En parcourant quelques numéros du Monde économie pour vérifier que je n’ai rien raté d’essentiel, je
tombe sur un article de Nicolas Baverez intitulé « L’engrenage de la déflation »,
et dans lequel notre économiste préféré (ou pas) affirme, dans l’indifférence générale,
et sous le respectable couvert d’un journal un peu sérieux, un truc stupéfiant,
sidérant, qui me fige. Je le cite (l’insistance sur le passage final est de
moi) :
« Dans les années
1930, la France accusa sur la décennie la pire performance des pays développés
avec une chute du PIB de 2,1 % […]. La production industrielle s’effondra de 24
% tandis que les exportations chutèrent de 11,2 % du marché mondial, en 1929, à
5,8 % en 1938. Cette débâcle
économique fut le résultat d’une suite d’erreurs stratégiques : constitution du bloc-or en 1933, déflation
du gouvernement Laval en 1935, dévaluation tardive de 1936 et loi des 40 heures qui cassa la reprise en
provoquant un choc négatif de compétitivité. »
Comment un homme normalement constitué, qui a même sans
doute réussi à décrocher son brevet des collèges, puisqu’il est quand même normalien
et docteur en histoire, peut-il qualifier l’abaissement du temps de travail de
1936, une des réformes les plus importantes de la période, « d’erreur
stratégique » ? Comment un spécialiste des années 1930 peut-il en
arriver à écrire une pareille énormité ? Tout bêtement par parti-pris
idéologique.
Examinons calmement (oui, même face à la bêtise la plus
crasse et au mépris le plus décomplexé de l’humanité, il faut savoir rester
calme) le fond du problème. Si on s’en tient aux mathématiques, Nicolas Baverez
a raison. C’est sûr que si on demande aux patrons (non, si on exige des patrons : si on se
contente de le leur demander, il ne se passera rien) qu’ils payent autant leurs
employés tout en réduisant leur temps de travail, forcément, l’heure travaillée
par l’employé coûte plus cher au patron, qui répercute ce surcoût sur le prix
du produit et perd donc en compétitivité. À plus forte raison si, comme ce fut
le cas en 1936, on augmente parallèlement les salaires.
Mais une « bonne stratégie » se résume-t-elle à
rechercher plus de compétitivité ? Déjà, la compétitivité est-elle
seulement une histoire de salaire et de temps de travail ? Un salarié
heureux n’est-il pas plus productif, donc contribuant à rendre son entreprise
plus compétitive ? Et surtout, la compétitivité est-elle le but de l’économie,
et donc le critère d’une bonne stratégie économique ? Quel est le but de l’économie,
si ce n’est assurer le bonheur humain ? Et qui pourrait prétendre que
travailler plus de 40 heures par semaine est le meilleur moyen d’assurer le
bonheur humain ?
Bien sûr, Nicolas, en bon petit soldat du capitalisme
libéral, va benoîtement me répondre qu’être compétitif, c’est le meilleur moyen
d’avoir une économie solide, et donc d’assurer des richesses (et donc le
bonheur, puisque c’est bien connu, l’argent fait le bonheur) pour tous (ou au
moins pour le plus grand nombre, même Baverez n’ose sans doute pas prétendre
que le capitalisme libéral fait le bonheur de tous). En négatif, il nous menace :
si vous n’êtes pas compétitifs, votre économie va couler, et vous finirez
pauvres et malheureux.
Peut-être ; mais alors ce que j’entends, moi, c’est que
le capitalisme libéral nous propose une alternative : soit vous souffrez
pour rester compétitif, soit vous souffrez parce que vous n’êtes pas
compétitifs. Moi, un système qui nous donne le choix entre la souffrance et la
souffrance, j’appelle ça une aberration. L’erreur stratégique, monsieur
Baverez, ce n’est pas d’avoir choisi la peste plutôt que le choléra, c’est de
ne pas choisir la santé.
Enfin, il faut ajouter que si notre petit Nicolas s’était un
peu plus intéressé à d’autres époques que l’histoire contemporaine, ce qui lui
aurait permis d’aller prendre un peu d’air frais en-dehors des révolutions
industrielles, il se serait rendu compte que la compétitivité, c’est un truc de
miteux, de peigne-cul, de gagne-petit. Les plus grandes civilisations ne s’en
préoccupaient guère. Dans la Rome antique, à l’époque d’Auguste, l’année comptait
près de 190 jours fériés, contre moins de 140 pour beaucoup de gens aujourd’hui.
Au IVe siècle, le nombre de jours fériés était passé à plus de 260
par an. Et pour ne pas m’entendre rétorquer que tout cela n’était possible que
grâce à l’esclavage, j’ajouterai qu’en Europe, au tournant de l’an mil, c’est-à-dire
à un moment où l’esclavage n’existait plus, l’année comptait encore 190 jours
chômés, sans compter les fêtes des saints locaux.
De manière générale, avant l’ère industrielle, le travail
était moins régulier, mais on travaillait globalement moins d’heures par an qu’aujourd’hui.
Ce qui n’a pas empêché ces civilisations de produire les pyramides, les
cathédrales et le whisky. Aujourd’hui, Nicolas Baverez préfère essayer de nous
faire produire des T-shirts pour moins cher que les Chinois. Un truc de
gagne-petit, je vous dis.
"Comment un homme normalement constitué, qui a même sans doute réussi à décrocher son brevet des collèges, puisqu’il est quand même normalien et docteur en histoire, peut-il qualifier l’abaissement du temps de travail de 1936, une des réformes les plus importantes de la période, « d’erreur stratégique » ? Comment un spécialiste des années 1930 peut-il en arriver à écrire une pareille énormité ?"
RépondreSupprimerNotre prof d'histoire à l'IEP Toulouse, avec ses affinités d'extrême-droite, nous avait balancé la même chose, je te rassure. Et il était historien, et il étayait très bien son propos...
Quant à sortir de la compétitivité, y'a des trucs à prendre ici (et dans le pdf surtout): http://blogs.mediapart.fr/edition/leur-dette-notre-democratie/article/071112/pour-en-finir-avec-la-competitivite-rapport-