mercredi 9 octobre 2019

PMA : il fallait se réveiller il y a 25 ans


Le débat sur la PMA nous offre, une nouvelle fois, une belle illustration du simplisme qui règne aujourd’hui en politique : d’un côté, des députés macronistes – et leurs soutiens – qui réduisent à peu près leur argumentaire à « la défense du progressisme contre l’arriération », à « l’égalité » et à « la liberté de faire ce qu’on veut de son corps » ; de l’autre, des opposants à peu près réduits au périmètre de la Manif pour tous, qui vont bêlant que l’enfant a droit à un père.

Commençons par écouter le troupeau : on s’aperçoit que tous leurs arguments pour s’opposer à l’ouverture de la PMA aux couples de femmes et aux femmes seules sont invalides. L’enfant a-t-il droit à un père ? Non, je l’ai déjà expliqué, sinon il faudrait retirer leurs enfants aux femmes qui perdent leur mari. On nous dit alors que les enfants qui perdent leur père, c’est bien triste, et que la loi ne devrait pas fabriquer de telles situations. Mais la loi, de ce point de vue, n’autorise rien de nouveau : une femme seule a parfaitement le droit d’aller coucher avec un homme dont elle ignore jusqu’au prénom, de tomber enceinte, de ne jamais en avertir ledit coup d’un soir, d’avoir son enfant et d’être une mère célibataire. Si la loi autorise cette situation, c’est bien qu’elle reconnaît l’évidence : un enfant n’a « droit » à rien en termes de parents.

Contrairement à ce que prétendent ses adversaires, la nouvelle loi n’établit donc aucune « inégalité sociale » entre les enfants qui seront nés sans père et les autres : cette inégalité a toujours existé. La loi n’interdit pas aux mères de mourir en couches, ni aux pères de se suicider ; elle n’interdit ni aux seconds, ni aux premières, d’abandonner leurs enfants deux semaines après leur naissance pour aller faire leur vie ailleurs. Or, c’est un principe fondamental : tout ce que la loi n’interdit pas, elle l’autorise.

De ce point de vue, la Convention Internationale des Droits de l’Enfant, souvent citée par la Manif pour Tous et ses acolytes, ne dit rien, et aurait mieux fait de se taire. L’enfant aurait droit « dans la mesure du possible » de connaître ses parents et d’être élevé par eux. Mais que signifie un droit « dans la mesure du possible » ? Absolument rien. Imaginons-nous un instant que nous ayons droit à la liberté d’expression ou d’opinion « dans la mesure du possible » ? Ça n’aurait aucun sens.

Ce dont a besoin un enfant, c’est d’un environnement familial stable dans lequel il soit aimé. L’expérience aussi bien que les études menées sur le sujet montrent qu’un enfant peut être aussi heureux s’il est élevé par une femme seule, par deux femmes, ou par un homme et une femme ; un divorce, en réalité, est bien plus destructeur pour le bonheur d’un enfant que le fait d’être élevé par deux hommes – et pourtant, le divorce est autorisé.

La formule-choc des adversaires de la loi, qui prétendent s’opposer à un « droit à l’enfant » dont personne ne parle pour défendre un « droit de l’enfant » que personne ne nie, est donc inepte autant que creuse (même si elle est efficace d’un point de vue rhétorique).

Enfin, l’argument selon lequel la PMA est légale pour soigner l’infertilité des couples, mais pas celle des personnes, ne tient pas davantage : car c’est toujours un couple qui est infertile. Quand, dans un couple hétérosexuel, l’une des deux personnes est stérile, on ne va pas dire à l’autre qu’elle n’a qu’à se trouver un conjoint fertile ! Si, dans un couple hétérosexuel, on ne s’occupe pas de savoir si l’un des deux est fertile pour autoriser une PMA, il n’y a pas non plus de raison pour s’en occuper pour les couples homosexuels. Ou alors quoi ? Comme pour les couples hétéros, on autoriserait la PMA à deux femmes si et seulement si l’une d’entre elles est médicalement stérile ? On voit bien que ça ne tient pas debout.

