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mardi 26 novembre 2019

La GPA : problème ou solution ?


Comme la PMA, la GPA est une pratique qui m’a longtemps posé question. En analysant les arguments des uns et des autres, je ne parvenais pas à savoir s’il s’agissait plutôt d’une pratique dangereuse, voire mauvaise et qu’il fallait donc bannir, ou bien si elle ne posait en réalité pas de problème moral ou politique sérieux. Mon intuition, mon instinct me portaient à m’y opposer ; mais en matière de morale sexuelle, familiale et procréative, j’ai appris à me méfier d’eux. Nous sommes pétris de tant d’a priori, de préjugés, de présupposés souvent peu fondés, qu’il faut essayer, plus encore que sur d’autres questions, de prendre du recul par rapport à ce que naturellement nous sommes portés à croire ou à juger.

Pour ce qui est de la PMA, ma réflexion m’a conduit à y être plutôt hostile, en tout cas à m’opposer à certaines pratiques de procréation médicalement assistée, comme je l’ai écrit dernièrement dans un autre billet. On aurait donc pu logiquement penser que j’allais aussi m’opposer à la GPA, qui est presque universellement considérée comme « pire », plus dangereuse, moralement moins défendable que la PMA.

Il est d’ailleurs intéressant de noter que cette hiérarchisation quasi universelle n’est remise en question par pratiquement personne, aussi bien parmi les adversaires que parmi les partisans de ces évolutions sociales. En 2012, ceux qui étaient partis en guerre contre la loi Taubira affirmaient qu’elle allait inéluctablement mener à la PMA, puis à la GPA, sous-entendant par là qu’il y aurait une gradation dans l’horreur : mariage des pédés puis PMA puis GPA (là, la fin de la civilisation serait atteinte). Symétriquement, les thuriféraires de ces bouleversements adoptent, avec un objectif inverse, une hiérarchisation identique : ils ont fait passer le mariage des couples homosexuels, puis ils ont fait adopter la PMA pour les couples de femmes et les femmes seules, puis on peut supposer qu’ils légaliseront la GPA (la dernière loi bioéthique a été l’occasion de l’évoquer, il y a des chances que ça ne tarde plus). Mais de la même manière que la question de la PMA n’a pas mis en jeu les véritables arguments qui auraient dû nous faire renoncer à cette mutation sociale (les adversaires de la loi déroulant de forts mauvais argumentaires, et contre-productifs), on ne nous explique jamais pourquoi la GPA serait forcément « encore pire » (ou « l’étape suivante »). Cette hiérarchisation, cet ordre des choses semblent aller d’eux-mêmes, s’imposer comme des évidences, qu’on soit pour ou qu’on soit contre.

Or, les choses ne me semblent pas, à moi, si simples. Je reconnais, commençons par là, que certains arguments en faveur de la GPA me semblent mauvais. On nous dit (pour s’opposer à la PMA pour toutes ou au contraire pour promouvoir la GPA – et encore une fois, la similitude des arguments des pros et des antis me frappe) qu’il n’est pas normal que deux hommes ne puissent pas avoir d’enfant si deux femmes peuvent en avoir, et qu’au nom de l’égalité, nous avons le devoir (ou nous sommes contraints, selon le point de vue) d’accepter la GPA maintenant que la PMA pour les couples de femmes est légale. L’argument ne tient pas une seule seconde au niveau juridique : la loi n’a jamais vu aucune objection à ce que des situations différentes soient traitées de manière différente.

Ainsi, le mariage pour les couples homosexuels était un choix politique ; un bon choix à mon avis, mais un choix : ce n’était pas une obligation qui aurait découlé nécessairement de la seule possibilité pour les couples hétérosexuels de se marier. De la même manière, un mineur de quinze ans ne peut ni se marier, ni voter, quand un adulte de vingt ans peut le faire : la loi traite différemment des situations différentes. Un couple d’hommes n’étant biologiquement pas la même chose qu’un couple de femmes, il n’y aurait pas de problème légal à ce que deux femmes aient accès à la PMA, mais pas deux hommes à la GPA.

Un autre argument fréquemment avancé pour défendre la GPA est qu’elle ne différerait pas fondamentalement des autres formes d’emploi : si on autorise le patron de Peugeot à louer la force du bras d’un homme pour produire des voitures, pourquoi n’autoriserait-on pas un homme à louer la fertilité de l’utérus d’une femme pour produire un bébé ? L’argument, choquant en apparence, pourrait avoir une pertinence ; fort heureusement, je suis, pour ma part, dispensé de l’examiner. En bon Ardorien, je suis en effet opposé au salariat de manière générale : pour moi, tout travailleur doit être propriétaire de son outil de travail, et ne pas pouvoir louer ou employer la force de travail d’un autre. En ce sens, de mon point de vue, la GPA serait condamnable au même titre que le reste du salariat ; même en admettant qu’on n’achète pas le bébé, mais la fertilité de la femme, cela reste, à mon sens, de l’exploitation, et donc inacceptable.

Mais il faut bien insister sur un point : ce qui rend le salariat inacceptable, pour moi (ou pour nous, Ardoriens), ce n’est pas l’usage du travail d’autrui, c’est sa marchandisation. Nous sommes radicalement opposés à ce qu’un patron possède des machines qu’il fasse travailler par ses ouvriers salariés ; en revanche, nous n’avons évidemment rien contre le fait de donner un coup de main à son voisin pour l’aider à repeindre sa façade, ou même de faire entièrement pour lui un travail qu’il ne peut pas faire (réparer un meuble, élaguer un arbre, etc.).

Appliquons cela à la GPA : je suis formellement opposé à la marchandisation de la procréation ; je trouve absolument inacceptable, moralement, de payer une femme pour qu’elle ait un enfant qu’elle puisse nous donner ensuite : l’être humain ne peut pas être une marchandise, c’est aussi abominable pour l’enfant qui est acheté que pour la mère, qui ne peut à peu près que se sentir coupable d’avoir vendu son enfant – sans compter que cela donnerait immédiatement naissance à de nouvelles formes d’exploitation et d’inégalités, qui viendraient frapper les femmes les plus pauvres, déjà doublement pénalisées par nos sociétés.

Mais s’il n’y a pas de paiement ? Alors, on voit mal comment on pourrait parler de marchandisation. Si une femme veut permettre, gratuitement, à un homme seul, à un couple d’hommes, ou tout simplement à un couple hétérosexuel infertile d’avoir un enfant, sur quelle base le leur refuser ?

Notre société considère comme une évidence qu’il est préférable que l’enfant soit élevé par sa mère – ou par ses parents – biologique(s). Et sans doute, il faut faire en sorte que ce soit le cas à chaque fois que c’est souhaité par la mère ou par les parents. Mais s’ils ne désirent pas l’enfant ? Nous avons été façonnés par 1500 ans au moins d’obnubilation sur la parentalité biologique ; mais est-elle vraiment systématiquement la panacée ? Outre ses conséquences sur notre rapport aux femmes (car si elles ont été cantonnées à l’espace domestique et privées d’une liberté sexuelle que, malgré la morale chrétienne officielle, les hommes ne manquaient pas de s’arroger, c’est bien parce qu’ils estimaient essentiel de savoir de qui, biologiquement, étaient les enfants), il est difficile de nier que de très nombreux enfants sont tout aussi heureux en étant élevés par des parents d’adoption (qu’il s’agisse d’autres membres de leur famille, comme leur grands-parents, ou de parfaits inconnus). Et encore, si nos sociétés ne mettaient pas à ce point l’accent sur la filiation biologique et valorisaient davantage la parentalité sociale, on peut logiquement penser que les enfants adoptés seraient moins complexés et donc plus heureux.

Allons plus loin. Tout le monde connaît ma position sur l’avortement : avant une douzaine de semaines de grossesse, je le considère comme parfaitement légitime ; après ce terme, je pense qu’il doit être réservé aux seuls cas où la grossesse ou l’accouchement mettent en danger la vie de la mère. Cela étant, qu’on soit d’accord avec moi ou qu’on adopte une position plus laxiste (et a fortiori si on refuse l’IVG plus radicalement que moi), je crois que nous pouvons tous nous mettre d’accord sur un point : il serait préférable que nous parvenions à réduire le nombre d’avortements. Même s’ils peuvent être une solution, légitime je le répète, à une situation de crise, beaucoup de femmes préféreraient ne pas avoir besoin d’y recourir. Au moins depuis que j’ai vu le film Juno, je suis convaincu qu’il nous faut, pour aller dans ce sens, grandement faciliter la procédure d’adoption à la naissance.

Et là, on est bien forcé de retrouver la GPA. Bien sûr, on me dira qu’il y a une grande différence : l’adoption à la naissance pour éviter un avortement découle a priori d’un accident, d’une grossesse non désirée qui rencontre un désir d’enfant non satisfait, alors que la GPA résulte d’un accord préalable entre la mère biologique et le (ou les) parent(s) qui adopte(nt). Mais si, comme je le souhaite, on facilite l’adoption à la naissance, il sera bien difficile, pour ne pas dire impossible, d’empêcher de tels accords, même si la mère porteuse prétend ensuite qu’il s’agit d’un accident. Sauf à lui interdire d’avoir voix au chapitre pour le choix des parents qui adopteront son enfant – ce qui semble difficilement défendable –, les GPA existeront donc de fait. Comme il ne faut pas interdire ce qu’il est impossible d’empêcher, il est sans doute préférable d’autoriser la GPA.

Insistons encore : la GPA non marchande. Si je suis, autant pour cette raison essentielle que parce que je ne vois pas réellement d’arguments contraires, favorable à la GPA, je suis en revanche absolument opposé à toute idée de rétribution ou même de compensation financière. Mais justement, il sera beaucoup plus facile de contrôler que l’échange n’est pas marchand s’il se fait en France ou en Union européenne que si des gens vont à Madagascar ou au Cambodge pour faire la même chose.

Finalement, si la fécondation in vitro me semble être la conquête par la Technique d’un territoire qui lui échappait jusqu’à présent, et donc devoir être combattue, la GPA non marchande me semble être un acte d’amour et, au sens le plus noble de ces termes, de charité, de pitié, de partage.

samedi 11 février 2017

Un bouclier contre l’épée de Damoclès démocratique

Une fois n’est pas coutume, on a une bonne nouvelle à annoncer : le Conseil constitutionnel vient de censurer le délit de consultation des sites terroristes. C’est une décision importante, même si elle est un peu passée inaperçue. Ce délit constituait une grave atteinte aux libertés fondamentales, puisqu’il prévoyait de condamner, et lourdement, les citoyens qui se contentaient de naviguer « de manière habituelle » sur les sites faisant l’apologie du terrorisme. Certes, des exceptions étaient prévues pour ceux qui pouvaient prouver qu’ils le faisaient « de bonne foi », par exemple pour des recherches universitaires ; mais la loi donnait vraiment le sentiment de renverser la charge de la preuve pour la faire reposer sur la défense.

Ce délit, initialement proposé par Nicolas Sarkozy, avait dans un premier temps été critiqué (mollement) par la gauche ; mais bien sûr, une fois au pouvoir, le PS s’était empressé de le faire voter.

Sur le fond, je ne peux que partager l’analyse du Conseil constitutionnel, qui affirme que la loi incriminée n’était nullement nécessaire, l’arsenal juridique visant à lutter contre l’apologie du terrorisme étant déjà largement suffisant, et que l’atteinte aux libertés fondamentales n’était ni adaptée, ni proportionnée. Le Conseil rappelle en particulier – il est fou que ce soit nécessaire, mais c’est nécessaire – que la libre communication des pensées et des opinions fait partie des droits de l’homme, et que les citoyens doivent pouvoir s’informer comme ils le souhaitent sur les menaces qui pèsent sur nos sociétés.

