dimanche 3 mars 2013

Présomption d'innocence : aller jusqu'au bout

En mai dernier, un physicien nucléaire franco-algérien, Adlène Hicheur, a été condamné à 5 ans de prison, dont un avec sursis, pour avoir préparé un attentat en France en partenariat avec un islamiste algérien. Onze jours après sa condamnation, il a été relâché par le jeu des remises de peine. Il faut dire qu’avant son procès, il avait passé deux ans et demi en détention provisoire – dans un des premiers billets de ce blog, j’avais déjà souligné le non-sens de l’usage du terme « provisoire » pour une détention aussi longue et l’injustice qu’il y avait à maintenir si longtemps un homme derrière les barreaux sans le moindre procès.

À l’époque de sa condamnation, j’avais déjà voulu écrire un autre article pour dénoncer l’incompréhensible décision de justice qui envoyait à un homme en prison alors qu’il n’avait encore rien fait. N’ayant jamais bougé de son écran d’ordinateur, Adlène Hicheur n’avait jamais rencontré physiquement son interlocuteur, n’avait pas commencé à préparer concrètement son opération, rien. Sarkozy régnait encore et voulait une « justice » toujours plus sévère. Mohamed Merah venait de commettre ses meurtres. Cela a-t-il pu jouer ? Peut-être.

Aujourd’hui, c’est un autre procès qui me fait prendre la plume. La situation est peut-être encore plus caricaturale. Un policier du NYPD, Gilberto Valle, est accusé d’avoir comploté sur Internet en vue de kidnapper, torturer, violer et manger des femmes. C’est pas rien, faut avouer. Surnommé « Cannibal Cop », lui non plus n’a cependant rien fait concrètement : sa femme a découvert ses fantasmes et ses conversations avec d’autres dérangés par un logiciel espion qu’elle avait installé sur l’ordinateur familial. Mais son cas est aggravé par le fait qu’il a désigné plusieurs personnes bien réelles comme cibles potentielles, dont sa femme et plusieurs de ses amies. Horrifiée – on peut la comprendre –, son épouse a fui chez ses parents et a fait arrêter son compagnon. Gilberto Valle risque la prison à vie.

Évidemment, les différences entre les deux affaires sont nombreuses. La principale est que Gilberto Valle est clairement malade, alors qu’Adlène Hicheur est en pleine possession de sa raison. Le premier était poussé par une pulsion meurtrière d’ordre psychopathique, le second par sa vision du monde. Mais le lien qui les unit est encore plus important. Dans les deux cas, nous avons un homme qui risque une condamnation (ou a écopé d’une condamnation) alors qu’il n’a rien fait d’autre que de discuter sur Internet.

Il existe aussi des liens plus obscurs entre les deux cas. Ensemble, ils symbolisent les peurs de la société moderne. Qu’est-ce qui a remplacé les chars soviétiques dans l’esprit de l’occidental moyen ? Qu’est-ce qui lui fait peur le soir, que ce soit dans la solitude de sa maison ou dans la foule du RER ? Le psychopathe et le terroriste islamiste. L’ennemi individuel, solitaire, invisible, a remplacé l’ennemi bien localisable sur une carte. La décision de justice qui a frappé Adlène Hicheur, celle qui pourrait frapper Gilberto Valle, sont-elles pour les juges qui les prononcent des moyens d’exorciser leurs propres peurs ? Ce qui est certain, c’est qu’elles sont profondément injustes.

Évidemment, ces hommes font peur, on ne va pas dire le contraire. Quand un individu projette de tuer des soldats dans un attentat, ou de faire rôtir sa femme avant de la déguster, il fait peur. Savoir en liberté un homme dont le rêve consiste à tuer ses semblables fait peur. Est-ce une raison pour l’enfermer ? La tentation est évidemment forte. En révélant leurs fantasmes ou leurs désirs sur le Net, ces deux hommes ont, aux yeux de beaucoup, prouvé qu’ils étaient dangereux, et cela suffit à justifier leur mise à l’écart.

Mais si l’on analyse la chose avec le nécessaire recul et la nécessaire raison, on ne peut pas approuver ce choix. Enfermer quelqu’un pour un désir, un projet, un fantasme ouvrirait une boîte de Pandore qu’il serait impossible de refermer ensuite.

Je vois se développer le fantasme extraordinairement dangereux d’une société sans risque, d’une société où chaque individu vivrait en parfaite sécurité. Il faut le dire avec force : une telle société n’existe pas, ne peut pas exister, et un tel fantasme est dangereux, parce qu’au-delà d’un certain seuil, un surcroît de sécurité ne peut s’obtenir que d’une seule manière : par une réduction de liberté. Vous pouvez enseigner à votre fils que quand il rentre de boîte le samedi soir, il ne doit pas monter dans une voiture si son conducteur est chargé comme un âne. Vous accroîtrez de cette manière sa sécurité sans réduire sa liberté. Mais vous ne le mettrez pas en parfaite sécurité, car il pourra toujours ne pas suivre votre conseil, ou, même s’il le suit, être percuté par une autre voiture. Si vous voulez le mettre en parfaite sécurité, vous devez l’enfermer dans sa chambre.