Une chose est donc absolument certaine : si la PMA est autorisée pour les couples hétérosexuels, alors elle doit être autorisée pour les femmes seules et pour les couples de femmes. De ce point de vue, je soutiens la loi proposée par le gouvernement : le statu quo était la position la plus inacceptable, la plus injuste.

Mais alors, tout est là : la PMA doit-elle être autorisée pour les couples hétérosexuels ? Soulignons avant tout que la « procréation médicalement assistée » recouvre beaucoup de choses extrêmement différentes. L’insémination artificielle n’est pas de la même nature que la fécondation in vitro ; encore ces deux appellations recouvrent-elles à leur tour des réalités passablement diverses.

Sur cette question, foncièrement, qui n’a pas compris que l’essentiel était là n’a rien compris. Car il ne s’agit pas en réalité de savoir si la PMA doit être autorisée ou non, mais bien plutôt quelle PMA doit l’être, et laquelle ne doit pas l’être.

Intervient ici un autre grand principe de la loi : il ne faut pas interdire ce qu’on ne peut pas empêcher. Or, on ne pourra jamais empêcher la « PMA maison » : la femme, même lesbienne, même en couple avec une autre femme, qui couche une fois avec un homme, ou qui s’insémine à la pipette pour avoir un enfant ; partant, on ne doit pas non plus l’interdire.

Qui plus est, il ne faut pas le regretter. Car dans l’insémination artificielle, même si ce n’est pas « naturel » (mais bon, faire des dissertations d’histoire non plus n’est pas « naturel », et on ne cherche pas à l’interdire), les conditions techniques de réalisation de l’acte ne sont pas de nature à arracher l’homme à son être, à le déraciner. Surtout, elles ne permettent rien d’autre que ce pour quoi il est conçu : faire un enfant. L’insémination artificielle ne peut en aucune manière aboutir au tri des embryons ou à l’eugénisme.

Mais il n’en va pas de même de la fécondation in vitro. Ici, le niveau de technicité est poussé bien plus haut ; et c’est pourquoi l’acte change de nature. Que le sperme soit déposé par une cuillère ou par une bite ne change pas grand-chose à ce qui se passe ; mais qu’un ovule soit fécondé en éprouvette et implanté ensuite dans l’utérus, et l’acte change de nature. Même s’il est, au début, implanté avant de pouvoir être considéré comme un être humain, parce que la fécondation aura eu lieu hors du corps de la femme, il n’y aura plus de raison, ensuite, d’empêcher de l’implanter beaucoup plus tard, puis de ne plus l’implanter du tout. Même si, au début, nous refusons l’eugénisme, nous détruisons déjà les embryons surnuméraires : il n’y aura pas d’obstacle significatif à faire ce tri en fonction de critères de qualité génétique ; nous le ferons parce que nous pourrons le faire, comme nous faisons déjà les choses parce que nous pouvons les faire.

Une fois de plus, le simplisme et la pauvreté du débat de société masquent l’essentiel, à savoir le fait que, pour reprendre les mots de Heidegger, nous vivons de plus en plus dans des conditions « purement techniques » : « C’est bien ça l’inquiétant, que ça fonctionne, et que ce fonctionnement entraîne toujours un nouveau fonctionnement, et que la technique arrache toujours davantage l’homme à la terre, l’en déracine.[1] » Le problème n’est pas de savoir qui a recours à la fécondation in vitro ; le problème, c’est que l’autorisation de cette innovation fait passer sous l’empire de la Technique, qui dévore de plus en plus l’intégralité de nos vies individuelles et de nos sociétés, quelque chose qui jusqu’à présent lui échappait : le commencement de la vie humaine. Ne voyant pas ceci, les gens ne voient pas que ce n’est pas la PMA pour les couples de femmes qu’il faut interdire, c’est uniquement la fécondation in vitro, mais pour tous les couples.