Sur la forme, il y a cependant quelque chose d’encore plus intéressant à remarquer. Une loi qui piétinait les droits fondamentaux de la personne humaine avait été votée par le Parlement, donc par une des instances les plus démocratiques de notre pays, élue au suffrage universel ; elle est à présent censurée par le Conseil constitutionnel, une de ses instances les moins démocratiques. Ses membres, nommés pour neuf ans, le sont par les Présidents de la République, du Sénat et de l’Assemblée nationale, de manière à peu près complètement discrétionnaire.

Cet épisode fait écho à une autre censure d’une loi à dérive totalitaire potentielle, toujours par le Conseil constitutionnel, le 21 octobre dernier : celle qui permettait aux services de renseignements français de surveiller sans aucun contrôle l’ensemble des communications par voie hertzienne.

Tout cela prouve une nouvelle fois, pour ceux qui auraient encore besoin de la démonstration, que la démocratie n’a décidément rien à voir avec la défense des droits fondamentaux de la personne humaine. Dans le temps présent, c’est même plutôt le contraire : c’est la démocratie qui représente une épée de Damoclès suspendue au-dessus de nos libertés. On l’a vu en France, mais aussi avec l’élection de Trump aux États-Unis et toutes ses conséquences, déjà. On l’a vu en Pologne, en Hongrie, à tant d’autres endroits. Et contre cette épée de Damoclès, ce sont des instances non démocratiques, ou moins, qui sont notre bouclier.

En France, Marine Le Pen, la candidate la plus dangereuse pour nos libertés, ne s’y est d’ailleurs pas trompée : elle a inscrit à son programme un véritable référendum d’initiative populaire, par lequel elle espère nous faire revenir à la peine de mort. Sa nièce Marion Maréchal-Le Pen, exactement selon la même stratégie, espère utiliser le même procédé pour restreindre, voire interdire, l’avortement.

La conclusion s’impose : pour défendre nos libertés fondamentales, nous n’avons pas besoin de davantage de démocratie ; nous avons besoin de moins de démocratie. Notre extrême-droite ne s’y trompe pas, ne nous y trompons pas non plus.



*** EDIT du 15/02/2017 ***

Lundi dernier, une commission mixte paritaire composée de sept députés et sept sénateurs a violé la décision du Conseil constitutionnel qui faisait l’objet de mon billet, en réintroduisant dans le Code pénal le dispositif censuré de « délit de consultation habituelle de sites djihadistes sur Internet. La version réintroduite est à peine différente de celle qui avait été censurée.

Quand j’ai publié ce billet, un ami très cher m’a dit que je « ne m’arrangeais pas ». Moi je veux bien ; mais où est-ce que la réalité contredit ce que je dis ? Le Parlement élu avait fait passer cette loi liberticide, le Conseil constitutionnel non élu nous en avait débarrassé, à présent le Parlement élu montre son peu de respect à la fois pour nos libertés fondamentales et pour la Constitution et les institutions françaises.

Alors oui, j’aimerais bien me tromper, mais je crains bien d’avoir raison.


*** EDIT du 07/04/2017 ***

Merci au Conseil constitutionnel qui vient, aujourd’hui même, de me donner une nouvelle fois raison, en censurant partiellement la loi du 13 novembre 2014 créant l’incrimination « d’entreprise individuelle de terrorisme ». Le Conseil rappelle que les actes préparatoires à un attentat terroriste ne sauraient suffire à établir la volonté de le commettre, et donc ne peuvent être la base d’une condamnation pénale. Il établit également que la seule recherche d’objets ou de substances de nature à créer un danger (des explosifs, par exemple) ne suffit pas à matérialiser la volonté de commettre l’infraction.


Je ne sais pas combien de temps tiendra cette décision, mais en attendant, les faits sont là : les députés élus piétinent un des principes les plus essentiels de notre droit, celui qui veut qu’on condamne des actes et non des intentions ; ce faisant, ils préparent une abominable société du soupçon où tout citoyen sera vu comme un coupable en puissance. Et c’est une de nos institutions les moins démocratiques qui sert de rempart à ces prémices de totalitarisme.

dimanche 4 décembre 2016

Le Ministère de la Vérité

Dans sa correspondance, Tolkien écrit : « J’ai parfois l’impression d’être enfermé dans un asile de fou. » Parfois ? Il avait de la chance. Moi, j’ai parfois l’impression de ne pas y être enfermé, dans l’asile de fous.

La crise, comme de plus en plus souvent – et rien que cette régularité devrait mettre certains en alerte –, vient de la liberté d’expression. Et la séquence actuelle illustre parfaitement le danger qui nous guette.

Il y a d’abord eu l’affaire des affiches du Ministère de la santé visant à inciter les hommes à se protéger quand ils ont des relations entre eux. Les restes de la Manif pour Tous, la droite versaillaise, les électeurs de Fillon, tous se sont levés comme un seul homme pour exiger que le gouvernement retire cette campagne « choquante », « provocante », « immorale », qui « faisait la promotion de l’adultère », j’en passe et des meilleures (il y a même des bouffons qui ont lancé le « homophobe » ! fallait oser).

À ce moment, je me suis dit qu’il faudrait quand même que je me fende d’un billet pour expliquer à ces braves gens qu’il n’y avait rien de choquant là-dedans, et encore moins de motif à retrait ou à interdiction ; qu’il n’y avait rien de choquant dans la sexualité et rien d’impudique dans ces affiches, et que les couples de même sexe n’étant pas plus choquants que les couples hétéros, on ne pouvait réclamer le retrait de ces affiches – sauf à réclamer aussi celui de toute image d’un couple enlacé ou de toute allusion à la sexualité, ce qui semble un peu radical. Mais ça ne me semblait pas urgent, plein de gens faisant le boulot aussi bien que j’aurais pu le faire.

Après, il y a eu l’affaire Sausage Party, pour laquelle on a eu droit à peu près au même topo. De mon côté, après avoir vu la bande annonce et quelques extraits, je me suis dit que ça avait l’air lourd et nul à chier, comme dessin animé, mais enfin, pas de quoi interdire quand même. Je trouvais que ça allait bien avec l’affaire des affiches de prévention des MST et que j’allais pouvoir faire un billet commun.

Et là-dessus, patatras, est arrivée l’affaire de la loi pénalisant les sites anti-IVG. Loi créant, je cite, un « délit d’entrave numérique à l’avortement ». Elle traînait dans les cartons depuis un bail, mais là, ce n’était pas la même chose : tout soudain, elle se trouvait validée par l’Assemblée nationale, autrement dit aux portes de la promulgation.

Examinons les choses sereinement. Ce n’est pas simple, parce que cette loi pue évidemment le piège et le calcul politique. Le gouvernement cherche à renouveler le coup de la loi Taubira – loi que, je le rappelle pour mes lecteurs occasionnels, j’ai approuvée sans la moindre réserve, et pour laquelle je me suis même longuement battu – : diviser la droite et faire apparaître ceux qui s’opposent à lui comme des réactionnaires antiféministes. Et ça marche ! Je l’ai bien vu dans les quelques débats que j’ai pu avoir là-dessus sur les réseaux sociaux : s’opposer à la loi vous catalogue immédiatement comme adversaire de l’avortement.

Or, là encore, j’ai exprimé sur ce blog, depuis cinq ans (et depuis bien plus longtemps ailleurs) une position constante en faveur de l’avortement. On ne peut donc pas honnêtement prétendre que mon opposition à cette loi relève de l’intégrisme catholique ou de la lutte contre cette pratique.

Seulement voilà : on peut être pour l’avortement et pour la liberté d’expression. Dans la version votée par l’Assemblée, la loi prévoit non seulement des amendes, mais encore de la prison, pour ceux qui se rendraient coupables de ce « délit d’entrave numérique à l’avortement ». Envoyer des gens en prison ? Pour avoir publié quelque chose sur Internet ?

On me dit que c’est déjà le cas, que la liberté d’expression n’est pas sans limites. Certains m’invitent même à aller vivre aux États-Unis si je ne suis pas content. Que la liberté d’expression doive être limitée, je n’en disconviens pas : encore une fois, je n’ai pas dit autre chose sur ce blog depuis cinq ans. Mais que ce droit fondamental puisse légitimement connaître certaines limites ne suffit clairement pas justifier n’importe quelle limite. On interdit l’appel à la haine ou à la violence parce qu’ils sont dangereux pour la sécurité physique des personnes ; on interdit la diffamation parce qu’elle nuit à l’intégrité ou à la réputation de quelqu’un. La question qu’il faut donc se poser est la suivante : l’existence de ces sites présente-t-elle un danger tel que leur interdiction y soit la meilleure réponse possible ?

Reprenons donc les arguments des défenseurs de la loi. « Les sites anti-IVG mentent et manipulent leurs lecteurs ! » Oui. Et alors ? Ni le mensonge, ni la manipulation ne sont interdits, que je sache. Et surtout, ils ne peuvent pas l’être : si la liberté d’expression consiste à ne pouvoir dire que la vérité, alors il n’y a plus de liberté d’expression. Quant à la manipulation, tout le monde en fait en permanence, de manière plus ou moins consciente, plus ou moins assumée. Dès lors qu’on discute avec l’autre pour essayer de le rallier à un point de vue, on le manipule, dans une certaine mesure. Souligner le danger présenté par Jean-Marie Le Pen pour inciter les gens à voter Chirac, n’était-ce pas de la manipulation ? Si nous devions mettre les manipulateurs derrière les barreaux, nous y serions tous.

« Mais dans certains cas, on interdit le mensonge et la manipulation : pour les publicités mensongères, les escroqueries, ou pour les fonctionnaires dans le cadre de leur métier. » En effet ; mais les sites anti-IVG entrent-ils dans ce cadre ? S’ils ne gagnent pas d’argent, il n’y a pas escroquerie. Ce ne sont pas des fonctionnaires. On ne peut pas soumettre au régime des fonctionnaires en service l’ensemble de la population : là encore, ce serait la mort pure et simple de toute liberté d’expression. De même, les comparaisons avec les interdictions de publier des sondages dans les jours qui précèdent une élection, ou de tracter devant un bureau de vote, ne tiennent pas la route : ces interdictions sont parfaitement délimitées dans l’espace et dans le temps ; elles sont donc proportionnées. Alors que là, on parle d’interdictions pures et simples, ad vitam aeternam. Ça n’a strictement rien à voir. Restreindre légitimement un droit fondamental de manière proportionnée est une chose ; le fouler aux pieds en est une autre.

« Mais ces sites sont dangereux ! On interdit bien les pitbulls et les armes à feu. » Euh… Non. Certains chiens et certaines armes sont soumis à un contrôle, c’est-à-dire que n’importe qui ne peut pas les posséder, et que leurs propriétaires sont soumis à certaines règles. Rien à voir, donc, avec une interdiction générale.

« Mais il y a ici un sujet de santé publique. » Certes. Et alors ? Est-ce qu’on va aussi, dans la foulée, interdire les sites qui entretiennent la méfiance face à la vaccination ? La pollution et le réchauffement climatique vont nous entraîner, à moyen terme, dans des problèmes de santé publique autrement plus importants que ceux que pose l’avortement ; va-t-on aussi interdire les sites climatosceptiques ? Combien de temps avant que les grands laboratoires ne fassent interdire les sites des lanceurs d’alerte sur les possibles effets néfastes de leurs médicaments, toujours au nom de la santé publique ?

