samedi 27 octobre 2012

Le capitalisme libéral, voilà l'erreur

En parcourant quelques numéros du Monde économie pour vérifier que je n’ai rien raté d’essentiel, je tombe sur un article de Nicolas Baverez intitulé « L’engrenage de la déflation », et dans lequel notre économiste préféré (ou pas) affirme, dans l’indifférence générale, et sous le respectable couvert d’un journal un peu sérieux, un truc stupéfiant, sidérant, qui me fige. Je le cite (l’insistance sur le passage final est de moi) :

« Dans les années 1930, la France accusa sur la décennie la pire performance des pays développés avec une chute du PIB de 2,1 % […]. La production industrielle s’effondra de 24 % tandis que les exportations chutèrent de 11,2 % du marché mondial, en 1929, à 5,8 % en 1938. Cette débâcle économique fut le résultat d’une suite d’erreurs stratégiques : constitution du bloc-or en 1933, déflation du gouvernement Laval en 1935, dévaluation tardive de 1936 et loi des 40 heures qui cassa la reprise en provoquant un choc négatif de compétitivité. »

Comment un homme normalement constitué, qui a même sans doute réussi à décrocher son brevet des collèges, puisqu’il est quand même normalien et docteur en histoire, peut-il qualifier l’abaissement du temps de travail de 1936, une des réformes les plus importantes de la période, « d’erreur stratégique » ? Comment un spécialiste des années 1930 peut-il en arriver à écrire une pareille énormité ? Tout bêtement par parti-pris idéologique.

Examinons calmement (oui, même face à la bêtise la plus crasse et au mépris le plus décomplexé de l’humanité, il faut savoir rester calme) le fond du problème. Si on s’en tient aux mathématiques, Nicolas Baverez a raison. C’est sûr que si on demande aux patrons (non, si on exige des patrons : si on se contente de le leur demander, il ne se passera rien) qu’ils payent autant leurs employés tout en réduisant leur temps de travail, forcément, l’heure travaillée par l’employé coûte plus cher au patron, qui répercute ce surcoût sur le prix du produit et perd donc en compétitivité. À plus forte raison si, comme ce fut le cas en 1936, on augmente parallèlement les salaires.

Mais une « bonne stratégie » se résume-t-elle à rechercher plus de compétitivité ? Déjà, la compétitivité est-elle seulement une histoire de salaire et de temps de travail ? Un salarié heureux n’est-il pas plus productif, donc contribuant à rendre son entreprise plus compétitive ? Et surtout, la compétitivité est-elle le but de l’économie, et donc le critère d’une bonne stratégie économique ? Quel est le but de l’économie, si ce n’est assurer le bonheur humain ? Et qui pourrait prétendre que travailler plus de 40 heures par semaine est le meilleur moyen d’assurer le bonheur humain ?

Bien sûr, Nicolas, en bon petit soldat du capitalisme libéral, va benoîtement me répondre qu’être compétitif, c’est le meilleur moyen d’avoir une économie solide, et donc d’assurer des richesses (et donc le bonheur, puisque c’est bien connu, l’argent fait le bonheur) pour tous (ou au moins pour le plus grand nombre, même Baverez n’ose sans doute pas prétendre que le capitalisme libéral fait le bonheur de tous). En négatif, il nous menace : si vous n’êtes pas compétitifs, votre économie va couler, et vous finirez pauvres et malheureux.

Peut-être ; mais alors ce que j’entends, moi, c’est que le capitalisme libéral nous propose une alternative : soit vous souffrez pour rester compétitif, soit vous souffrez parce que vous n’êtes pas compétitifs. Moi, un système qui nous donne le choix entre la souffrance et la souffrance, j’appelle ça une aberration. L’erreur stratégique, monsieur Baverez, ce n’est pas d’avoir choisi la peste plutôt que le choléra, c’est de ne pas choisir la santé.

Enfin, il faut ajouter que si notre petit Nicolas s’était un peu plus intéressé à d’autres époques que l’histoire contemporaine, ce qui lui aurait permis d’aller prendre un peu d’air frais en-dehors des révolutions industrielles, il se serait rendu compte que la compétitivité, c’est un truc de miteux, de peigne-cul, de gagne-petit. Les plus grandes civilisations ne s’en préoccupaient guère. Dans la Rome antique, à l’époque d’Auguste, l’année comptait près de 190 jours fériés, contre moins de 140 pour beaucoup de gens aujourd’hui. Au IVe siècle, le nombre de jours fériés était passé à plus de 260 par an. Et pour ne pas m’entendre rétorquer que tout cela n’était possible que grâce à l’esclavage, j’ajouterai qu’en Europe, au tournant de l’an mil, c’est-à-dire à un moment où l’esclavage n’existait plus, l’année comptait encore 190 jours chômés, sans compter les fêtes des saints locaux.

De manière générale, avant l’ère industrielle, le travail était moins régulier, mais on travaillait globalement moins d’heures par an qu’aujourd’hui. Ce qui n’a pas empêché ces civilisations de produire les pyramides, les cathédrales et le whisky. Aujourd’hui, Nicolas Baverez préfère essayer de nous faire produire des T-shirts pour moins cher que les Chinois. Un truc de gagne-petit, je vous dis.

1 commentaire:

  1. "Comment un homme normalement constitué, qui a même sans doute réussi à décrocher son brevet des collèges, puisqu’il est quand même normalien et docteur en histoire, peut-il qualifier l’abaissement du temps de travail de 1936, une des réformes les plus importantes de la période, « d’erreur stratégique » ? Comment un spécialiste des années 1930 peut-il en arriver à écrire une pareille énormité ?"

    Notre prof d'histoire à l'IEP Toulouse, avec ses affinités d'extrême-droite, nous avait balancé la même chose, je te rassure. Et il était historien, et il étayait très bien son propos...

    Quant à sortir de la compétitivité, y'a des trucs à prendre ici (et dans le pdf surtout): http://blogs.mediapart.fr/edition/leur-dette-notre-democratie/article/071112/pour-en-finir-avec-la-competitivite-rapport-

    RépondreSupprimer