Seulement voilà : tout cela, ce n’est pas aujourd’hui qu’il faut le crier, c’était quand la PMA a été autorisée pour les couples hétérosexuels, c’est-à-dire il y a un quart de siècle. C’est à ce moment qu’il aurait fallu refuser de faire ce que la technique nous autorisait à faire. En montrant d’abord que, sur une planète surpeuplée, faire à tout prix des enfants n’était pas forcément une bonne idée ; ensuite que, lorsque des parents veulent un enfant (et je serais mal placé pour leur jeter la pierre), la société pouvait mettre en place d’autres solutions pour leur permettre d’en adopter – mais j’y reviendrai dans un prochain billet[2].

Parce que ça n’a pas été fait, nous sommes aujourd’hui face à ce dilemme moral insoluble qui nous force à être à la fois pour et contre la proposition de loi des macronistes : pour parce que le statu quo était insupportable, contre parce que c’est la fécondation in vitro tout court qui devrait être interdite.

Il n’y a donc pas lieu, comme j’entends certains de mes amis le faire, de regretter la loi Taubira ou le mariage pour les couples homosexuels, qui n’ont strictement rien à voir avec cette question. En revanche, il y a lieu de continuer à regretter que nos sociétés, encore et toujours, fassent tout ce qu’il est possible de faire uniquement parce que c’est possible. La position que je défends est, j’en ai bien peur, la seule qui concilie l’égalité des droits et le refus d’une vie qui ne soit pas purement technique. Dommage que nous soyons si peu à la défendre.




*** EDIT DU 13/10/2019 ***

Une précision que je n’ai pas faite mais je crois utile : il est évident que, par cet article, je ne prétends pas juger les personnes qui font le choix de pratiquer une fécondation in vitro. Je désapprouve l’acte, mais je comprends que, face à une situation personnelle très douloureusement vécue, on fasse des choses sans se demander si elles sont morales, si elles posent un problème collectif à la société, ou en apportant à ces questions d’autres réponses que moi.



[1] Martin Heidegger interrogé par Der Spiegel, Réponses et questions sur l’histoire et la politique, 1966 (publié en 1976).
[2] Et ceux que j’entends hurler « GPA ! », c’est pareil, attendez le prochain billet.

samedi 5 octobre 2019

Vers une école moins inégalitaire


Dans mon dernier billet, j’essayais de dégager les racines profondes du mal dont souffre l’école française, et je vous annonçais quelques pistes pour essayer de sortir de la crise éducative majeure que nous traversons. Là encore, je passe rapidement sur les évidences coûteuses (diminution en moyenne du nombre d’élèves par classe, revalorisation du salaire des professeurs, marginalisation du recours aux contractuels et retour à l’emploi des lauréats des concours comme norme, etc.), essentielles mais qui n’ont aucune chance d’être mises en œuvre, pour me concentrer sur des propositions purement pédagogiques et qui ne coûteraient pas un pognon de dingue à Macron.

Je passe également sur les propositions démagogiques car en l’air : rétablir l’autorité du professeur, oui, bien sûr, tout le monde est pour, mais enfin, comment s’y prend-on, concrètement ? Je préférerai donc ici m’attacher à penser une potentielle réorganisation à grande échelle de l’école française.

Premier étage de la fusée : par souci d’égalité des chances, on ne renonce ni à l’obligation de scolarisation jusqu’à 16 ans, ni au collège unique, dont de nombreuses études semblent indiquer qu’il est plutôt un facteur de réduction des inégalités. Mais dès l’entrée en 6e, on établit des classes de niveau sur la base, selon les années, soit des résultats de l’année antérieure, soit d’un examen de passage en classe supérieure. De tels examens seraient organisés à la fin du CM2 et de la 3; d’une part le succès à l’examen conditionnerait le passage en classe supérieure, d’autre part le classement à l’examen serait la base des classes de niveau.