 « Mais les sites anti-IVG se font passer pour des sites institutionnels ! C’est interdit ! » Ben oui, banane : c’est déjà interdit. Pourquoi rajouter une loi ? S’ils se font passer pour des sites de l’État, qu’on les punisse ! Les outils législatifs existent déjà ; pourquoi en faire d’autres ? Vous trouvez qu’en France on n’a pas assez de lois ?

« Ah ben oui mais il y a des failles. Il faut une nouvelle loi pour les boucher ! » D’accord. Mais pourquoi cette loi-là ? On peut très bien mieux définir le fait de se faire passer pour un site institutionnel ou gouvernemental sans pour autant créer de « délit d’entrave numérique à l’IVG » : c’est dangereux et complètement disproportionné. Bien sûr, si tu veux te débarrasser des termites dans ta maison, tu peux brûler ta maison. Ça va sûrement tuer les termites. Est-ce que ce sera la meilleure solution pour autant ?

« Mais ils empêchent les femmes d’exercer un de leurs droits ! » Ils empêchent ? Maintenant quand on parle, quand on discute, quand on incite, on empêche ? Mais enfin, les mots ont un sens ! On ne peut pas mettre sur le même plan les pressions réelles (« Fais ça sinon, au choix : je te vire, je te chasse de chez toi, je te frappe etc. ») et la simple incitation à faire ou ne pas faire quelque chose.

 « Ah mais non parce que là c’est pas pareil ! Ils abusent de la faiblesse des femmes ! Ça aussi, c’est interdit ! » Enfin. Ça, c’est le seul argument un tant soit peu pertinent des partisans de la loi. Mais on doit lui faire la même remarque que plus haut : si c’est déjà interdit, pas besoin de le ré-interdire.

À ce stade, certains vont fatalement me dire : mais s’il ne s’agit que de lutter contre l’inflation normative, est-ce vraiment si important ? Est-ce vraiment grave de rajouter une loi pour redire ce que d’autres lois disaient déjà ?

Oui, c’est grave ; c’est grave, parce que la nouvelle loi ne dit pas tout à fait la même chose que les anciennes. L’usurpation d’identité, le fait de se faire passer pour des sites institutionnels, l’abus de faiblesse, tout cela est déjà puni, ce qui rend la nouvelle loi inutile. Mais ce qui la rend dangereuse, et pas seulement inutile, c’est que sur le fond, il ne s’agit pas de ça : il s’agit d’interdire des publications parce qu’elles ne vont pas dans le sens de ce que pense le gouvernement.

Ça, c’est plus que dangereux, c’est dramatique. Nous ouvrons une porte (ou plutôt nous continuons à ouvrir, parce que ça fait longtemps qu’on l’a déverrouillée, celle-là) que nous ne pourrons plus refermer ensuite. Comment croire, après ça, qu’on ne verra pas fleurir des délits d’entrave à tout un tas d’autres choses ? La même logique est déjà à l’œuvre. C’est ainsi, par exemple, qu’on limite férocement l’activité des lanceurs d’alerte parce qu’ils entravent le bon fonctionnement des entreprises et de l’économie.

Comment les gens peuvent-ils être assez bêtes pour croire que les choses vont en rester là ? Comment ceux qui demandaient hier la liberté de montrer deux hommes s’embrasser peuvent-ils aujourd’hui prétendre interdire à d’autres de publier leur opposition à l’IVG ? Comment peuvent-ils être assez stupides pour s’imaginer que ça n’ira pas plus loin et qu’ils n’en seront pas victimes à leur tour demain ?

Les outils du totalitarisme sont déjà là, tous, et il ne se passe pas un mois sans que nous en rajoutions encore à la panoplie. Comment croyez-vous qu’ils seront utilisés demain ? Quand ce sera Valls qui sera président ? Et quand ce sera Fillon ? Et quand ce sera Marine Le Pen ? Et vous croyez peut-être que Marine Le Pen est le pire que l’avenir puisse nous réserver ? Mais vous n’avez été ni au collège, ni au lycée, ou quoi ? Ou alors vous avez séché l’histoire ? Le fait que des associations ou des groupes comme La quadrature du Net, Rue 89 ou Charlie Hebdo se soient opposés à cette loi, ça ne nous met pas la puce à l’oreille ?

L’apathie des gens sur ce sujet est plus que sidérante : elle fait froid dans le dos. On peut déjà parier que personne ne descendra dans la rue pour lutter contre cette loi, même ceux qui s’opposent à elle. Pour lutter contre (ou pour) le mariage pour tous, ou contre la loi travail, ça oui, on est bons. Mais pour la liberté d’expression, il n’y a plus personne. C’est logique, et tout colle ! Les gens, finalement, ne veulent pas la liberté d’expression en soi ; ils la veulent pour eux ; mais pour ceux qui ne sont pas d’accord avec eux, c’est immédiatement la demande d’interdiction qui ressort. Autant dire que l’attachement à la liberté d’expression, chez nous, est proche de zéro, et que la majorité des gens n’a finalement aucune idée de ce que signifie cette notion. Ils en ont une vision à la Saint-Just (« Pas de liberté pour les ennemis de la liberté ! »), qui en est la négation même, alors qu’il faudrait qu’ils en aient la vision de Voltaire (je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire[1]).

Encore une fois, lutter contre ces sites, souvent infects et dangereux, est évidemment une nécessité. Mais pas à n’importe quel prix. La loi nous offre déjà les moyens de les sanctionner quand ils abusent des droits fondamentaux : utilisons-la. Argumentons, discutons, expliquons, informons. Faisons comme Aurore Bergé : révélons grand jour le discours qu’ils tiennent aux femmes qui les appellent. Mais de grâce, n’enfonçons pas un nouveau coin dans une liberté parmi les plus précieuses, qui est déjà, et de plus en plus, attaquée de toutes parts.





[1] Je sais, je sais, la citation n’est pas authentique, c’est pour ça que je n’ai pas mis de guillemets. Mais elle exprime quand même bien la pensée de Voltaire.

samedi 1 octobre 2016

Avortement : la polémique de tous les dangers

Il est des polémiques qui témoignent de l’inefficacité complète du débat public et de l’absence totale d’élévation du niveau des idées : on cause, on cause, et rien n’avance ; chacun reste sur ses positions, souvent simplistes et réductrices, sans se demander aucunement quelle pourrait bien être la part de vérité dans ce que dit l’adversaire. La question de l’avortement en est l’archétype.

Elle refait en ce moment les choux gras des commentateurs, entre découverte de manuels chelous dans des lycées catholiques, proposition abolitionniste en Pologne et délires gouvernementaux français. Et, comme d’habitude, pas une position qui cherche un peu à s’étayer rationnellement.

Je l’ai dit, re-dit et re-re-dit, la position officielle de l’Église – je précise « position officielle » puisqu’elle n’est plus, et depuis longtemps, celle d’un grand nombre de fidèles – me semble bien difficile à tenir. En postulant qu’il y a un être humain dès lors qu’il y a fécondation, elle définit l’humanité, de fait, exclusivement par son génome. Or, considérer qu’il n’y a pas de différence de nature entre une cellule-œuf fraîchement fécondée, ou même un tas de cellules encore indifférenciées, et un être humain pleinement formé, heurte le sens commun. Bien sûr, on m’oppose généralement le fait que la cellule-œuf est un être humain en devenir ; mais justement, dire cela, c’est dire qu’elle n’est pas encore un être humain : on ne peut devenir que ce qu’on n’est pas encore.

Par conséquent, la proposition de loi polonaise, qui vise à interdire purement et simplement l’avortement, quels qu’en soient la date et le motif, me semble une aberration. Ce n’est pas tant qu’elle constitue un retour en arrière – même si, en effet, il serait inquiétant de constater qu’on peut si facilement revenir sur des avancées sociétales – ; c’est surtout qu’elle ne se justifie pas et va donc plonger de nombreux couples et de nombreuses femmes dans une galère noire pour rien du tout. Empêcher des gens de se débarrasser de ce qui n’est encore qu’un amas de cellules, et donc les forcer, quelques semaines plus tard, à accueillir un enfant qu’ils ne veulent ou ne peuvent pas accueillir, est foncièrement injuste – et probablement pas dans l’intérêt de l’enfant à naître.

Dans le même ordre d’idées, le manuel récemment pointé du doigt, édité par la fondation Jérôme Lejeune et distribué dans des lycées privés catholiques, accumule les simplismes et évite soigneusement toute réflexion sérieuse ou approfondie sur le sujet. Ainsi, quand Brunor, il est vrai peu connu pour son intelligence, représente un fœtus qui proteste de sa vie en rappelant qu’il entend tout ce qui se dit à l’extérieur du ventre de sa mère, il omet prudemment de rappeler que le petit amas de cellules qui se développe tranquillou-quillou dans l’utérus quelques heures après la fécondation n’entend, lui, pas le moindre son, et que cette différence objective entre les deux pourrait quand même mériter qu’on réfléchisse à une différence de traitement.

Mais à l’inverse, les pro-avortements font preuve de la même absence de pensée quand ils réduisent cette question au droit des femmes à disposer de leur corps. Comme le rappelaient récemment une série de caricatures espagnoles, le corps de la mère n’a pas deux têtes, quatre bras, quatre jambes et deux cœurs. C’est donc qu’à partir d’un certain stade, il n’y a pas seulement le corps de la mère, il y a deux corps, celui de la mère, et celui de l’enfant, que la mère abrite mais qui n’est pas le sien pour autant. Malgré sa dimension hautement symbolique, il est donc impossible en raison de tout réduire à la naissance ; un bébé quelques heures après sa naissance n’est que peu différent du fœtus quelques heures avant.

Il faut donc déterminer un stade à partir duquel on considère que l’amas de cellules devient un être humain. Je précise tout de suite que, même là-dessus, il faut de la nuance ; et je suis tout prêt à reconnaître – car c’est ce qu’indiquent toutes les données de la biologie – que l’embryon ne devient pas un humain tout soudain, pouf ! comme par un coup de baguette magique. Il s’agit très probablement d’un processus progressif, d’une transition entre ce qui n’encore qu’un amas de cellules et ce qui est un humain à part entière, quoi que pas encore né.

Seulement voilà, du point de vue de la loi, cette réalité biologique ne peut pas être prise en compte, puisqu’il faut bien fixer un seuil légal au-delà duquel l’avortement n’est plus possible, sauf risque pour la vie de la mère – puisque, rappelons-le, s’il est nécessaire de choisir entre la vie de la mère et celle de l’enfant, la première ne vaut pas moins que la seconde.

Pour ma part, il me semble que les avancées récentes de la neurobiologie indiquent que, s’il y a dans notre corps un organe qui peut être considéré comme le siège de notre âme, de notre humanité et de notre individualité, c’est le cerveau ; et donc je considère que l’embryon devient un être humain à mesure que son système nerveux central devient fonctionnel, c’est-à-dire à peu près autour de la douzième semaine de grossesse. Par conséquent, le seuil légal français (12 semaines de grossesse, soit 14 semaines d’aménorrhée) me semble raisonnable. Il présente un double avantage, théorique et pratique : théorique, parce qu’il est conforme à la position morale que j’essaye de défendre, et pratique, parce qu’il fait de l’IVG une possibilité réelle – la plupart des femmes étant au courant de leur grossesse bien avant sa douzième semaine.

