En février dernier, j’avais fait ici même l’éloge des
Anonymous, ce collectif de hackers militant pour la liberté d’expression. À l’époque,
ils étaient attaqués par pas mal de monde au motif qu’ils s’érigeaient en police
privée, se chargeant à la fois de juger et d’appliquer leurs sentences, le tout
selon leurs propres règles, arbitraires et non écrites. De mon côté, je les
défendais, affirmant que même si le principe était peut-être condamnable, ils
avaient le mérite de l’engagement contre un ennemi dangereux, la liberté d’expression
étant de plus en plus menacée.
C’est justement parce que je les ai défendus alors que je
sens le devoir de les critiquer aujourd’hui.
Évidemment, la liberté d’expression est toujours menacée. Plusieurs
affaires récentes l’ont montré, en particulier celles des nouvelles caricatures
de Mahomet dans Charlie Hebdo. Et de
ce point de vue, je ne renie rien de ce que j’ai écrit. Je maintiens également
la vision large que j’ai de la liberté d’expression : pour moi, les seules
limitations légitimes de la liberté d’expression sont l’appel à la haine, à la
violence et la diffamation. Une caricature, une moquerie, si agressive
soit-elle, ne doit pas être interdite.
Même les insultes, ou des opinions choquantes ou aberrantes
comme l’antisémitisme, le racisme ou l’homophobie, devraient pouvoir être
exprimées, tant qu’elles ne deviennent pas des appels à la haine ou à la
violence. Cela heurte a priori notre
vision française de la liberté d’expression, mais après tout, il est possible, même
si pour ma part je trouve cela répugnant, de prétendre que les homosexuels sont
inférieurs aux hétérosexuels, sans pour autant appeler à leur mépris ou, pire,
à leur éradication. De même, il est possible de nier le caractère historique de
la Shoah sans appeler directement à la haine des Juifs, et ce même si les deux
vont souvent de pair.
Il m’a fallu du temps pour en arriver là, et j’avais à l’origine
une vision moins large (quoique encore beaucoup plus large que celle de la
plupart des gens) de ce droit fondamental. Mais en fin de compte, il me semble
que les insultes et les opinions abjectes font moins de mal à ceux qu’elles
visent qu’à ceux qui les profèrent, et qu’elles seront plus efficacement
combattues par les réponses raisonnées que par la censure, qui entraîne immédiatement
la réaction d’un positionnement victimaire. Surtout, en leur interdisant de s’exprimer,
je crains qu’il soit ensuite difficile de trouver une limite claire, et qu’en particulier
certains croyants en profitent pour faire interdire les critiques à l’encontre
de leur religion.
Pourtant, il me faut bien ajouter une quatrième limitation à
la liberté d’expression : la révélation de la vie privée d’autrui. Ce problème
a sans doute toujours existé, mais auparavant, il se limitait plus ou moins à
la diffamation, justement. De nos jours, la technique permet de pénétrer bien
plus avant dans la vie privée des gens : piratage de messageries
électroniques, traçage des déplacements de quelqu’un grâce à son téléphone,
espionnage des sites consultés sur Internet… Les violations de la vie privées
sont potentiellement décuplées.
Bien sûr, en la matière, le premier risque vient des États.
Comme Tol Ardor le dénonce depuis sa création, ils seront les premiers (on en
voit déjà les premiers signes) à s’emparer de ces nouveaux outils, et les
totalitarismes du siècle à venir seront, pour cette raison, infiniment plus redoutables
que ceux du siècle passé.
Mais il ne faut pas oublier que la menace peut aussi venir de
particuliers ou de groupes non gouvernementaux. Les Anonymous viennent d’en donner
l’exemple en publiant les mails d’un prêtre soupçonné de pédophilie.
Cet acte est inqualifiable et intolérable. D’une part parce
qu’il foule aux pieds la présomption d’innocence et désigne à la vindicte populaire
un homme avant qu’il ait pu être jugé. Mais surtout parce que, quand bien même
cet homme aurait été déclaré coupable, rien, absolument rien, ne justifie qu’on
publie ses mails. S’il est coupable, qu’il soit condamné par la justice ;
mais la foule n’a pas à lui faire subir une autre peine que celle que les juges
auront décidée, et même le pire des criminels ne perd pas ses droits
fondamentaux au prétexte qu’il n’a pas respecté ceux des autres ; deux
maux ne font pas un bien.
Autrefois, c’est-à-dire avant l’émergence de l’individualisme,
le groupe, la communauté (le village, le quartier, la paroisse etc.) exerçait
sur les individus une surveillance étroite qui se rapprochait du totalitarisme
en ce que (c’est le point fondamental de la définition de ce régime) elle
tentait, souvent avec succès, d’abolir leur vie privée. Les comportements
considérés comme déviants étaient ainsi sanctionnés, non par les tribunaux,
mais principalement par les voisins, ce qui pouvait aboutir à une véritable mort
sociale dont on mesure mal l’ampleur aujourd’hui, puisqu’elle allait
fréquemment jusqu’à la mort tout court.
La période moderne a permis l’émergence et la théorisation d’un
véritable droit à la vie privée. Sans doute l’individualisme a-t-il été trop
loin, au point qu’aujourd’hui le collectif semble parfois avoir perdu toute importance.
Mais il faut se méfier d’une sorte de « paradoxe du pire » qui
pourrait bien être notre avenir : dans cette configuration, les individus
ne se préoccuperaient que de leur intérêt immédiat, mais la communauté exercerait
tout de même une surveillance sans pitié sur la vie privée des gens au nom de valeurs
ou de traditions pourtant très discutables.
Individualistes quand il ne faut pas, communautaires quand il
ne faut pas : les États-Unis en sont déjà plus ou moins là. Contre l’intérêt
collectif, les Américains refusent d’abandonner leurs armes à feu ou leurs 4x4 ;
mais les élus pris à tromper leur épouse ou à se montrer nus sur Internet sont
traînés dans la boue et souvent contraints à renoncer à leurs mandats, alors
que ces comportements ne regardent absolument pas le public.
N’en arrivons pas là nous-mêmes. Bien sûr, les
Anonymous ne sont pas tous responsables de ce qu’il vient de se produire :
ceux qui ont publié les mails de ce prêtre ne sont pas forcément les mêmes que
ceux qui attaquaient la Hadopi. Mais contre les premiers, la plus grande sévérité
me semble de rigueur.
C'est très intéressant. Je suis entièrement d'accord avec cette vision de la liberté d'expression, mais si législation il y avait, elle devrait être très prudente. Pour le commérage de cour de récréation (ou de machine à café dans le cas des plus grands), la retenue me semble être plus du domaine de la morale que du pénal... Ou en fait non. Les conséquences peuvent être aussi graves ; mais au législateur de tracer une ligne suffisamment claire.
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