Les classes de niveau auraient un programme à géométrie variable. Pour chaque niveau scolaire, une « filière alpha » se concentrerait sur un socle commun indispensable pour les élèves fragiles, tandis qu’une, voire deux autres filières (« bêta » et « gamma ») permettraient des approfondissements dans chaque discipline pour ceux qui en seraient capables. À la fin de chaque année, les élèves seraient évidemment repositionnés : un élève qui aurait très bien réussi en 5e alpha pourrait passer en 4e bêta, et inversement un élève qui se serait montré plus fragile qu’attendu en 5e bêta rétrograderait en 4e alpha. Les redoublements resteraient exceptionnels, mais les élèves seraient motivés à travailler, au lieu de voir leur passage en classe supérieur validé indifféremment, qu’ils aient travaillé ou non. Et surtout, on proposerait à chaque classe un cours adapté à son niveau, sans pour autant enfermer les élèves trop tôt dans des filières dont ils ne pourraient plus sortir ensuite.

Deuxième étage de la fusée : un retour au disciplinaire. Arrêtons de multiplier les heures passées à faire des « recherches » ou de « l’interdisciplinarité » : pour construire un mur, il faut d’abord avoir les briques ! Revenons donc aux fondamentaux qui constituent le tronc commun dont nous avons tous besoin pour nous construire :
§  Français / lettres modernes (aussi bien la maîtrise de la langue que l’étude des œuvres littéraires)
§  Mathématiques
§  Philosophie (à commencer dès la 6e, de manière adaptée)
§  Histoire et géographie (la question de la séparation de ces deux matières pourrait être posée)
§  Physique et chimie (même question que pour l’histoire et la géographie)
§  Biologie et géologie (ce qu’on appelle « SVT » ; à noter que là encore, une refonte serait envisageable : on pourrait imaginer enseigner d’une part la biologie, d’autre part des « sciences de la matière et de l’univers » qui regrouperaient physique, chimie et géologie)
§  Une, puis deux langues vivantes étrangères
§  Droit
§  Musique
§  Arts plastiques
§  Éducation physique et sportive

Notez que j’ajoute le droit, le grand absent de notre système. Parallèlement, je supprime ce qu’on appelle « Enseignement moral et civique » (l’ancienne « ECJS », pour ceux qui ont connu ça) ainsi que la technologie, bref ce qui ne relève ni d’une science, ni d’un art, ni d’une formation de la pensée et de la réflexion, ni de la maîtrise d’une langue. Je ne dis pas que ces deux disciplines n’apportent rien aux élèves, bien au contraire, mais il me semble que d’autres pourraient s’en charger. Ainsi, l’histoire et le droit pourraient parfaitement prendre en charge, chacun de son côté, ce qu’apporte actuellement l’EMC.

Ce tronc commun serait maintenu dans tout l’enseignement général secondaire, parce que même un élève « pas matheux » a besoin de maîtriser un certain nombre de bases mathématiques, et qu’un élève « pas littéraire » a quand même besoin d’avoir lu un certain nombre de textes. En revanche, à partir de la première, voire de la seconde, les élèves pourraient moduler ces enseignements en leur attribuant un poids plus ou moins important. On éviterait ainsi de recréer les filières trop rigides de l’ancien système – la possibilité de se spécialiser à la fois en philo et en maths est un des rares mérites qu’on peut reconnaître à la réforme Macron-Blanquer –, mais on garderait une structure disciplinaire, au lieu de partir dans les joyeux mélanges du style « Histoire-géographie, géopolitiques et sciences politiques », qui ne font que rarement sens pour des élèves si jeunes.

Cela n’empêcherait évidemment pas les professeurs de mettre en place des projets transdisciplinaires, mais à la condition de conserver la priorité à l’enseignement disciplinaire de base.

Enfin, dans le cadre des classes de niveau, les élèves des filières « bêta » et « gamma » pourraient choisir une ou plusieurs options : langues anciennes, langue vivante supplémentaire, langues régionales, sans parler des options qui existent déjà ou que nous pourrions créer – théâtre, cinéma, arts du cirque, histoire de l’art, histoire des religions, culture générale, informatique, la liste est longue.