Cette position semble prudente ; elle constitue cependant déjà une ligne de crête. Rien qu’en disant cela, je me fais taper dessus des deux côtés : les catholiques fidèles à la doctrine officielle de l’Église me traitent d’assassin et considèrent que j’appelle au meurtre des enfants, quand beaucoup de féministes ou de gauchistes me voient comme un affreux conservateur, pour ne pas dire un sale réac. Et pourtant, il faut aller plus loin encore dans la nuance et la précision.

Car si je considère qu’avant la douzième semaine de grossesse, l’utérus de la femme n’abrite pas un être humain, et qu’il n’est donc nullement immoral de pratiquer une IVG à ce stade, cela ne signifie pas pour autant qu’il s’agisse d’un acte anodin. Un acte peut être tout à fait moral, et représenter malgré tout un traumatisme pour ceux qui le pratiquent. Je ne crois pas qu’une femme qui avorte dans le délai légal tue son enfant ; mais on ne peut pas nier qu’elle l’empêche de naître et d’exister. À mon sens, pratiquer une IVG avant la douzième semaine de grossesse n’est pas plus immoral que de pratiquer la contraception ; mais cela ne signifie pas que ce soit la même chose pour autant. D’un point de vue éthique, je crois que les deux choses se valent ; mais d’un point de vue psychologique, il n’en va pas du tout de même.

C’est pourquoi il me semble que la loi ne devrait pas sortir des grands équilibres qui avaient été mis en place en 1975. Or, ce sont ces grands équilibres qui sont aujourd’hui menacés. La suppression, en 2015, du délai de réflexion d’une semaine était une mauvaise chose, et je crois qu’il devrait être rétabli – plus généralement, l’État doit tout mettre en œuvre pour que l’avortement ne devienne jamais, et pour personne, un moyen de contraception.

Et, plus près de nous dans l’actualité, la proposition gouvernementale d’élargir le délit d’entrave à l’avortement à l’Internet en créant un « délit d’entrave numérique à l’avortement » me semble extrêmement dangereuse. Faut-il le rappeler ? La liberté d’expression, ça ne couvre pas que la vérité, ni surtout que la vérité officielle. La liberté d’expression, ça veut dire aussi qu’on est libre de mentir, de dire des conneries, ou des choses avec lesquelles ces messieurs du gouvernement ne sont pas d’accord. Tant qu’on n’appelle pas à la haine ou à la violence, tant qu’on n’injurie ou ne diffame pas, tant qu’on ne harcèle ni ne dévoile la vie privée d’autrui, on dit ce qu’on veut. Quand Saint-Just disait « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté », la seule chose qu’il disait vraiment, c’était « Pas de liberté ».

Voilà pourquoi l’avortement est la polémique de tous les dangers : parce qu’elle est celle de tous les simplismes, de toutes les réductions, de tous les raccourcis ; parce qu’elle est celle du triomphe des idées toutes faites et des idéologies sur la pensée, et donc celle de l’absence de toute forme de pensée. La proposition de loi polonaise est une dangereuse aberration ; malheureusement, la proposition de loi française l’est tout autant.

jeudi 29 octobre 2015

Le grand perdant du Synode est-il l’Esprit Saint ?


Je n’ai pas encore lu la Relatio Synodi qui a été votée par les pères synodaux à l’issue de la grande sauterie catholique de l’année. À vrai dire, je ne l’ai même pas trouvée en intégralité, et je me demande comment tant de gens ont déjà tant de choses à en dire. Mais les extraits qui circulent, et qui sont probablement les plus intéressants, permettent déjà à chacun de se faire une idée.

Et du point de vue des réactions, il y a encore plus agaçant que le triomphalisme de certains conservateurs : ce sont ces hypocrites qui vous disent, l’air faussement étonnés : « Mais enfin, il n’y a ni gagnants ni perdants ; l’Église n’est pas un champ de bataille, ces catégories n’y sont pas pertinentes ; le seul gagnant, c’est l’Esprit Saint. » Les seuls qui peuvent légitimement dire cela, ce sont ceux qui auraient – sincèrement – approuvé tout ce que le Synode aurait dit ; ceux qui auraient applaudi à la fois une réaffirmation de l’exclusion des sacrements pour les divorcés-remariés et la bénédiction des couples homosexuels, ceux-là seuls peuvent croire ou faire semblant de croire qu’il n’y a pas de camp dans l’Église.

À l’évidence, il y a des camps dans l’Église : des conservateurs, des réformateurs et des traditionnalistes. Et il y avait des camps au Synode : les traditionnalistes n’étaient pas vraiment représentés – encore que quand on lit certains propos, on se demande s’ils ne relèvent pas davantage du traditionalisme que du conservatisme, suivez mon regard –, mais les conservateurs et les réformateurs étaient là, séparés – comme toujours – par un gros bloc d’attentistes. Ces camps s’affrontaient sur le terrain des idées, de la théologie, de la doctrine, des rites, de la morale ; ils y étaient d’ailleurs préparés en entrant au Synode. Et parce qu’il y avait des camps à l’entrée, il y a des gagnants et des perdants à la sortie. Toute la question est de savoir qui.

Le premier perdant, à l’évidence, est le pape. Il nous avait habitués à traiter durement les prélats de l’Église, mais lors de son discours final, il a battu son propre record. Les évêques et les cardinaux n’ont pas voté le texte qu’il aurait souhaité, il les a pour cela durement fustigés. Contre ceux qui ne voulaient pas entendre parler de changement, il a rappelé que « l’Évangile demeure pour l’Église la source vive d’éternelle nouveauté » et a critiqué ceux qui veulent « “l’endoctriner” en pierres mortes à lancer contre les autres. » Pan, dans les dents.

Plus loin, il reparle de la « Nouveauté chrétienne, quelquefois recouverte par la rouille d’un langage archaïque ou simplement incompréhensible ». Il affirme également que le Synode a « mis à nu les cœurs fermés qui souvent se cachent jusque derrière les enseignements de l’Église ou derrière les bonnes intentions pour s’asseoir sur la cathèdre de Moïse et juger, quelquefois avec supériorité et superficialité, les cas difficiles et les familles blessées. » On ne saurait imaginer des mots plus durs à l’encontre des conservateurs, dont il dénonce également les « méthodes pas du tout bienveillantes ».

On ne me fera pas croire que l’amertume et la colère qui transpirent dans ces propos témoignent d’un sentiment de victoire : bien au contraire, le pape a clairement le sentiment – justifié ou non, c’est une autre question – d’avoir été mis en échec. Comme la Relation Synodi est d’une extrême prudence, c’est donc qu’il souhaitait plus d’ouverture, plus d’audace réformatrice. François apparaît donc comme le principal perdant d’un Synode dont il sort très affaibli.

Qu’on ne se méprenne pas sur le sens de mes mots : le pape est loin d’être uniquement un réformateur. Sur certains points, il reste au contraire d’un conservatisme certain, en particulier sur l’homosexualité ou l’avortement ; d’autres passages de son discours en témoignent. Il est enfin des sujets – la contraception, la cohabitation avant le mariage – sur lesquels sa pensée et sa volonté sont difficiles à cerner. Cela étant, il reste nettement plus réformateur que la majorité des évêques présents au Synode, et à qui il n’a pas réussi, en fin de compte, à imposer sa volonté.

Je serais assez tenté de dire que l’autre grand perdant du Synode, c’est l’Esprit Saint, au sens où la vérité dont Il est porteur n’a pas été entendue. La Vérité de Dieu, la Vérité de l’Esprit, c’est celle de l’Amour, car Dieu est Amour – je dirais même qu’Il n’est qu’Amour, et que les termes « Dieu », « Amour » et « Bien » sont absolument synonymes. Les pères synodaux ont refusé de s’ouvrir à cet Amour, d’en voir les manifestations dans des réalités dont on leur a toujours appris qu’elles étaient choquantes : les couples homosexuels qui s’aiment, les couples qui s’aiment sans être mariés, les couples qui s’aiment après l’échec d’un premier mariage ; mais également, au sein des couples qu’ils considèrent comme « réguliers », les manifestations de l’amour qu’ils désapprouvent – ainsi d’une sexualité non ouverte sur la vie. Toutes ces situations n’ont rien de mauvais ou de « désordonné », elles ne témoignent que de l’Amour, mais les pères synodaux n’ont pas été capables d’abandonner leurs préjugés pour s’en rendre compte. C’est en ce sens que l’Esprit Saint est le perdant du Synode.

Mais si Dieu perd sans cesse des batailles, Il ne saurait perdre la guerre. Et l’Esprit Saint, les réformateurs et le pape ont tout de même obtenu une petite victoire : ils ont réussi à entrouvrir une porte qui était auparavant fermée. Plusieurs portes, en fait.

Il y a une ouverture, d’abord, sur les divorcés remariés. Le Synode ne prévoit pas explicitement leur participation aux sacrements, mais il ne l’exclut pas non plus. L’article qui les concerne, celui pour lequel le vote a été le plus serré, est particulièrement vague et ambigu, cherchant manifestement à plaire à tout le monde, ou plutôt à ne déplaire à personne. En confiant le « cheminement personnel » de chaque couple au « discernement » du prêtre et de l’évêque, il propose déjà la décentralisation que le pape a en tête.

Bien sûr, cela aboutira à des inégalités : ce qui sera ouvert aux uns sera fermé aux autres ; ce qu’un prêtre autorisera, un autre, ailleurs, l’interdira. On peut le déplorer, mais pour ma part, je m’en satisfais comme d’un moindre mal. Je préférerais que les sacrements fussent accessibles à tous les divorcés remariés ; mais si c’est impossible, je préfère qu’ils le soient à quelques-uns plutôt qu’à personne.

Si les choses se passent bien, on peut même s’attendre à ce que la pratique se généralise. Dans cinq ou dix ans, il est tout à fait possible qu’en se basant sur ce Synode – et sur la probable exhortation apostolique papale qui suivra –, une immense majorité de prêtres des pays occidentaux laissent très facilement accéder les divorcés remariés aux sacrements. L’histoire ecclésiastique offre des exemples comparables de pratiques prévues à l’origine comme des exceptions, et qui se sont très vite généralisées ; ainsi de la communion dans la main ou de la messe en langue vernaculaire.

C’est, après tout, un des modes d’évolution privilégié de l’Église : ne rien changer officiellement, mais créer un écart entre la pratique (la « pastorale ») et la théorie (la « doctrine ») qui vide cette dernière de toute application et de tout sens concrets. Ainsi, on maintient la fiction du développement continu et jamais contradictoire du Magistère, mais on évolue tout de même. C’est une forme d’inversion de la célèbre phrase du Guépard de Lampedusa : pour l’Église, si l’on veut que tout change, il faut que d’abord tout reste pareil. C’est loin d’être idéal, mais là encore, c’est un moindre mal par rapport à une Église qui serait complètement immobile.

La porte est entrouverte (et donc ouverte) pour les divorcés remariés ; elle l’est aussi, quoique de manière moins nette (mais aussi, c’est plus surprenant), sur les homosexuels. En effet, il semblerait que la Relatio Synodi se contente de parler des familles qui comptent un homosexuel parmi leurs membres ; rien sur les relations homosexuelles elles-mêmes. Évidemment, pour un réformateur, c’est très timide et même décevant ; mais aucune mention des actes homosexuels, cela signifie aucune condamnation explicite de ces actes. On reste dans l’ambiguïté : on n’autorise pas encore, mais on ne rappelle plus que c’est interdit. Or, là encore, c’est une des méthodes de changement de l’Église : cesser de rappeler un interdit, c’est déjà commencer à l’oublier.

