple en publiant les mails d’un prêtre soupçonné de pédophilie.

Cet acte est inqualifiable et intolérable. D’une part parce qu’il foule aux pieds la présomption d’innocence et désigne à la vindicte populaire un homme avant qu’il ait pu être jugé. Mais surtout parce que, quand bien même cet homme aurait été déclaré coupable, rien, absolument rien, ne justifie qu’on publie ses mails. S’il est coupable, qu’il soit condamné par la justice ; mais la foule n’a pas à lui faire subir une autre peine que celle que les juges auront décidée, et même le pire des criminels ne perd pas ses droits fondamentaux au prétexte qu’il n’a pas respecté ceux des autres ; deux maux ne font pas un bien.

Autrefois, c’est-à-dire avant l’émergence de l’individualisme, le groupe, la communauté (le village, le quartier, la paroisse etc.) exerçait sur les individus une surveillance étroite qui se rapprochait du totalitarisme en ce que (c’est le point fondamental de la définition de ce régime) elle tentait, souvent avec succès, d’abolir leur vie privée. Les comportements considérés comme déviants étaient ainsi sanctionnés, non par les tribunaux, mais principalement par les voisins, ce qui pouvait aboutir à une véritable mort sociale dont on mesure mal l’ampleur aujourd’hui, puisqu’elle allait fréquemment jusqu’à la mort tout court.

La période moderne a permis l’émergence et la théorisation d’un véritable droit à la vie privée. Sans doute l’individualisme a-t-il été trop loin, au point qu’aujourd’hui le collectif semble parfois avoir perdu toute importance. Mais il faut se méfier d’une sorte de « paradoxe du pire » qui pourrait bien être notre avenir : dans cette configuration, les individus ne se préoccuperaient que de leur intérêt immédiat, mais la communauté exercerait tout de même une surveillance sans pitié sur la vie privée des gens au nom de valeurs ou de traditions pourtant très discutables.

Individualistes quand il ne faut pas, communautaires quand il ne faut pas : les États-Unis en sont déjà plus ou moins là. Contre l’intérêt collectif, les Américains refusent d’abandonner leurs armes à feu ou leurs 4x4 ; mais les élus pris à tromper leur épouse ou à se montrer nus sur Internet sont traînés dans la boue et souvent contraints à renoncer à leurs mandats, alors que ces comportements ne regardent absolument pas le public.

N’en arrivons pas là nous-mêmes. Bien sûr, les Anonymous ne sont pas tous responsables de ce qu’il vient de se produire : ceux qui ont publié les mails de ce prêtre ne sont pas forcément les mêmes que ceux qui attaquaient la Hadopi. Mais contre les premiers, la plus grande sévérité me semble de rigueur.

jeudi 4 octobre 2012

(Petit) coup de blues

Je ne sais pas si vous l’avez remarqué, mais sur ce blog, je ne parle jamais de moi. Ou presque ; jamais directement ou jamais très longuement en tout cas. Pour ceux qui me connaissent, ça doit sembler bizarre ; moi-même, ça m’étonne. Qu’un type aussi orgueilleux, mégalomane et arrogant que moi, qu’un mec qui passe sa vie à s’observer lui-même et à s’analyser dans les moindres détails, puisse écrire autant sans jamais éprouver le besoin de raconter sa vie ou d’étaler ses états d’âme, ça a quelque chose de surprenant, d’inquiétant presque ; un peu comme quand le rigolo d’un groupe, le comique de service, celui qui ne dit jamais que des trucs légers et sans conséquences, se met tout à trac à débiter d’un ton sérieux quelque chose de profond. Ça prouve bien à quel point la politique, au sens large du terme, et plus particulièrement le Projet que j’anime, sont pour moi un Feu intérieur, une passion et ma raison d’être.

Et là, en faisant la mise à jour du Port de notre beau site (ses pages de liens, pour ceux qui ne le visitent pas assez souvent), c’est-à-dire en trainant des heures devant mon écran plutôt que d’avancer dans la rédaction de mon prochain livre qui sauvera le monde, je tombe sur des blogs qui me plaisent et me font rire mais qui, en même temps, me foutent un peu le cafard. Parce qu’ils ont une attitude qui est une pente assez naturelle chez moi, et qui est considérée généralement comme assez cool, voire sexy, mais à laquelle j’évite de trop m’adonner en public (ce qui fait que je ne passe pas pour un type sexy, à mon grand désespoir) : l’attitude décontractée du mec-qui-préfère-en-rire, du jeune-qui-a-la-vie-devant-lui-et-qui-est-au-dessus-de-tout-ça, du gars-qui-ne-se-prend-pas-au-sérieux, du type conscient de l’injustice des privilèges dont il jouit mais qui a décidé d’en jouir quand même sans trop de scrupules ni de complexes, et qui regarde les hommes avec ce mélange de mépris et d’amour, de hauteur et de compassion qui les (et me) caractérise.

Le premier s’appelle Fight Club. Il est principalement animé par Guillaume et Romain. Déjà, on sent les types de goût, ceux qui ont un peu de culture cinématographique (le blog le confirme). Sous-titré « Le blog du courant anarcho-droitier ». On sent aussi des types qui ont de l’humour, mon humour, potache et décalé, légèrement agressif, vite franchement peau-de-vache même. On imagine deux garçons jeunes et beaux, donc forcément un peu fiers et un peu chiants, mais sympas, entrés au NPA puis passés au Front de Gauche qui, en tant que membres probables de la Gauche Anticapitaliste, font ce qu’ils peuvent pour justifier le vieil adage (« Un trotskyste, un théoricien ; deux trotskystes, un parti ; trois trotskystes, une scission »), mais qui, dans le fond, déplorent cet état de choses. Ils réalisent l’état lamentable du courant de pensée auquel ils se rattachent, mais n’ont pas d’autre solution à proposer que leur critique acerbe, féroce, dont ils espèrent qu’elle contribuera à une prise de conscience salutaire.