Troisième étage de la fusée : la modulation du nombre d’élèves par classe en fonction de l’âge et du niveau. Elle se ferait selon deux principes : plus les élèves sont jeunes, plus la classe doit être petite ; plus les élèves sont solides, plus la classe peut être grosse. Ainsi, il ne faudrait jamais dépasser 20 élèves par classe en primaire (et 15 serait préférable), puis, dans les filières alpha, 25 au collège et 30 au lycée. En revanche, les filières bêta et gamma pourraient être plus chargées : 30, voire 35 élèves en collège, et 35, voire 40 en lycée. J’en ai fait personnellement l’expérience dans un dispositif que j’ai mis en place à Mayotte : quand les élèves sont solides et motivés par ce qu’ils font, on peut sans aucun problème enseigner à 40 lycéens en même temps.

Quatrième et dernier étage de la fusée : la mise en place de structures pour les élèves dont j’ai parlé dans mon billet précédent, ceux qui ne sont pas faits pour cet enseignement, qui s’y ennuient et qui y souffrent d’un échec chronique. Pour eux, le tronc commun donné plus haut serait valable uniquement jusqu’à la fin de la 3e, dans le cadre du collège unique. Ensuite, le système actuel serait réorganisé : actuellement, le lycée technique et le lycée général forment un bloc très séparé du lycée professionnel et agricole, le choix entre un bloc et l’autre se faisant à la fin de la 3e. Dans le nouveau régime, la filière générale commencerait dès la seconde, et serait réservée à ceux qui sont vraiment faits pour ces enseignements, qui s’y intéressent et qui y réussissent[1].

Les autres – et assumons-le, ils constituent la majorité – auraient déjà reçu les connaissances et les méthodes indispensables à la culture commune et à l’épanouissement personnel dans le cadre du socle commun jusqu’en 3e. Ils se verraient proposer des formations plus pratiques, concrètes, qui les intéresseraient davantage, où ils auraient la possibilité de réussir, et qui leur offriraient des perspectives d’emploi, dans le cadre de lycées qui regrouperaient ce qu’aujourd’hui on appelle lycée technique, lycée professionnel et lycée agricole.

On va me dire qu’il n’y aura pas de travail d’artisan, d’agriculteur ou de technicien pour une majorité de nos élèves. Je pourrais rétorquer que ceux qu’on envoie actuellement au casse-pipe au lycée, puis dans le supérieur – parce que nos scores soviétiques au baccalauréat masquent quand même nos plus de 50% d’échec en première année de post-bac – n’en trouvent pas davantage.

Mais ce n’est pas l’essentiel. Le plus important, c’est que notre société, extraordinairement prédatrice pour la nature, gagnerait justement à faire moins travailler les machines et davantage les bras. C’est particulièrement vrai dans l’agriculture : bien sûr, de nos jours, un paysan peut, seul, cultiver des dizaines, voire des centaines d’hectares ; mais il le fait au prix d’une dépendance aux machines, au pétrole, à la chimie, à l’irrigation, qui tous épuisent la planète. Le retour à une agriculture plus respectueuse de la nature – et c’est également vrai de l’artisanat face à l’industrie – permettrait, sans doute pas de résoudre, mais du moins d’avancer vers des solutions, à la fois pour trois crises : la crise environnementale, la crise éducative, et le chômage de masse.

Ces propositions ne sont pas seulement les miennes : ce sont celles qui avaient déjà été collectivement formulées par Tol Ardor il y a des années. Elles sont, me semble-t-il, toujours d’une brûlante actualité.





[1] Il va de soi qu’il faudrait changer radicalement les pratiques du collège : quand on voit qu’un élève peut avoir en 3e 12,5 de moyenne en maths, puis avoir son brevet avec mention bien, et ce alors même qu’il ne sait pas faire une règle de trois, on comprend que quelque chose ne tourne pas rond. Mon système est évidemment dépendant d’une évaluation réaliste. Mais la manière d’évaluer est un problème politique, j’en avais déjà parlé.

vendredi 4 octobre 2019

L’école des inégalités


Elle est en forme, en ce moment, l’école de la confiance, vous ne trouvez pas ? L’année dernière s’est achevée en balançant des notes de bac qui ne voulaient rien dire, attribuées au petit bonheur la chance ; les élèves n’ont pas tous été traités de la même manière, la loi a été piétinée par un arbitraire généralisé à tous les étages, bref on se dit que le ministre ne pouvait pas trouver plus rigolo comme appellation.