Ces minces filets de lumière qu’on entrevoit derrière des portes auparavant closes et qui s’entrouvrent, peuvent-ils s’élargir ? Cela dépendra du pape. Il faut rappeler que le Synode n’a rien décidé, pour la simple et bonne raison qu’il n’a qu’un pouvoir consultatif et aucunement décisionnel. La Relatio Synodi s’achève d’ailleurs sur une demande adressée au pape d’un texte magistériel sur les questions débattues. C’est l’avantage d’un système monarchique comme l’est l’Église : un pape décidé et courageux peut suffire pour de grandes réformes. Comme à la suite de Vatican II, qui a imposé à l’Église un reniement de sa doctrine passée autrement plus profond que celui dont nous parlons actuellement, la majorité des clercs et des fidèles suivra le pape où qu’il aille ; les conservateurs prêts à quitter le navire, comme Mgr. Lefebvre dans les années 1970 et 1980, seront toujours extrêmement minoritaires. Par habitude ou par conviction, l’immense majorité suivra toujours la personne du pape avant de suivre une Tradition ou un corpus doctrinal.

Le pape François peut donc choisir de pousser la porte (ou les portes) laissée entrouverte par les pères synodaux. Il peut décider d’autoriser, à l’échelle de l’Église universelle, l’accès aux sacrements pour les divorcés remariés au terme d’un chemin pénitentiel. S’il ne veut pas aller jusque-là, il peut laisser les Églises libres de régler elles-mêmes ces questions doctrinales et pastorales, que ce soit à l’échelle locale, nationale ou continentale. Une telle décentralisation serait, sans aucun doute, une encore plus grande victoire, car elle permettrait d’avancer non seulement sur les divorcés remariés mais, potentiellement, par la suite, sur de très nombreux autres sujets.

Ce n’est donc pas, malgré les apparences, « un Synode pour rien ». Des questions ont été posées qui étaient auparavant taboues. Des portes se sont entrouvertes, tant sur les problèmes de morale sexuelle et familiale que sur le gouvernement de l’Église. À présent, toutes les conséquences concrètes de ces débats dépendent du bon vouloir du pape. Autrement dit, c’est maintenant qu’on va voir ce qu’il a vraiment dans le ventre.

jeudi 15 octobre 2015

La fracture dans l’Église catholique peut-elle encore être résorbée ?


Le début de la session ordinaire du Synode sur la famille fait décidément très peur aux conservateurs et aux traditionnalistes de l’Église catholique. Dans mon dernier billet, j’analysais certaines réactions au coming-out du père Charamsa. L’intervention du cardinal Sarah devant le Synode vient d’en apporter un nouvel exemple.

Présentons le personnage. Né en 1945 en Guinée, le père Robert Sarah est une huile de la Curie. Nommé évêque en 1979 par Jean-Paul II, il est élevé au cardinalat par Benoît XVI en 2010 – autant dire qu’il n’a pas fait carrière sur ses ambitions réformatrices. En 2014 enfin, il devient préfet de la Congrégation pour le culte divin et la discipline des sacrements. Depuis, il se dispute avec le cardinal Burke la place de grand-gardien-de-la-doctrine-de-toujours contre tous ceux qui proposent des évolutions doctrinales ou pastorales.

Or, il y a quelques jours, le père Sarah s’est exprimé devant le Synode ; son intervention ayant fuité dans la presse, certains de ses propos déclenchent ces jours-ci une petite polémique. C’est un peu long, mais je ne trouve pas inutile de le partager à peu près in extenso. Jugez plutôt :

« Il y a de nouveaux défis par rapport au synode de 1980. Un discernement théologique nous permet de voir à notre époque deux menaces inattendues […] situées sur des pôles opposés : d’une part, l’idolâtrie de la liberté occidentale ; de l’autre, le fondamentalisme islamique : laïcisme athée contre fanatisme religieux. Pour utiliser un slogan, nous nous trouvons entre “l’idéologie du genre et l’État islamique”. Les massacres islamiques et les exigences libertaires se disputent régulièrement la première page des journaux. […] De ces deux radicalisations se lèvent les deux grandes menaces contre la famille : sa désintégration subjectiviste dans l’Occident sécularisé, par le divorce rapide et facile, l’avortement, les unions homosexuelles, l’euthanasie, etc. (cf. la gender theory, les FEMEN, le lobby LGBT, le Planning familial…). D’autre part, la pseudo-famille de l’islam idéologisé qui légitime la polygamie, l’asservissement des femmes, l’esclavage sexuel, le mariage des enfants, etc. (cf. al-Qaida, État islamique, Boko Haram…). […]
Ces deux mouvements […] encouragent la confusion (homo-gamie) ou la subordination (poly-gamie). En outre, ils postulent une loi universelle et totalitaire, sont violemment intolérants, destructeurs des familles, de la société et de l’Église, et sont ouvertement christianophobes. […]
Nous devons être inclusifs et accueillants à tout ce qui est humain ; mais ce qui vient de l’Ennemi ne peut pas et ne doit pas être assimilé. […] Ce que le nazisme et le communisme étaient au XXe siècle, l’homosexualité occidentale et les idéologies abortives et le fanatisme islamique le sont aujourd’hui. »

Logiquement, toute personne saine d’esprit devrait rester muette de stupeur devant un tel étalage de bêtise. Je passe sur les amalgames habituels (les homos seraient tous forcément christianophobes, comme s’il n’y avait pas d’homos cathos…) pour en venir directement au cœur du sujet. Le père Sarah compare trois choses : d’une part les deux totalitarismes les plus aboutis du XXe siècle (le nazisme et le stalinisme), d’autre part le fanatisme violent de l’islam fondamentaliste, enfin le mouvement de libération sexuelle occidental, plus précisément l’homosexualité et la « théorie du genre ».

Est-il vraiment besoin de démontrer que cette comparaison est vide de toute espèce de crédibilité, de validité ou d’intelligence ? Ces trois choses n’ont rien de comparable. D’abord parce que pour les mettre en parallèle, il faut faire complètement l’impasse sur leurs conséquences concrètes, en premier lieu sur le nombre de morts : des dizaines de millions pour les totalitarismes ; quelques dizaines de milliers pour l’islam fondamentaliste ; aucun pour l’homosexualité. Rien que ça devrait suffire à invalider l’équivalence.

Ensuite parce qu’il faut n’avoir rien compris au concept de totalitarisme pour croire qu’il y ait quoi que ce soit de totalitaire dans la banalisation de l’homosexualité ou dans les études de genre. Le totalitarisme est un concept essentiel pour comprendre certaines réalités de notre histoire (et peut-être – Dieu nous en garde – de notre avenir) ; on ne gagne rien à le galvauder et à l’utiliser pour tout et n’importe quoi. Le totalitarisme est un régime politique (pas n’importe quelle idéologie, déjà…) qui vise à établir un contrôle total de l’État non seulement sur tous les aspects de la société (politique, économie, culture etc.), mais également sur tous les aspects de la vie des individus, ce qui implique la surveillance de masse de leur vie privée. Rien, absolument rien de tel dans les études de genre ou l’homosexualité.

À ce stade, quelques élèves du fond de la classe se dressent et me disent : « mais non, vous n’avez rien compris, le cardinal Sarah comparait seulement les deux parce que ce sont deux menaces ! ». Rasseyez-vous, jeune homme, on va s’occuper de vous. Quand bien même l’homosexualité serait une menace (ce que je réfute), la comparaison n’en serait pas plus valide pour autant. En effet, il ne suffit pas que deux choses puissent être qualifiées de la même manière pour pouvoir être comparées ; encore faut-il qu’elles soient de grandeur comparable. Ainsi, le père Sarah est clairement une menace pour nous, de même que Hitler était une menace en 1939 ; mais il ne me viendrait pas à l’esprit de les mettre en balance, parce que de toute évidence, même un crétin de son calibre n’est pas une menace équivalente à ce qu’était Adolf Hitler. Quand une différence de degré devient trop importante, elle induit une différence de nature : la mer, ce n’est pas une très-très-très grande bassine d’eau.

Mais tout ça, à la rigueur, ce n’est pas le plus intéressant. S’il ne s’était agi que de démontrer l’absurdité des propos de ce triste prélat, je n’aurais pas pris la peine d’écrire. Non, ce qui m’intéresse, moi, ce sont les réactions des gens, en particulier sur les réseaux sociaux.

Face à une connerie aussi manifeste, en effet, même le plus irréductible adversaire de l’homosexualité, de l’avortement ou des études de genre devrait avoir la sagesse de dire : « ok, d’habitude je suis d’accord avec le cardinal Sarah, et je suis d’accord avec lui pour dire que l’homosexualité est une menace, mais là, il a merdé, sa comparaison ne tient pas la route ». Moi, par exemple, je défends, dans certains cas de figure, la possibilité pour les femmes d’avorter ; mais quand quelqu’un défend la même chose que moi en disant « la femme c’est son corps elle en fait ce qu’elle veut d’abord ! », ça ne m’empêche pas de dire que c’est un argument débile et d’expliquer pourquoi.

Or, ici, c’est tout le contraire qui se passe : loin de renier ces propos, tous ceux qu’on entend généralement hurler à la mort de la civilisation pour cause de loi Taubira y vont de leur petite phrase – je n’ose écrire « de leur argument » – pour défendre la comparaison établie par le père Sarah. Et cette défense de ce qui est manifestement indéfendable n’est pas innocente ; au contraire, elle est très révélatrice d’une évolution de ces gens : ils ne sont plus dans une logique de débat d’idées, ni même dans une logique militante ; ils sont dans une logique de guerre.

Ces trois stades doivent être bien distingués. Dans un débat d’idées, on se contente de parler de théorie, sur le fond. Le militantisme s’appuie sur le débat d’idées, mais c’est dans une perspective d’action concrète, pour une transformation ou au contraire le maintien d’un état de choses. Dans l’un et dans l’autre, il peut se constituer des camps (on est d’accord ou pas avec une idée, on promeut une réforme ou on veut l’empêcher), mais ces camps sont toujours plus ou moins souples : ainsi, on peut défendre une certaine réforme, mais pas une autre, et donc passer d’un camp à l’autre selon les questions examinées.

Mais la logique de guerre est différente. Dans cette perspective, on cherche d’une part à polariser le conflit, et de préférence en le moins possible de pôles – l’idéal est qu’il n’y en ait plus que deux, « nous et eux », « nous et les autres », « les gentils et les méchants » –, et d’autre part à forcer les gens à choisir leurs camp : « if you’re not with me, then you’re my ennemy ». Et à partir du moment où les camps sont constitués, on tire à vue sur l’ennemi, et on protège le camarade de combat le plus possible.

C’est très exactement ce qu’on observe. Le cardinal Sarah peut proférer les plus énormes aberrations, il sera automatiquement défendu bec et ongles par un très grand nombre de personnes pour la seule raison que, comme elles, il s’oppose à toute évolution doctrinale ou même pastorale de l’Église sur les questions de morale sexuelle et familiale.

