En complément de mon dernier billet, dans lequel j’exprimais mon désarroi face à l’hébétude béate qui frappe la planète devant les mesures liberticides des gouvernements du monde entier, je voudrais ajouter quelque chose dans l’ordre du rationnel, en contrant le principal argument, très bêta pourtant, du gouvernement et du vaste troupeau qui bêle son approbation.
Cet argument, Le Monde l’exprime benoîtement dans un éditorial révélateur intitulé « L’exaspération d’Emmanuel Macron face aux non-vaccinés, une arme à double tranchant ». Comme toute la littérature favorable au passe sanitaire, vaccinal, ou à toute autre joyeuseté gouvernementale, l’article est bardé de certitudes (tant il est vrai que la bêtise est toujours très sûre d’elle-même), parlant des non-vaccinés comme d’une « minorité qui pèse lourd dans l’exaspération grandissante du reste de la population », contre laquelle « la colère gronde », et affirmant sans se poser plus de questions que ça que « sur le fond, on ne peut que donner raison au président de la République de vouloir accentuer la pression sur les non-vaccinés ». Ah bon.
« L’argument » avancé contre ceux qui oseraient ne pas être d’accord, voire « crier à la dictature », et qui, rappelle le bon journal, « ont de coupables œillères », est tout simple : « la liberté individuelle s’arrête là où elle met en danger la vie d’autrui ».
Or, cette phrase, en apparence parfaitement acceptable, est l’exemple-type de l’idée toute faite, pas réfléchie, et, formulée telle quelle, parfaitement sotte. Car en réalité, on met en permanence en danger la vie d’autrui. Quiconque prend la voiture pour faire 5 kilomètres met en danger la vie d’autrui : il peut toujours avoir un assoupissement et écraser un passant. Celui qui pulvérise du roundup dans son jardin à chaque printemps met en danger la vie d’autrui : il peut être la cause du cancer de son voisin. Si je fais des crevettes flambées, est-ce que je ne risque pas de ne pas maîtriser mon cognac, de déclencher un incendie, et de mettre en danger la vie d’autrui ?
En réalité, nous mettons tous, toujours, en danger la vie des autres – c’est d’ailleurs pour ça qu’il y a tant d’accidents domestiques graves, une des premières causes de mortalité –, sans pourtant que ça ne gêne personne. C’est encore plus vrai à l’échelle politique et collective : un président de la République qui souhaite relancer le programme nucléaire et refuse de faire interdire les pesticides tueurs d’abeilles met en danger la vie de millions de personnes ; il est, je crois, bien plus « irresponsable », pour reprendre son propre terme, qu’un non-vacciné. Et là encore, ça ne pose problème à personne ; il ne viendrait pas à l’esprit des éditorialistes du Monde de vouloir limiter sa liberté d’agir, même quand elle met en danger la vie des autres.
Ce que cela révèle est assez simple, et même un partisan du passe sanitaire peut sans doute le comprendre : c’est que cette idée (« la liberté s’arrête là où elle menace celle des autres ») ne veut rien dire, qu’elle est vide, creuse. En réalité, à chaque fois qu’une action, qu’un comportement est risqué, on mesure le risque encouru, la liberté en cause, et on tranche en fonction des deux paramètres. Pour la voiture, typiquement, on estime qu’en roulant, on ne fait pas courir un énorme risque à son prochain, et qu’inversement interdire la voiture serait trop coûteux en termes de liberté de déplacement. On autorise donc la voiture, sans que les journaleux du Monde n’y voient aucune œillère, et ce même si on fait quand même, objectivement, courir un risque à son prochain quand on prend le volant. Pareil pour la chasse, par exemple : évidemment qu’en tirant le chevreuil en forêt, on « menace » la vie des autres : des promeneurs, des cueilleurs de champignons, de Victor l’enfant sauvage, et j’en passe. Mais on estime que le risque n’est pas assez important pour restreindre la liberté des chasseurs sachant chasser à le faire.
En revanche, on limite également la liberté dans ces domaines : on interdit de rouler à 190 Km/h dans un village, par exemple, ou de rouler ou de chasser en étant rond comme une boule. Pourquoi ? Parce que le chauffard ou le chasseur bourré font courir un risque nettement plus important au passant ou au promeneur, alors que les empêcher de se bourrer la gueule au volant ou en tenant un fusil n’est qu’une petite restriction de leur liberté (on ne leur interdit pas complètement les délices de l’ivresse, on leur demande seulement de ne pas mélanger les plaisirs).
Bref, à chaque fois, les sociétés ont fait preuve d’un certain bon sens. Elles ont pu se tromper ; ainsi, il apparaît aujourd’hui que l’usage de la voiture est nettement plus dangereux qu’on ne le pensait, mais pas à cause des piétons écrasés, plutôt à cause du climat qu’on détraque ; mais ça, ceux qui ont autorisé la voiture ne le savaient pas. On a donc su, avec le temps, mettre en place des équilibres entre sécurité et liberté – in medio stat virtus.
C’est ce simple bon sens – le bon sens qui, selon George Orwell, est le grand rempart contre les totalitarismes – qui est aujourd’hui perdu de vue par Le Monde, par le gouvernement, et par ceux qui les suivent : hier avec le terrorisme, aujourd’hui avec la covid, on ne veut plus que la sécurité, rien que la sécurité, et toute la sécurité. Bien sûr, nos amis les journalistes n’assumeraient jamais ça dit comme ça : et pourtant, c’est précisément l’aboutissement de leur petite phrase sur la liberté qui s’arrête quand elle menace la vie des autres.