Je ne vais pas me fatiguer à dresser un constat déjà fait par tout le monde : l’éducation oscille entre cirque et garderie, le niveau des élèves est en chute libre, ils apprennent de moins en moins à l’école[1] ; partant, les inégalités se creusent dramatiquement entre ceux qui apprennent quand même quelque chose à la maison et ceux qui n’apprennent rien du tout ; conséquence, la place de la France dans tous les classements internationaux s’effondre. En trois mots, la maison brûle.

Comment en est-on arrivé là ? Je passe sur un certain nombre de facteurs à mon avis très réels de la baisse du niveau, mais qui ne sont pas spécifiques à notre pays : l’addiction aux écrans, en particulier, devant lesquels les jeunes passent de plus en plus de temps, avec tout ce que ça implique. Non que ce ne soit pas important – à mon avis, c’est même primordial –, mais concentrons-nous ici sur ce qui fait que chez nous, c’est encore pire qu’ailleurs.

À la racine du problème français, il y a deux erreurs.

Erreur numéro 1 : « Seuls les métiers à forte composante intellectuelle, ayant nécessité des études longues, sont intéressants et représentent un succès pour ceux qui les atteignent. »

Erreur numéro 2 : « Tous les hommes étant égaux, ils méritent tous d’accéder au meilleur possible, et ils en sont tous capables. »

Faites de ces deux erreurs un joli syllogisme, et vous arriverez forcément à cette conclusion : « Donc tous les élèves doivent être amenés à faire des études les plus longues possibles.[2] »

Que la première idée est une erreur, faut-il le démontrer ? À l’évidence, le métier de menuisier est aussi noble et aussi épanouissant que celui de professeur. Bien sûr, lire Baudelaire est infiniment utile à l’épanouissement de tout être humain ; mais bon, on peut le lire, ou ne pas le lire, aussi bien en étant forgeron qu’en étant médecin. Bien sûr aussi, il y a des métiers qui sont plus pénibles que d’autres, et quand on aborde le sujet, on pense plutôt à des métiers manuels : l’ouvrier à la chaîne dans son usine, le déménageur qui n’a plus de dos à 30 ans, etc. Mais c’est confondre les problèmes. Ce qui est en jeu ici, c’est le rapport au travail dans notre économie et notre société, pas le type de travail en question. Le cadre commercial qui bosse à peu près H24 et ne voit pas grandir ses gosses a une vie moins enviable que bien des artisans.

La seconde erreur est malheureusement plus répandue, et plus assumée. Que tous les hommes soient égaux en dignité et en droits, je n’en disconviens pas. Mais ça ne signifie pas qu’ils aient pour autant les mêmes capacités : ils ne les ont pas. Certains sont doués pour certaines choses, d’autres pas, ou moins.  De fait – et c’est ça, la dure réalité que l’administration de l’Éducation Nationale a tant de mal à accepter – tout le monde n’est pas constitué pour calculer des dérivées de fonctions, étudier l’histoire de l’Empire romain ou rédiger de longues analyses de Stendhal.

On peut discuter pendant des heures de l’origine de ces inégalités. Innées ou acquises ? Sociales ou biologiques ? Pour ma part, je pense qu’elles proviennent essentiellement des structures et des inégalités sociales – toute la littérature scientifique sur le sujet l’indique. Pour autant, je crois aussi – par expérience – qu’elles n’expliquent pas tout, et que même dans une société aussi égalitaire que possible, tous ne pourraient pas accéder aux études supérieures.

Mais au fond, on s’en moque. Qu’on soit d’accord avec moi ou pas, qu’on accorde plus ou moins d’importance que moi au biologique et à l’inné, pour la question qui me préoccupe ici, à savoir comment permettre à l’école de mieux remplir sa mission, ça ne change strictement rien : la société étant ce qu’elle est, les inégalités sont là.