Qu’il y ait, au sein même de l’Église catholique, une fracture entre des camps – grosso modo trois camps : les réformateurs qui veulent des évolutions, les traditionnalistes qui veulent revenir à une situation antérieure, les conservateurs qui veulent préserver le statu quo –, il y a longtemps que nous le savons. Mais ce qui me semble nouveau, c’est que ces trois camps soient apparemment en train d’évoluer d’une logique militante vers une logique guerrière. Si cette évolution se confirme, les conséquences pour l’Église ne pourront être que catastrophiques, car il sera bien plus difficile pour les représentants de ces trois courants de continuer à se prétendre en communion, et donc de continuer, tout simplement, à faire partie de la même institution.

Il faut donc lutter contre cette tendance. Mais cela implique de renoncer aux attitudes guerrières, et donc à la solidarité inconditionnelle entre membres d’un même camp. On peut être de Robert Sarah ou de Hans Küng ; mais il faut savoir si l’on est d’abord de Robert Sarah ou de Hans Küng, ou d’abord du Christ.

dimanche 4 octobre 2015

L'objection de conscience ne saurait être un droit


Interrogé sur sa visite à une greffière américaine brièvement emprisonnée récemment pour avoir refusé d’enregistrer des mariages homosexuels, le pape François s’est défendu en affirmant que l’objection de conscience était un droit ; il a même été plus loin en affirmant qu’elle « entrait dans les droits de l’homme ». C’est factuellement faux : elle n’est pas mentionnée par les deux principales déclarations des droits de l’homme, celle de 1789 et celle de 1948. Mais après tout, on pourrait se poser la question : devrait-elle y faire son entrée ?

La réponse, cependant, s’impose : non. On le montre très facilement par un raisonnement par l’absurde. En effet, si vraiment l’objection de conscience était un droit qui devait être garanti, il devrait évidemment l’être à tous. Or, qui pourrait de bonne foi demander une société dans laquelle un raciste aurait le droit de se réfugier derrière l’objection de conscience pour refuser de marier un noir et une blanche ? Si un maire, athée convaincu, estime qu’une catholique représente un réel danger pour l’éducation des futurs enfants, peut-il refuser de la marier à un autre athée ? On ne peut même pas s’abriter, pour défendre une éventuelle spécificité de l’objection de conscience face aux couples homosexuels, derrière le fait que le racisme est un délit, puisque l’homophobie en est un autre.

On retrouve finalement ce que je disais sur l’avortement : à partir du moment où on estime que c’est légal, il faut en offrir la possibilité réelle, matérielle, concrète, aux citoyens, sans quoi il est hypocrite ou vide de sens de prétendre que c’est « légal ».

Non pas qu’il faille absolument contraindre des personnes bien précises à faire des choses qui vont à l’encontre de leur conscience ; après tout, un maire qui ne voudrait absolument pas marier un couple homosexuel ou interracial n’a pas à être contraint de le faire. Mais si « objection de conscience » il y a, elle n’est pas un dû à celui qui la pratique, et elle ne peut se faire qu’à condition de respecter certaines règles.

La première, c’est que personne ne doit en subir les conséquences. Si un médecin ne veut pas pratiquer un avortement, la femme qui désire avorter doit être immédiatement prise en charge par un autre médecin dans le même établissement ; de la même manière, si un maire ne veut pas célébrer lui-même le mariage de deux hommes, il faut que le mariage ait lieu au jour prévu et de manière conforme à la loi. Et en cas d’impossibilité de prise en charge par quelqu’un d’autre, il est fondamental de préciser que c’est le droit du demandeur qui prime, pas celui du médecin ou de l’officier d’état civil. Autrement dit, un médecin ne peut légitimement refuser de pratiquer un avortement que si la femme qui le demande a la possibilité matérielle d’être immédiatement prise en charge sur le même lieu par quelqu’un d’autre.

J’irai même plus loin : dans le cas d’un mariage, les mariés ne doivent pas pouvoir ressentir de discrimination, ce qui veut dire, concrètement, que le maire doit s’abstenir de célébrer d’autres mariages durant la demi-journée. Comment se sentiraient-ils s’ils s’apercevaient que le maire d’une grande ville célèbre, un samedi après-midi, tous les mariages, sauf le leur ? C’est évidemment inacceptable. De cela découle la seconde règle : le silence. Un maire qui ne veut pas marier deux hommes, ou un noir et une blanche, un médecin qui ne veut pas pratiquer un avortement peuvent s’abstenir de le faire, mais ils doivent également s’abstenir d’en faire étalage ; parce qu’en faire étalage, c’est déjà imposer l’objection de conscience à quelqu’un qui n’a fait que demander une chose conforme à la loi.

Tout cela, finalement, devrait être évident de par la nature même de l’objection de conscience. L’objection de conscience, c’est refuser de faire quelque chose que la loi impose, ou chercher à empêcher quelque chose que la loi permet. C’est donc, forcément, aller contre la loi ; comment pourrait-on demander à ce qu’elle soit reconnue par la loi ? Il n’y aurait aucun sens à faire des lois si c’était pour ajouter à la fin : « mais bon, si votre conscience vous dit autrement, vous avez le droit de ne pas respecter cette loi ».

L’objection de conscience est donc, par nature, illégale. Elle ne peut donc pas faire l’objet d’un droit ; elle est toujours de fait, parce que quelqu’un estime que la loi est sur un point contraire au Bien. Bien sûr, c’est toujours un risque, une possibilité : l’Histoire comme l’actualité nous offrent une multitude d’exemples de lois contraires au Bien. En pareil cas, bien sûr qu’il faut suivre sa conscience contre la loi ; mais il faut aussi en assumer le risque. Chacun doit suivre sa propre conscience, mais nul ne peut demander à l’État de se plier à la conscience de chacun.

samedi 29 août 2015

Commentaire de Tol Ardor sur l'Instrumentum laboris du Synode sur la famille de 2015


Confirmant les promesses de son élection, le pape François a posé un double geste visionnaire. D’une part, il a décidé de la tenue d’un Synode sur la famille, divisé en deux sessions, l’une qui a eu lieu en octobre 2014, l’autre qui se tiendra en octobre 2015. D’autre part, refusant de se cantonner aux seuls avis des autorités ecclésiastiques, il a, à deux reprises, demandé celui de l’ensemble des fidèles de l’Église.

Ces deux gestes étaient visionnaires en ce qu’ils répondaient à deux des grands défis de l’Église catholique aujourd’hui. D’une part, son traitement rigide des questions de morale sexuelle et familiale expliquent pour une part importante le divorce entre l’Église et le reste de la société, au moins en Occident, et le départ, bruyant ou silencieux, de très nombreux fidèles depuis 1968 et l’encyclique de Paul VI Humanæ vitæ ; tenir un Synode sur ce thème revenait donc à refuser de mettre la poussière sous le tapis et à affronter le problème à bras-le-corps. D’autre part, l’Église catholique concentre beaucoup trop le pouvoir décisionnel dans les mains des seuls évêques et, pour tout dire, de la seule Curie, et ne sait pas encore écouter suffisamment les laïcs et le sensus fidei ; demander l’avis des fidèles sur ces sujets représentait donc, là encore, un pas dans la bonne direction.

Malheureusement, ces gestes révolutionnaires du pape François n’ont pas trouvé l’écho mérité auprès de la majorité du reste des évêques. Les conférences épiscopales, à quelques exceptions près (notamment en Allemagne), ne se sont pas saisies des outils mis à leur disposition et ne les ont pas diffusés vers les fidèles, ce qui a fait que seuls les plus déterminés des individus ou des associations ont pu donner leur avis. Et surtout, ce qui est plus grave, quand il a été donné, cet avis semble n’avoir pas été écouté et pris en compte – on pourrait dire qu’il semble n’avoir même pas été entendu.

Le Synode extraordinaire de 2014 commençait pourtant bien : les débats y avaient été ouverts et francs ; les évêques participants n’étaient pas tous d’accord, loin de là, mais la nouveauté résidait justement dans ce que les désaccords pouvaient s’exprimer. Les évêques avaient pu, en toute conscience, défendre ouvertement et avec foi leurs convictions, que ce soit pour des réformes et des évolutions ou au contraire pour le maintien du statu quo. Le premier document issu du Synode, la Relatio post-disceptationem – document certes provisoire, mais néanmoins revêtu d’un caractère officiel –, avait fait état de ces débats et donné des signes encourageants d’ouverture.

La première déception était venue doucher l’espérance de nombreux fidèles avec la publication du compte-rendu définitif du Synode, la Relatio Synodi. Beaucoup moins ambitieux et courageux que le texte qui l’avait préparé, il se contentait, sur les questions les plus sensibles, de rappeler la doctrine actuelle de l’Église, sans plus faire état d’aucune possibilité de réelle évolution. Il nous restait cependant une lueur d’espoir, puisque, avant de servir de base de travail pour le Synode ordinaire de 2015, cette Relatio Synodi devait à nouveau être soumise aux fidèles, interrogés une fois de plus par la volonté du pape.

L’Instrumentum laboris, le texte définitif qui servira de fil directeur au Synode d’octobre prochain, est malheureusement venu tuer cette espérance. Basé sur la Relatio Synodi, il était pourtant censé avoir intégré les observations et contributions des fidèles et des différentes institutions et organisations catholiques ; mais il semble en fait n’avoir pris en compte que les contributions qui allaient dans le sens du Magistère et de la Relatio Synodi elle-même. Le texte définitif apparaît donc bien plus comme un simple développement de la Relatio Synodi que comme sa mise en dialogue, au risque de la contradiction, avec les fidèles.

Sur presque tous les sujets essentiels, les désaccords qui séparent les catholiques sont niés et passés sous silence. Sur la séparation entre sexualité et procréation, sur le contrôle des naissances, sur l’avortement, sur l’euthanasie, sur l’homosexualité, sur la place des femmes et des célibataires non consacrés dans l’Église, l’Instrumentum laboris se montre franchement insuffisant, naviguant entre idées simplistes et simple répétition de la doctrine actuelle de l’Église. Ce sont les sujets sur lesquels les voix divergentes des fidèles sont le plus étouffées, alors même que de nombreuses associations ont rendu publiques leurs contributions dans le sens d’une remise en question du Magistère. Les autorités ecclésiales, sur ces sujets, cherchent donc à nier l’évidence, et s’enferrent dans le déni.

D’autres thèmes, en particulier la communauté de vie avant le mariage, sont traités sans clarté, en termes flous et confus, et surtout sans aucune proposition concrète.

Le texte propose quelques ouvertures sur la question des divorcés remariés ; mais elles sont bien maigres et cèdent vite place aux vieilles lunes qui n’offriront pas à l’Église l’échappatoire qu’elle espère y trouver, en particulier la communion seulement spirituelle ou une facilitation des recours en nullité, qui ne sont pas ce qu’attend la majorité des fidèles concernés. Les propositions plus audacieuses sont conditionnées à des exigences parfaitement inacceptables, en particulier l’engagement à vivre dans la continence.

Comme d’habitude, l’Église reconnaît que la plupart des gens ne vivent pas selon ses préceptes, mais elle ferme complètement les yeux sur le fait que ces derniers sont également refusés, que ce soit seulement en acte ou également en paroles, de manière assumée, par une majorité (plus ou moins importante selon les sujets) de catholiques pratiquants. On avance encore et toujours l’idée que ce rejet des catholiques, même pratiquants, se résumerait à un simple problème de langage, qui ne serait plus compris et devrait être adapté. En mettant ainsi sur le compte de la forme un problème qui relève du fond, l’Église est dans le déni : on peut dire de n’importe quelle manière qu’il ne faut pas utiliser de moyens contraceptifs ou que l’homosexualité est objectivement un mal, une majorité des fidèles continuera à le refuser.