Or, c’est une idée aussi idiote que dangereuse. Idiote, parce que c’est une illusion, un rêve de singes : le risque zéro n’existe pas, et la citation prêtée à Franklin est éminemment juste – un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l’une ni l’autre, et finira par perdre les deux. Dangereuse parce que, justement parce que le risque zéro n’existe pas, il n’y aura pas de fin à la course aux mesures liberticides ; que ce soit pour lutter contre le terrorisme ou contre la covid, les gouvernements pourront toujours nous dire : « vous voyez bien qu’il faut maintenir – et même accroître – les mesures liberticides, puisqu’il y a toujours des morts ».
Il faut donc freiner avant le précipice. Et comme l’autre argument des pro-passe, c’est toujours de dire « mais enfin, qu’est-ce que vous feriez à leur place ? », il faut arriver avec quelques propositions :
1. Il faut accepter l’idée que dans une épidémie, certains vont mourir. Nous avons la chance, dans notre malheur, d’être face à un virus qui fout à peu près la paix aux jeunes et aux enfants, exception faite des quelques-uns qui présentent des risques particuliers : je l’ai déjà dit dans le passé, on ne peut pas pourrir infiniment la vie de tous pour préserver la survie biologique des plus de 85 ans. Car ce ne sont pas seulement les non-vaccinés qu’on emmerde, ce sont les autres aussi ! Même si je suis vacciné, je n’ai pas envie de devoir en présenter la preuve quand je vais au cinéma, pas plus que je n’aurais envie de présenter mon vaccin antitétanique.
2. Inversement, il faut laisser se protéger ceux qui veulent l’être. Que les vieux, les obèses, les diabétiques, les asthmatiques qui s’estiment en danger se protègent, qu’on leur distribue des masques gratuits, qu’on les laisse télétravailler, voire rester chez eux sans travailler si le télétravail leur est impossible. Vous voyez, je suis libéral ! Contrairement à Macron, je voudrais emmerder le moins de personnes possible, ni ceux qui ont peur du vaccin, ni ceux qui ont peur du virus, ni ceux qui n’ont pas peur.
3. Il faut augmenter drastiquement nos capacités hospitalières. Faut-il rappeler que la crise actuelle est avant tout le fruit de 40 ans de politiques néolibérales ? On a diminué sans cesse les capacités d’accueil de notre système de santé, on a tout fait pour qu’il n’y ait plus aucun lit inoccupé, donc disponible, on a confié l’hôpital à des gens sans expérience des métiers de la santé qui l’ont géré comme des mandataires pour entreprises en redressement, et on s’étonne qu’on ne puisse pas faire face à une épidémie ! Le gouvernement actuel a continué les fermetures de lits, pendant la pandémie ! Pas étonnant qu’on ne la gère pas. Et qu’est-ce que ce serait si le virus était vraiment dangereux ? S’il touchait les jeunes adultes, comme le sida ou la grippe espagnole ? S’il avait un taux de mortalité de 5, 10, 30% ?
4. Il faut continuer à inciter les gens à se faire vacciner. Rappelons-le : je ne suis pas anti-vaccin, et encore moins anti-vaccins ! J’ai fait vacciner mes enfants avec les 11 vaccins aujourd’hui obligatoires avant même qu’ils ne le soient. Quand un vaccin a prouvé sur le long terme son innocuité et son efficacité, évidemment que j’y suis favorable.
Si, pour les vaccins contre la covid, je suis fermement opposé à une obligation vaccinale, c’est parce que, je le rappelle, nous n’avons pas le recul nécessaire à une juste évaluation des risques. En effet, il ne suffit pas d’avoir des millions de vaccinés pour une telle évaluation ; il faut aussi le recul temporel nécessaire à l’établissement des chiffres clefs. Est-il plus risqué pour un trentenaire en bonne santé et sans surpoids d’attraper la covid ou de se faire vacciner ? À l’heure actuelle, on n’en sait rien, et ceux qui prétendent le contraire sont des menteurs ou des gens qui n’ont rien compris. Sinon, qu’on me donne les chiffres ! Mais qu’on ne se contente pas des chiffres généraux et des moyennes : c’est par sexe, par tranche d’âge, par état de santé qu’il nous faut connaître le pourcentage des décès liés à la maladie, et de ceux liés aux vaccins, afin de pouvoir comparer les deux. Que ceux qui sont si sûrs d’eux nous les donnent, ces chiffres, s’ils les ont !
En revanche, cela n’enlève rien à la nécessité d’inciter les gens à se faire vacciner, sans les « emmerder » ni leur « pourrir la vie », sans instaurer d’obligation vaccinale déguisée. Si, à l’échelle individuelle, on ne sait pas ce qui est le plus risqué, il est clair que collectivement, le vaccin est bénéfique, et le serait encore même s’il était beaucoup plus dangereux. Se faire vacciner est donc, pour les jeunes en bonne santé, un comportement altruiste. Il faut naturellement inciter les gens à avoir des comportements altruistes ; mais on ne peut pas leur imposer de risquer leur vie pour le groupe pour une maladie qui tue objectivement si peu.
5. Ponctuellement, et en complément des mesures précédentes, en cas de crise momentanée et d’engorgement passager des services hospitaliers, il est envisageable de mettre en œuvre de nouveaux confinements courts pour toute la population. On me dira que c’est mauvais pour l’économie. Certes ! Mais les mesures discriminatoires étant mauvaises pour les libertés et pour les droits fondamentaux, le choix devrait être vite fait. Il faut vraiment que beaucoup aient perdu de vue l’essentiel pour que ce ne soit plus le cas.