Mon inspecteur me rétorquerait certainement : « Mais justement, notre mission consiste à les réduire, ces inégalités ! D’où l’idée de proposer la même chose à tous, de pousser tous les élèves à aller le plus haut possible. »

Que notre mission soit de réduire les inégalités, c’est une évidence. Mais à trois conditions.

La première, c’est de tenir compte du réel, et en particulier de ce que je viens de souligner : certaines inégalités, qu’elles soient innées ou acquises, ne sont pas rattrapables. La première conséquence de l’idéologie égalitariste, il est très important de le comprendre, c’est d’abord la souffrance infinie d’un très grand nombre d’élèves. Tous ceux qui, foncièrement, ne sont pas à leur place, souffrent une première fois parce qu’ils se font profondément chier dans nos cours, et une seconde fois, bien plus encore, parce qu’ils sont placés dans une spirale d’échec de près de quinze ans qui lamine leur joie de vivre et leur confiance en eux.

La seconde, c’est donc de prévoir les structures pour ceux-là, ceux qui n’y arrivent pas et qui, même avec la meilleure école du monde, même avec beaucoup de moyens, même si par ailleurs nous parvenions à réduire les inégalités sociales, n’y arriveront pas. Si on veut les sortir de la spirale d’échec et donc de malheur dont je parlais plus haut, il faut prévoir quelque chose qui leur soit adapté.

La troisième, enfin, c’est de ne pas non plus oublier ou sacrifier les bons élèves, ceux qui sont à leur place dans l’enseignement secondaire, justement. Depuis 30 ans au moins, bien consciente, au fond, du premier problème, l’Éducation Nationale répond par l’orchestration de la baisse du niveau : « Puisqu’on voit bien que, au fur et à mesure que l’enseignement se démocratise, on a de plus en plus d’élèves qui échouent, et que par ailleurs on ne veut pas renoncer à envoyer 80% des élèves dans le supérieur, il n’y a qu’à baisser le niveau du secondaire et du bac ! » Logique imparable.

Sauf que ça ne marche pas. On baisse en effet le niveau scolaire, on exige de moins en moins de choses, on balance l’orthographe par-dessus bord, on oublie l’électricité en physique au lycée, la chronologie en histoire, on fait des programmes et des manuels « cool », on parle aux élèves de sport, de télé, de sexe, de santé ; et ce faisant, on sacrifie les bons élèves, qui apprennent de moins en moins à l’école, car l’école transmet de moins en moins de connaissances, de savoirs. Mais on n’aide pas les mauvais, car en réalité on ne va jamais assez bas pour eux. Résultat des courses : on renonce à faire lire Phèdre aux meilleurs élèves, mais ceux qui sont fragiles ne lisent pas Les Chroniques de Narnia pour autant ; on renonce à faire étudier des systèmes électriques aux élèves solides, mais les autres ne savent pas pour autant pourquoi il y a des saisons.

Parallèlement à la baisse tragique du niveau et des exigences, l’école française souffre d’une autre erreur d’appréciation, motivée par les mêmes principes idéologiques : le refus des classes de niveau. Le dogme qui règne à peu près sans partage à tous les échelons de notre administration, et même sur un certain nombre d’enseignants, veut en effet que, dans une classe hétérogène, « les bons tirent les mauvais vers le haut ». Le prof, de toute manière, n’a qu’à faire de la « pédagogie différenciée », c’est-à-dire proposer, dans une même classe et sur une même heure, un enseignement et un travail différents aux élèves en fonction de leurs capacités.

Sauf que rien de tout cela ne fonctionne. La pédagogie différenciée, déjà critiquable dans des conditions optimales – elle est inapplicable pour tout ce qui concerne l’enseignement magistral –, est tout simplement impossible à mettre en œuvre dans des classes qui aujourd’hui peuvent aller jusqu’à 38 élèves. L’expérience montre que, loin de tirer les autres vers le haut, ce sont les élèves les plus solides qui sont tirés vers le bas : sentant qu’ils n’ont pas besoin de beaucoup se fatiguer pour réussir, qu’ils apparaîtront forcément brillants, ne serait-ce que relativement et par comparaison, ils assurent massivement le minimum syndical nécessaire pour avoir des notes correctes.