Le texte comprend pourtant des points très positifs, en particulier la reconnaissance des défauts intrinsèques du système capitaliste libéral actuel et des difficultés dans lesquelles il plonge de nombreuses familles (§14 et 15), la reconnaissance de la crise écologique (§16), l’insistance sur l’importance des personnes âgées (§17 et 18).

De même, l’Instrumentum laboris souligne avec raison l’importance de la famille comme Église domestique, premier lieu de vie et d’éducation, et la nécessité de la soutenir dans un monde souvent violent, surtout dans la sphère économique. Mais justement, cette insistance sur le rôle de la famille s’accorde mal avec le refus obstiné de reconnaître toutes les familles : ce rejet des familles homoparentales ou recomposées tend finalement à affaiblir la famille que l’Église prétend – et devrait – défendre de manière inconditionnelle.

Les quelques ouvertures et points positifs de ce texte ne suffisent donc pas à contrebalancer ses aspects inquiétants pour le déroulement du Synode d’octobre prochain. On a du mal à se départir de l’idée que les propositions d’ouverture et de réformes du pape François risquent fort d’être étouffées, tant par une Curie frileuse et conservatrice, assistée de la frange de l’épiscopat qui soutiendra un immobilisme pourtant mortifère, que par les initiatives de fidèles qu’on voit se multiplier pour réclamer ce même immobilisme.

Dans ce contexte, il nous semble urgent de demander une nouvelle fois à l’Église d’entendre les voix de tous ses enfants, et pas uniquement de ceux qui sont d’accord en tout avec ce qu’elle enseigne ; de demander, en d’autres termes, qu’elle se montre un peu plus Mater et un peu moins Magistra. Nous pensons, en pesant nos mots, que sa survie en dépend.

lundi 29 décembre 2014

Proposition de réponse de Tol Ardor au questionnaire préparatoire du Synode sur la famille de 2015

Avant la tenue du Synode d’octobre 2014 sur la famille, le pape François, dans un mouvement véritablement révolutionnaire, avait décidé d’interroger les catholiques du monde entier sur la doctrine officielle de l’Église quant aux questions de morale sexuelle et familiale et sur sa réception par les fidèles. Tol Ardor avait officiellement répondu à ce premier questionnaire.

Mais le Synode extraordinaire de 2014 n’était qu’une première étape, visant à préparer le Synode ordinaire de 2015, qui sera de loin le plus important puisque c’est là que seront prises les décisions qui devront in fine être approuvée – ou pas – par le pape. La Relatio synodi de 2014, c’est-à-dire le document final voté par les pères synodaux en octobre 2014, doit servir de document préparatoire (Lineamenta) au Synode ordinaire de 2015.

À cette occasion, le pape François a de nouveau décidé de consulter les laïcs catholiques : les Lineamenta sont soumis à leur examen et un nouveau questionnaire a été envoyé aux Conférences épiscopales. Le pape ne limite pas son appel aux seules institutions académiques mais à toutes les « organisations » et aux « associations de laïcs » (avant-propos des Lineamenta).

Nous exprimons tout d’abord notre déception devant le manque d’enthousiasme de la Conférence des évêques de France, qui ne manifeste pour l’instant aucun effort pour diffuser ce questionnaire auprès des fidèles catholiques français. Elle avait déjà fait preuve de la même frilosité l’année dernière, et il est extrêmement regrettable qu’elle semble faire aussi peu de cas de ce que les laïcs catholiques pensent mais également vivent. Cela nous semble aller à l’encontre de la claire volonté du pape, qui demande justement que les questions et perspectives posées par le Synode de 2014 puissent « mûrir et être précisées par la réflexion des Églises locales » (avant-propos).

Nous regrettons également que les réponses au premier questionnaire ne semblent pas avoir fait l’objet d’une étude un peu poussée de la part des pères synodaux. Nous attendions, sinon une réponse développée, au moins un commentaire, ou même ne serait-ce qu’un remerciement ; or, les Lineamenta ne les mentionnent même pas, ce qui donne un peu l’impression d’avoir été questionné, mais sans que la réponse à la question fasse réellement l’objet d’une attention approfondie.

Néanmoins, Tol Ardor se saisit une nouvelle fois de l’opportunité que lui offre le pape et propose ici sa réponse officielle au questionnaire préparatoire du Synode de 2015. Nous remarquons que le pape François nous invite à ne pas nous limiter aux « schémas et perspectives propres à une pastorale qui ne ferait qu’appliquer la doctrine » (avant-propos) et nous l’en remercions.

Question préalable se référant à toutes les sections de la Relatio Synodi

La Relatio Synodi présente une description assez juste et fidèle de la réalité de la famille dans l’Église et la société d’aujourd’hui. Comme d’habitude, le problème ne porte pas sur la description des faits mais sur leur interprétation et sur la conduite à tenir face à eux.

En revanche, le texte fait preuve d’un manque singulier de clairvoyance par son insistance totalement déplacée sur une prétendue « crise de la natalité », crise parfaitement fantaisiste au demeurant – nous y reviendrons.

Questions sur la Ie partie

Le contexte socio-culturel

Les Lineamenta soulignent le rejet, par une grande partie de nos sociétés – et nous pourrions ajouter par de très nombreux catholiques, même pratiquants – du modèle familial proposé par l’Église comme étant le seul valable, et accuse « l’expansion du relativisme culturel dans la société sécularisée » (question n°4).

Or, il nous semble important de noter que le relativisme est loin d’être seul en cause : on peut parfaitement rejeter ce modèle unique sans pour autant être relativiste. Toute tolérance n’est pas du relativisme : on peut croire que Dieu n’a pas souhaité un seul et unique modèle familial sans être relativiste pour autant.

Le défi pour la pastorale

En se demandant comment « susciter et mettre en valeur le “désir de famille” semé par le Créateur dans le cœur de toute personne », la question n°6 semble sous-entendre qu’on ne peut être appelé qu’à deux destins : la famille sur le modèle catholique ou le célibat consacré. Or, il nous semble important de rappeler qu’il y a d’autres voies possibles. De nombreux couples ne désirent pas d’enfants, de nombreuses personnes, sans s’engager dans la vie religieuse, ne fondent jamais de famille, et ne le vivent pas forcément comme un échec.

Il nous semble donc souhaitable que l’Église mette davantage en valeur les couples sans enfants et les célibataires : là encore, loin de se réduire à des accidents de parcours, ces situations sont une preuve de la diversité et de la variété de la vie et des expériences humaines voulues par Dieu.

Questions sur la IIe partie

La famille dans le dessein salvifique de Dieu

Le paragraphe 15 des Lineamenta ainsi que la question n°12 peuvent faire croire à une confusion entre mythe et histoire. À ce titre, il convient de rappeler qu’Adam et Ève sont des personnages mythologiques, qui n’ont pas historiquement existé, et que l’humanité n’avait donc, jusqu’à l’avènement du Christ, connu qu’une seule forme de mariage, celle qui est désignée comme « forme historique ».

Plus généralement, il nous semble souhaitable de considérer que Dieu n’a pas voulu que tous les hommes suivissent exactement le même chemin, et que par conséquent il est non seulement vain mais également mauvais de chercher à imposer un seul modèle familial comme norme unique. De ce point de vue, nous rappelons que la Sainte Famille, posée par les Lineamenta comme un « admirable modèle » (§23), n’a rien d’une famille traditionnelle : une fille-mère enceinte avant son mariage d’un père qui n’est pas son mari, mais qui pourtant adoptera cet enfant qui n’était pas le sien et l’élèvera comme son fils ; cela seul devrait faire réfléchir ceux qui pensent que l’amour humain ne peut suivre qu’une seule route.

La famille dans les documents de l’Église

Le questionnaire a bien entendu raison d’affirmer que « le magistère ecclésial […] doit être mieux connu du peuple du Dieu ». Néanmoins, il faut se méfier de la pente facile qui consiste à croire que le magistère est simplement mal connu ou mal compris : il faut ouvrir les yeux et reconnaître qu’il est parfois tout simplement rejeté, même par les catholiques, même pratiquants, qui le lisent et qui le comprennent. Bien des catholiques connaissent et comprennent le magistère ecclésial sur les questions de morale sexuelle et familiale, mais le refusent, que ce soit dans leurs discours ou, au quotidien, dans leurs actes.

De la même manière, il est urgent de comprendre qu’il est parfaitement vain de chercher à « développer et promouvoir des initiatives de catéchèse qui fassent connaître et qui aident à vivre l’enseignement de l’Église sur la famille » : rien ne parviendra à faire admettre à la majorité des couples chrétiens qu’ils ne peuvent pas utiliser les méthodes de contraception que l’Église considère comme contre-nature. C’est l’enseignement lui-même qui doit parfois être revu, pas la pédagogie avec laquelle on le délivre, car l’Église en tant qu’institution humaine peut errer.

Il est également nécessaire de comprendre que ces erreurs de l’Église sont doublement graves : d’une part parce qu’elles condamnent des comportements qui n’ont, en soi, rien de condamnable ; mais aussi, d’autre part, parce qu’elles rendent l’ensemble du message inaudible par la société d’aujourd’hui. Ce que l’Église dit de la contraception, de l’homosexualité, de la sexualité hors-mariage semble si improbable, si fantasque aux hommes de notre temps, que cela les empêche, littéralement, de lui accorder le moindre crédit, et donc d’entendre ce qu’elle a à dire sur d’autres sujets et, plus profondément, de recevoir la Bonne Nouvelle.

L’indissolubilité du mariage et la joie de vivre ensemble

Nous remercions le Synode d’avoir rappelé que « le Concile Vatican II a voulu exprimer son appréciation du mariage naturel et des éléments valables présents dans les autres religions et dans les cultures » (§22), ainsi que d’avoir proposé d’appliquer la même méthode « à la réalité du mariage et de la famille de nombreuses cultures et personnes non chrétiennes ».

Il nous semble néanmoins nécessaire d’aller plus loin : viser un idéal est une bonne chose, oublier la réalité en est une autre. Ainsi, les Lineamenta ont beau affirmer que « l’indissolubilité du mariage […] ne doit pas avant tout être comprise comme un “joug” imposé aux hommes, mais bien plutôt comme un “don” fait aux personnes unies par le mariage », cela n’empêche pas que parfois, elle devient, de fait, un joug.

Les Lineamenta et le questionnaire se demandent à de nombreuses reprises quelles solutions mettre en place pour restaurer le lien d’amour brisé entre les époux afin d’éviter un divorce. Ils insistent sur le dialogue et le pardon. Naturellement, c’est de bon sens, et bien entendu, il faut tout faire pour éviter un divorce, à la fois pour les époux eux-mêmes et pour leurs enfants.

Mais parfois, il faut également reconnaître que la grâce divine elle-même ne suffit plus à faire tenir un couple, et que le divorce peut alors apparaître comme la meilleure ou la moins mauvaise des solutions, sans que cela doive interdire une autre chance dans un autre amour ; nous ne voyons pas pourquoi Dieu refuserait Sa bénédiction à une seconde union d’amour, Lui qui n’est qu’Amour.

Vérité et beauté de la famille et miséricorde envers les familles blessées et fragiles

Pour « aider à comprendre que personne n’est exclu de la miséricorde de Dieu » (question n°20), il nous semble clair que la meilleure solution possible est de laisser les personnes divorcées et remariées accéder aux sacrements, en particulier à l’eucharistie et à la réconciliation.