Ainsi, toute société doit trouver un équilibre entre liberté et sécurité. Notre société est en train de basculer dans une situation de déséquilibre de plus en plus marqué en faveur de la seconde, et nos libertés se restreignent d’autant. Où cela s’arrêtera-t-il ? Ou plus exactement, pourquoi cela s’arrêterait-il ? Il faut voir le film Minority Report pour se rendre compte qu’il n’y a en fait aucune raison pour que cela s’arrête. Une fois enclenché le processus, la demande sécuritaire des citoyens (pour combattre leurs peurs) et de l’État (parce que c’est son intérêt immédiat) est trop forte pour être restreinte.

Minority Report est de moins en moins un film de science-fiction. La partie technique nous fait encore partiellement défaut, mais j’ai déjà indiqué ( et ) que la connaissance du cerveau humain progressait à un tel rythme qu’on pourra bientôt se passer des « precogs » pour trouver des « tendances meurtrières » chez un individu.

Mais alors que faire ? Les laisser en liberté, ces gens qui prévoient froidement, clairement, d’assassiner leurs semblables ? Eh bien oui. D’abord parce que, fondamentalement, on ne peut punir quelqu’un que pour un acte qu’il a commis, pas pour un acte qu’il a envisagé de commettre, fût-ce publiquement, ou qu’il risque de commettre. On peut punir des propos public (l’appel à la haine ou à la violence), mais de ce point de vue Internet est une zone intermédiaire qui devrait, pour une très large part au moins, être considéré comme un espace privé.

Ensuite parce que les enfermer, se serait avoir la certitude que demain, on enfermera tout le monde et n’importe qui. Ceux qui parlent de changer la société. Ceux qui parlent de manifester. Ceux qui parlent de faire tomber le pouvoir. Ceux qui critiquent les banques. Ceux qui critiquent les États. Il n’y aura plus aucune limite, car en fait on enfermera tous ceux qui envisagent de commettre un acte passible de prison, et qu’est-ce qui, dans l’état actuel de notre droit (et ce sera pire demain), n’est pas passible de prison ?

En 1975, Agatha Christie publia son dernier roman, écrit plus de trente ans plus tôt et conservé dans un coffre bancaire, Poirot quitte la scène. Elle y présente à la fois [attention, spoil] la fin de Poirot et le meurtrier parfait, un homme qui ne tue pas lui-même mais manipule les personnes de son entourage pour les pousser à commettre les meurtres à sa place ; l’idée sous-jacente étant que nous sommes tous des meurtriers en puissance, et que nous devenons des meurtriers en acte lorsqu’une pression, volontaire ou accidentelle, fait sauter les barrages sociaux, acquis, qui nous empêchaient de réaliser les pulsions meurtrières que nous connaissons tous.

J’ai toujours trouvé ce présupposé profondément vrai. Je crois qu’homo sapiens est effectivement une espèce agressive, et violente, très violente. Je crois que nous sommes tous, en effet, des meurtriers en puissance. C’est bien pour cela que nous ne pouvons pas condamner en justice un homme parce qu’il a des fantasmes ou des désirs de violence, ou parce qu’il en a parlé, ni même parce que ses fantasmes ou désirs sont plus forts que chez la moyenne des humains. La société peut chercher à se protéger, bien sûr ; mais pas n’importe comment, pas à n’importe quel prix. Que ces gens soient l’objet d’une surveillance accrue (quoique pas totale ni définitive, ce serait une autre dérive), qu’on tente de les prendre sur le fait ; qu’on essaye de les arrêter à un moment où on aura une preuve qu’ils allaient passer à l’acte, mais pas à un moment où, finalement, on ne le saura jamais. Je préfère cent coupables en puissance dans la rue à un seul innocent en acte derrière les barreaux.

1 commentaire:

  1. J'approuve. On rappellera tout de même que "The Minority Report" est avant tout une nouvelle de Philip K. Dick. Autre exemple science fictionel classique : voyager dans le passé pour tuer un futur tyran avant sa montée en puissance (cf "Looper"). Cet exemple de recontextualisation fantastique permet d'accentuer à la fois la présomption de culpabilité (dans le futur le crime a été commis, et il est souvent magnifié dans des propotions épiques) et la présomption d'innocence (qu'y a-t-il de plus innocent qu'un enfant ?). Tant que nos fantasmes et potentiels ne sont pas actualisés, ils ne nous définissent pas. Ou pour le dire autrement : le choixpeau ne nous définit pas.

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