Le second s’appelle Trimtab. Il est rédigé par Guillaume Natas. Il me fait penser à Nicolas Bedos quand il faisait sa Semaine mythomane : même méchanceté jubilatoire, même mépris à moitié simulé pour la plèbe, même manière de se vanter de sa beauté, de son look, de son goût, mais d’une manière si bien faite qu’on ne peut qu’aimer cette arrogance qui fait semblant d’être feinte. Les catégories du blog sont à elles seules tout un programme : « aisance en médisance », « chroniques égocentriques », « critiques dithyrambiques »… On sent le type qui, quand il va à l’opéra, profite autant du spectacle que du sentiment de faire partie d’une élite. Je ne lui jette pas la pierre, c’est un peu moche mais c’est si bon.

Quel rapport entre ce Guillaume Natas et nos deux militants de la gauche radicale ? Il est probable que ni l’un ni les autres n’aimeraient le rapprochement. Mais ils partagent l’aisance rhétorique, la plume acerbe, le recul critique. Et puis ils ont tous le souci du monde qui les entoure. Évidemment, ça se sent plus chez les militants pas tout à fait découragés que chez Natas ou Bedos ; mais pour qui sait entendre, on se rend bien compte que même les seconds souffrent de l’injustice, de la cruauté de nos sociétés. Simplement, eux sont bien plus découragés et, du coup, profitent plus de ce qu’ils ont qu’ils ne se battent pour le faire partager.

En les lisant, j’en viens parfois à me demander ce que je fais là. Bien sûr, on ne peut pas dire que je ne profite pas de la vie. Je fais partie des privilégiés parmi les privilégiés sur cette planète, et je m’en fourre jusque-là, comme dirait Gondremarck. Mais qu’est-ce qui fait que j’enfourne du charbon dans la salle des machines de mon petit bateau, en essayant coûte que coûte de le faire avancer, plutôt que d’être comme Romain et Guillaume qui, de leur propre aveu, sont sur le pont du Titanic Anticapitaliste à siroter des cocktails en regardant s’affairer matelots et machinistes ? Qu’est-ce qui fait que j’essaye absolument d’écrire des textes théoriques sérieux et que personne ne lit vraiment plutôt que, comme Guillaume Natas ou Nicolas Bedos, de raconter de manière drôle et cruelle le plaisir qu’il y a à être ce que je suis, en dévoilant au passage, comme en négatif, le malaise qui se mêle toujours à cette indéniable jouissance ? Qu’est-ce qui fait que je continue à faire avancer vaille que vaille un Projet qui a à peine plus de chances d’aboutir vraiment que Loana de gagner un prix Nobel pour ses travaux de physique nucléaire, mais dont je pense sincèrement qu’il est la seule petite chance de nous éviter une vie vraiment pourrie dans le chaos à venir ?

Péguy, dans Le Porche du Mystère de la Deuxième Vertu, écrivait : « La foi, ça ne m’étonne pas. Ça n’est pas étonnant. […] J’éclate tellement dans ma création. Que pour ne pas me voir vraiment il faudrait que ces pauvres gens fussent aveugles. La charité, dit Dieu, ça ne m’étonne pas. Ça n’est pas étonnant. Ces pauvres créatures sont si malheureuses qu’à moins d’avoir un cœur de pierre, comment n’auraient-elles point charité les unes des autres. Comment n’auraient-ils point charité de leurs frères. Comment ne se retireraient-ils point le pain de la bouche, le pain de chaque jour, pour le donner à de malheureux enfants qui passent. […] Mais l’espérance, dit Dieu, voilà ce qui m’étonne. Moi-même. Ça c’est étonnant. Que ces pauvres enfants voient comme tout ça se passe et qu’ils croient que demain ça ira mieux. Qu’ils voient comme ça se passe aujourd’hui et qu’ils croient que ça ira mieux demain matin. Ça c’est étonnant et c’est bien la plus grande merveille de notre grâce. Et j’en suis étonné moi-même. […] Ce qui m’étonne, dit Dieu, c’est l’espérance. Et je n’en reviens pas. […] La foi va de soi. La foi marche toute seule. Pour croire il n’y a qu’à se laisser aller, il n’y a qu’à regarder. […] La charité va malheureusement de soi. La charité marche toute seule. Pour aimer son prochain il n’y a qu’à se laisser aller, il n’y a qu’à regarder tant de détresse. Pour ne pas aimer son prochain il faudrait se violenter, se torturer, se tourmenter, se contrarier. Se raidir. Se faire mal. Se dénaturer, se prendre à l’envers, se mettre à l’envers. […] Mais l’espérance ne va pas de soi. L’espérance ne va pas toute seule. […] C’est la foi qui est facile et de ne pas croire qui serait impossible. C’est la charité qui est facile et de ne pas aimer qui serait impossible. Mais c’est d’espérer qui est difficile. […] Et le facile et la pente est de désespérer et c’est la grande tentation. »