Nous regrettons que les Lineamenta n’accordent pas plus de confiance aux fidèles. Ainsi, le paragraphe 26 condamne « la précipitation avec laquelle beaucoup de fidèles décident de mettre fin au lien assumé ». Il y a là quelque chose de presque insultant : bien au contraire, nous savons qu’un divorce est presque toujours un drame qui n’a lieu que parce que les concernés y ont, la plupart du temps, beaucoup réfléchi, et qu’il leur semble inéluctable. C’est d’autant plus grave qu’à l’inverse, les baptisés sont invités, dans le même paragraphe, à « ne pas hésiter devant la richesse que le sacrement du mariage procure à leurs projets d’amour » : comment prêcher la précipitation pour se marier, d’ailleurs contredite ensuite par l’insistance sur la préparation au mariage, alors qu’on condamne la supposée précipitation avec laquelle un couple divorce ?

La question n°21 demande « comment les fidèles peuvent […] montrer […] une attitude d’accueil et d’accompagnement », mais il est clair qu’ils ne le feront que si l’institution ecclésiale leur en donne l’exemple, ce qui ne peut se faire réellement qu’en laissant communier les divorcés remariés.

La question n°22 enfin se demande ce qu’il est possible de faire « pour que dans les diverses formes d’union […] l’homme et la femme ressentent le respect, la confiance et l’encouragement à grandir dans le bien de la part de l’Église ». Encore une fois, la seule réelle solution est d’admettre enfin que ces couples ne vivent pas de manière « désordonnée » mais suivent un chemin qui est probablement le meilleur pour eux. L’Église aidera mieux ces couples en ne les jugeant pas, mais en les laissant libres de choisir au mieux leur voie dans ce domaine qui est celui de la plus extrême intimité.

Questions sur la IIIe partie

La discussion : perspectives pastorales

Nous remarquons que le questionnaire inviter à « se laisser guider par le virage pastoral que le Synode extraordinaire a entrepris, en s’enracinant dans le concile Vatican II et dans le magistère du pape François », et nous remercions les auteurs de cette formulation. Nous insistons sur l’idée que c’est en effet d’un véritable « virage » que l’Église a besoin aujourd’hui, et nous demandons aux pères du Synode de 2015 de ne rien faire qui puisse freiner l’Église dans ce virage si nécessaire et si attendu par tant de fidèles.

Annoncer l’Évangile de la famille aujourd’hui, dans les différents contextes

Nous remercions les pères synodaux d’avoir « insisté sur une approche plus positive des richesses des diverses expériences religieuses » (§35) comme sur les « éléments positifs » présents dans les couples que l’Église ne reconnaît pas ou pas encore.

Nous les remercions également d’avoir dénoncé « avec franchise les conditionnements culturels, sociaux et économiques » et tout particulièrement « la place excessive donnée à la logique du marché, qui empêchent une vie familiale authentique, entrainant des discriminations, la pauvreté, des exclusions et la violence ». Dans un monde détruit progressivement par un capitalisme libéral de plus en plus agressif, arrogant et sûr de sa force, ce dont la politique française donne en ce moment un bon exemple (travail du dimanche etc.), l’Église doit porter le message que l’humain vient d’abord.

Guider les futurs époux sur le chemin de la préparation au mariage – Accompagner les premières années de vie conjugale

Nous approuvons la proposition des pères synodaux d’aider les couples qui se préparent au mariage en les faisant échanger avec des familles et des couples déjà mariés ; mais nous insistons sur la nécessité d’écouter toutes les familles, et pas uniquement celles qui correspondent au modèle actuellement promu par les autorités de l’Église.

Cela est également vrai pour l’accompagnement, en effet souhaitable, dans les premières années de vie conjugale.

La pastorale des personnes qui vivent en union civile ou en concubinage

Le questionnaire réaffirme, sans surprise, les « éléments constitutifs du mariage » que seraient « l’unité, l’indissolubilité et l’ouverture à la procréation ». À cet égard, il convient de rappeler que ces « éléments constitutifs » ne le sont, pour l’Église, que depuis un millier d’années. Cela peut paraître long, mais cela signifie surtout que, pendant la moitié de son histoire, le catholicisme n’a pas vu les choses de manière aussi stricte.

Cette mise en perspective devrait conduire l’Église à se remettre davantage en question et à considérer les arguments des couples qui souhaitent s’essayer à la vie à deux avant de s’engager dans le mariage. Là encore, comment peut-on d’une main dénoncer la précipitation supposée des couples à divorcer, tout en prétendant interdire de l’autre cette mesure de prudence et de précaution évidente que constitue la vie à deux avant le mariage ?

En revanche, il nous semble nécessaire de condamner vigoureusement les « formes traditionnelles de mariage […] arrangé par les familles » (question n°34) : comme l’affirment les Lineamenta, il faut toujours placer « l’amour au centre de la famille » (§17). Il convient donc de rappeler aux parents et aux familles qu’ils n’ont aucun pouvoir de contrainte sur un couple, que ce soit pour le faire ou pour le défaire.

Prendre soin des familles blessées (séparés, divorcés non remariés, divorcés remariés, familles monoparentales)

Il nous semble essentiel de rappeler que l’Église ne peut demander à ses fidèles de bien accueillir ces familles et ces personnes blessées que dans la mesure où elle le fait elle-même. À ce titre, le libre accès de tous les baptisés à la communion et plus généralement à tous les sacrements devrait devenir la règle de l’Église et sa nouvelle pastorale, et ce d’autant plus que, par ce biais, ils recevraient une grâce qui les aiderait à avancer. En tout état de cause, l’accès des baptisés aux sacrements devrait être laissé à leur appréciation : il s’agit, là encore, d’un point d’une extrême intimité, qui doit se régler d’abord entre Dieu et Ses enfants, de manière personnelle et individuelle.

Nous estimons également que les moyens envisagés par les pères synodaux pour faciliter et raccourcir les procédures d’annulation des mariages, s’ils sont probablement souhaitables et vont dans la bonne direction, ne sauraient être une réponse suffisante au problème des divorcés remariés : ils n’attendent pas qu’on leur dise que leur première union était nulle et non avenue, car elle ne l’était pas et cela reviendrait à nier leur histoire personnelle ; ils attendent qu’on leur dise ce qu’ils savent déjà au fond d’eux, à savoir que Dieu laisse toujours une deuxième chance, et qu’Il laisse toujours sa chance à l’amour.

Enfin, nous ajoutons que les divorcés remariés ne forment que la partie émergée de l’iceberg : si on leur interdit l’accès aux sacrements, pourquoi ne le fait-on pas également, par exemple, aux couples qui ont recours à des méthodes de contraception dites « non naturelles » ? Au regard de l’Église, ils sont, tout autant que les premiers, en état de « péché obstiné ».

L’attention pastorale envers les personnes ayant une tendance homosexuelle

Les paragraphes 55 et 56 des Lineamenta, qui traitent la question de l’homosexualité, sont parmi les plus décevants de l’ensemble. Alors que la Relatio post disceptationem était beaucoup plus audacieuse, la Relatio synodi se contente de répéter le Catéchisme de l’Église catholique. C’est très insuffisant et nous espérons que les pères du Synode ordinaire de 2015 sauront aller beaucoup plus loin. L’Église doit reconnaître enfin qu’il n’y a rien de désordonné dans le désir ou dans les relations homosexuelles, et accepter de bénir les unions de personnes du même sexe.

Le document estime « totalement inacceptable que les Pasteurs de l’Église subissent des pressions en ce domaine ». Ce rejet apparaît bien infondé : les autorités ecclésiastiques n’hésitent pas à faire entendre leur voix dans le débat public et à exercer des pressions pour influencer la politique des pays auxquels elles appartiennent. Ainsi, de très nombreux évêques français se sont mobilisés contre la loi Taubira. C’est leur droit le plus absolu, même si nous regrettons qu’ils se soient engagés dans ce sens ; mais en retour, ils doivent accepter que d’autres, qui ne partagent pas leur opinion, exercent également sur eux quelques pressions. On ne peut pas à la fois vouloir participer au débat public et en refuser les règles et la réciprocité.

La transmission de la vie et le défi de la dénatalité

Parler, comme le font les Lineamenta, d’une crise démographique ou d’une « forte baisse de la natalité » (§57) est une véritable stupidité et un déni de la réalité. S’il est vrai que, dans les pays les plus développés, la natalité a tendance à baisser, à l’échelle du monde – la seule qui importe – l’humanité continue au contraire à croître à un rythme inquiétant. La vérité est que, alors que l’humanité avait péniblement atteint 1 milliard d’individus en 200 000 ans d’existence, elle a brutalement gagné plus de 6 milliards d’individus en moins d’un siècle. Déjà, cela pose de nombreux problèmes, en particulier liés à la pression que, par nos besoins, les ressources que nous prélevons, les déchets que nous rejetons, nous exerçons sur la nature. Au rythme où vont les choses, ces problèmes ne pourront que s’amplifier dans l’avenir. Il y a quelque chose de criminel, dans ce contexte, à inciter les gens à faire toujours plus d’enfants.

Il est en revanche évidemment souhaitable de faciliter la vie des parents et de permettre à ceux qui veulent des enfants d’y parvenir. Pour cela, il convient, là encore, de lutter contre les forces aveugles du marché, exclusivement consacrés à la maximisation des profits et à l’accumulation des biens matériels, et de favoriser un meilleur partage des richesses.

Pour ce qui concerne l’encyclique de Paul VI Humanæ vitæ, il ne s’agit plus de chercher les moyens de la promouvoir mais bien de l’abolir. Elle a en effet été clairement rejetée par le sensus fidelium : une immense majorité de catholiques, même pratiquants, la refusent. Beaucoup l’affirment et n’hésitent pas à en démonter les argumentations fallacieuses ; mais même parmi ceux qui n’en parlent pas, nombreux sont ceux qui l’ont rejetée tout simplement dans leurs actes, au quotidien, en n’appliquant aucunement les obligations qu’elle porte et en se moquant bien de ses interdits.

En ce qui concerne l’avortement, il nous semble nécessaire de lancer un débat et une réflexion sur les commencements de la vie humaine : le dogme catholique qui affirme que la vie humaine commence dès la fécondation de l’ovule semble à tout le moins critiquable au regard des connaissances biologiques. Or, si la vie humaine commence, par exemple, avec le fonctionnement du système nerveux central, alors un avortement pratiqué à moins de dix semaines d’aménorrhées n’est pas un meurtre.

Les défis de l’éducation et le rôle de la famille dans l’évangélisation

Les pères synodaux ont raison de redouter « la grande influence des médias » : celle-ci, en effet, s’exerce souvent sur les enfants et les jeunes afin de mieux les insérer dans la société techno-industrielle, capitaliste et libérale, en faisant d’eux avant tout des consommateurs, non des citoyens, des croyants, des humains. Mais répondre à ce défi nécessiterait une réflexion bien plus poussée sur l’ensemble du Système qui gouverne l’humanité aujourd’hui. Tol Ardor propose une telle réflexion à ceux que la question intéresse.

Conclusion

Nous remercions les pères synodaux pour le travail accompli et nous reconnaissons que les Lineamenta du Synode de 2015 vont globalement dans la bonne direction. Mais nous redoutons encore un manque de courage de la part du Synode, manque qui s’est déjà concrétisé dans le passage de la Relatio post disceptationem à la Relatio synodi. Nous attendons donc bien davantage du Synode ordinaire, et nous terminerons en appliquant à l’Église les paroles que Danton avait adressées à la France le 2 septembre 1792 : « il nous faut de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace » et l’Église est sauvée.