Enfin, troisième aspect de ce sacrifice des bons élèves, l’école française d’aujourd’hui met la charrue avant les bœufs : pensant occuper les élèves fragiles à quelque chose, elle cherche à les mettre « en autonomie », « en interdisciplinarité », mais ce bien avant qu’ils aient les moyens d’en tirer profit. TPE au lycée (qui ont disparu mais sont remplacés par le « grand oral » du baccalauréat, oral auquel les professeurs doivent préparer les élèves alors qu’aucune heure n’est prévue pour), EPI au collège procèdent de la même logique : permettre aux élèves de tracer des ponts entre les disciplines. Dans le même ordre d’idée, les nouvelles spécialités du lycée (« Humanités, lettre et philosophie », ou encore « Histoire-géographie, géopolitique et sciences politiques[3] ») sont censées être transdisciplinaires et permettre aux élèves d’élargir leurs horizons.

Sur l’objectif recherché, évidemment, rien à dire. Mais c’est beaucoup trop tôt. En licence d’histoire, j’ai suivi un cours passionnant, qui mettait en relation les colonisations de l’Afrique du Nord par Rome dans l’Antiquité et par la France à l’époque contemporaine. C’est ce qu’essaient de faire les nouvelles spécialités du lycée. Mais ce cours durait six mois, et surtout, j’avais déjà les repères, en particulier chronologiques, qui me permettaient de le comprendre, de lui donner un sens. Que vont comprendre les élèves à une mise en relation de la démocratie athénienne et de Benjamin Constant, quand la plupart ne broncheraient pas si on leur disait que le second a été stratège au sein de la première ? De la même manière, les TPE n’ont que très rarement permis aux élèves de faire une première approche de la recherche scientifique et universitaire : la plupart se sont surtout adonnés aux joies du copié-collé, le plus souvent très mal fait, et on peut prédire à peu près le même destin au fameux « grand oral ». Ouvrons les yeux : faire des recherches est certes un prélude à faire de la recherche, mais avant même ce premier pas, il faut avoir accumulé des connaissances déjà solides. Faire des recherches, des exposés, etc., est une démarche qui ne serait profitable dans le secondaire qu’employée avec beaucoup de parcimonie. Tant qu’on n’a pas un solide socle de connaissances et de méthode, faire des recherches, c’est simplement tâtonner dans une pièce complétement obscure.

Ce portrait de l’école est peut-être un peu déprimant, mais malheureusement je crois qu’il est fidèle. Dans mon prochain billet, je vous mettrai un peu de baume au cœur en vous expliquant comment on pourrait, même sans dépenser plus (vous voyez, MM. Blanquer et Macron, je pense à vous !), construire une école un peu moins inégalitaire.


[1] Comme régulièrement, un nouveau classement international, l’été dernier, vient encore de confirmer la baisse du niveau des élèves français, en lecture cette fois-ci.
[2] Il faut noter que ce syllogisme, bien que complètement faux, est fait par les gens qui, au moins, pensent vraiment à l’intérêt des élèves. Mais on peut arriver exactement à la même conclusion politique par un raisonnement tout différent (plus cynique, plus immoral, mais factuellement plus exact) : « Seuls les métiers à forte composante intellectuelle, ayant nécessité des études longues, permettent à un pays de s’enrichir dans le cadre d’une économie financiarisée et mondialisée ; le sort de ceux que le système éducatif va broyer ne nous intéresse pas ; donc, poussons le plus d’élèves possible à faire des études longues, il en restera toujours quelque chose. »
[3] J’ai consacré récemment un billet à l’analyse de cette nouvelle spécialité et à la manière dont elle signe, à mon sens, l’arrêt de mort de l’histoire et de la géographie au lycée.