dimanche 13 décembre 2015

France : bientôt la prison sans jugement

L’état d’urgence et, plus généralement, les suites des attentats de novembre, rendent de plus en plus manifeste que la démocratie non seulement peut, mais va nous conduire à la dictature – dans un premier temps, en attendant le totalitarisme.

Le premier signe en a été l’utilisation des mesures d’urgence pour des choses qui n’avaient rien à voir avec leur mise en place. Les interdictions de manifester n’ont pas été limitées à celles qui étaient en rapport avec le terrorisme ou même avec l’islam : immédiatement ont été interdites les manifestations écologistes en rapport avec la COP21. De la même manière, mais en plus inquiétant, les assignations à résidence, loin de ne toucher que des gens soupçonnés de radicalisation islamiste et violente, voire d’accointances avec le terrorisme, ont frappé de nombreux écologistes : au moins sept à ma connaissance.

Que le gouvernement, l’exécutif, l’administration, la police puissent, en cas d’urgence, être dotés de pouvoirs spéciaux, j’ai déjà dit que j’en tombais d’accord. Mais ces pouvoirs spéciaux ne devraient concerner que ce qui est en rapport avec ce qui a déclenché l’état d’urgence : on ne voit absolument pas ce qui, suite à une attaque terroriste menée par des fondamentalistes musulmans, justifie ou nécessite d’assigner des écologistes à résidence.

Plus inquiétant encore, la justice semble ici largement complice du gouvernement, ou au moins sous sa coupe idéologique. Les sept militants écologistes assignés à résidence ont en effet saisi les tribunaux administratifs, pour contester la privation de liberté dont ils étaient victimes. Mais ils se sont heurtés à un mur : dans six cas sur sept, les juridictions n’ont même pas examiné leur demande, prétextant qu’elle ne présentait pas de caractère d’urgence. Ce n’est donc qu’après coup, quand leur assignation à résidence sera terminée depuis longtemps, qu’ils pourront éventuellement faire reconnaître, a posteriori, qu’elle était infondée.

Encore leurs espoirs d’obtenir satisfaction, même après coup, sont-ils assez maigres : en effet, dans le dernier cas, la justice a accepté de trancher, mais elle a donné raison au gouvernement. Notre inquiétude est donc double : d’une part l’exécutif s’arroge de manière illégitime des pouvoirs évidemment dangereux, mais en plus le pouvoir judiciaire lui donne raison sur le fond.

Mais les raisons d’avoir peur ne s’arrêtent pas là. Lorsque l’état d’urgence a été défini, en 1955, la loi permettait d’assigner à résidence les personnes « dont l’activité s’avère dangereuse pour la sécurité et l’ordre public ». La nouvelle loi va beaucoup plus loin : est désormais menacée toute personne « à l’égard de laquelle il existe de sérieuses raisons de penser que son comportement constitue une menace pour l’ordre public et la sécurité ». L’évolution est colossale : on passe de la répression d’une activité à la répression d’un comportement. Or, rien de plus flou : le fait de tenir certains propos en public, ou même de ne pas en tenir d’autres, le fait de consulter certains sites Internet, etc., tout cela peut constituer un « comportement » jugé menaçant par les autorités. Comment espérer un contrôle judiciaire sérieux d’un texte aussi flou, aussi large d’interprétation ?

Est-ce tout ? Ce serait trop beau. Reprenant une proposition de certains ténors de l’opposition, le gouvernement a demandé, tout à fait sérieusement (quoique très discrètement) que soit étudiée une proposition tout bonnement hallucinante : la possibilité pour l’État d’enfermer sans jugement des gens qui n’ont encore rien fait, mais qui pourraient éventuellement présenter un risque dans l’avenir. Non, vous ne rêvez pas. Concrètement, le ministère de l’Intérieur a demandé que soit étudiée la possibilité d’interner sans jugement dans des centres spéciaux toute personne faisant l’objet d’une fiche S durant l’état d’urgence.

Il faut bien peser ce dont il s’agit. Les fiches S (pour « sûreté de l’État ») concernent les personnes dont on pense qu’ils pourraient éventuellement constituer une menace pour l’ordre public. Un peu plus de 20 000 personnes sont concernés en France, dont environ la moitié pour leurs liens avec l’islam radical. Autrement dit, il y a dans notre pays environ 10 000 personnes qui ont une fiche S pour un autre motif : pour la plupart des militants de la gauche radicale, de la droite radicale et de l’écologie radicale, ainsi que des supporters sportifs.

Il n’est donc plus improbable que la France se décide, dans les années à venir, à permettre la mise en prison, sans jugement, de citoyens français, simplement parce qu’ils auront été désignés par les services d’espionnage comme des dangers potentiels. Guantanamo, qui contrevenait aux droits les plus fondamentaux de la personne humaine, était déjà choquant ; à présent, c’est une nouvelle étape qui est franchie, car la France s’autoriserait alors à enfermer ses propres citoyens, ce que même les États-Unis ne font pas encore.

Et si la mesure ne passe pas ? Pas de problème, l’exécutif envisage d’autres possibilités. La rétention de sûreté existe déjà en droit français, et permet de maintenir en prison, en toute légalité, des gens qui ont fini de purger leur peine (eh oui). Elle pourrait être étendue. Le gouvernement pourrait aussi, à défaut d’enfermer les gens dans des prisons, les enfermer chez eux, en les assignant à résidence ou en leur imposant un bracelet électronique, y compris en-dehors de tout état d’urgence (re-eh oui).

Pendant ce temps, en Pologne, le gouvernement nouvellement élu s’affranchit tranquillement des décisions de la plus haute autorité judicaire du pays, afin d’avoir les mains libres pour imposer ce que bon lui semble, le tout sans que l’Union européenne s’en émeuve plus que cela.

Certains se demanderont de quoi je me plains : après tout, je n’hésite pas à dire que je ne suis pas démocrate et que je soutiens au contraire un régime autoritaire ; je devrais être content ! Oui ; sauf que je défends un pouvoir autoritaire pour certaines personnes désignées d’une manière bien précise, certainement pas pour des incompétents choisis démocratiquement par d’autres incompétents. Et surtout, si je défends un pouvoir autoritaire, c’est précisément au nom de la défense des libertés fondamentales.

L’Occident montre, un peu plus chaque année, que les libertés fondamentales ne sont pas essentiellement liées à la démocratie : bien au contraire, depuis quinze ans, ce sont des démocraties qui, avec l’accord de l’immense majorité de leurs citoyens – il est important de le rappeler à l’intention de ceux qui vont venir pleurnicher que « oui mais ce ne sont pas de vraies démocraties… » –, piétinent de plus en plus les droits fondamentaux.


Prions qu’un nombre suffisants d’esprits un peu éclairés s’aperçoivent de ce danger démocratique avant qu’il ne soit définitivement trop tard pour nos libertés.

2 commentaires:

  1. « Prions qu’un nombre suffisants d’esprits un peu éclairés s’aperçoivent de ce danger démocratique avant qu’il ne soit définitivement trop tard pour nos libertés. »
    Et ils font quoi, ces esprits éclairés ? Une révolution, comme en 1789 ? Le "nombre suffisant" serait colossal...

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