Le début de la session ordinaire du Synode sur la famille
fait décidément très peur aux conservateurs et aux traditionnalistes de l’Église
catholique. Dans mon dernier billet, j’analysais certaines réactions au
coming-out du père Charamsa. L’intervention du cardinal Sarah devant le Synode
vient d’en apporter un nouvel exemple.
Présentons le personnage. Né en 1945 en Guinée, le père Robert
Sarah est une huile de la Curie. Nommé évêque en 1979 par Jean-Paul II, il est
élevé au cardinalat par Benoît XVI en 2010 – autant dire qu’il n’a pas fait
carrière sur ses ambitions réformatrices. En 2014 enfin, il devient préfet de
la Congrégation pour le culte divin et la discipline des sacrements. Depuis, il
se dispute avec le cardinal Burke la place de grand-gardien-de-la-doctrine-de-toujours
contre tous ceux qui proposent des évolutions doctrinales ou pastorales.
Or, il y a quelques jours, le père Sarah s’est exprimé
devant le Synode ; son intervention ayant fuité dans la presse, certains
de ses propos déclenchent ces jours-ci une petite polémique. C’est un peu long,
mais je ne trouve pas inutile de le partager à peu près in extenso. Jugez plutôt :
« Il y a de
nouveaux défis par rapport au synode de 1980. Un discernement théologique nous
permet de voir à notre époque deux menaces inattendues […] situées sur des
pôles opposés : d’une part, l’idolâtrie de la liberté occidentale ; de l’autre,
le fondamentalisme islamique : laïcisme athée contre fanatisme religieux. Pour
utiliser un slogan, nous nous trouvons entre “l’idéologie du genre et l’État
islamique”. Les massacres islamiques et les exigences libertaires se disputent
régulièrement la première page des journaux. […] De ces deux radicalisations se
lèvent les deux grandes menaces contre la famille : sa désintégration
subjectiviste dans l’Occident sécularisé, par le divorce rapide et facile,
l’avortement, les unions homosexuelles, l’euthanasie, etc. (cf. la gender
theory, les FEMEN, le lobby LGBT, le
Planning familial…). D’autre part, la pseudo-famille de l’islam idéologisé qui
légitime la polygamie, l’asservissement des femmes, l’esclavage sexuel, le
mariage des enfants, etc. (cf. al-Qaida, État islamique, Boko Haram…). […]
Ces deux mouvements […]
encouragent la confusion (homo-gamie) ou la subordination (poly-gamie). En
outre, ils postulent une loi universelle et totalitaire, sont violemment
intolérants, destructeurs des familles, de la société et de l’Église, et sont
ouvertement christianophobes. […]
Nous devons être
inclusifs et accueillants à tout ce qui est humain ; mais ce qui vient de
l’Ennemi ne peut pas et ne doit pas être assimilé. […] Ce que le nazisme et le
communisme étaient au XXe siècle, l’homosexualité occidentale et les
idéologies abortives et le fanatisme islamique le sont aujourd’hui. »
Logiquement, toute personne saine d’esprit devrait rester
muette de stupeur devant un tel étalage de bêtise. Je passe sur les amalgames
habituels (les homos seraient tous forcément christianophobes, comme s’il n’y
avait pas d’homos cathos…) pour en venir directement au cœur du sujet. Le père
Sarah compare trois choses : d’une part les deux totalitarismes les plus
aboutis du XXe siècle (le nazisme et le stalinisme), d’autre part le
fanatisme violent de l’islam fondamentaliste, enfin le mouvement de libération
sexuelle occidental, plus précisément l’homosexualité et la « théorie du
genre ».
Est-il vraiment besoin de démontrer que cette comparaison
est vide de toute espèce de crédibilité, de validité ou d’intelligence ?
Ces trois choses n’ont rien de comparable. D’abord parce que pour les mettre en
parallèle, il faut faire complètement l’impasse sur leurs conséquences concrètes,
en premier lieu sur le nombre de morts : des dizaines de millions pour les
totalitarismes ; quelques dizaines de milliers pour l’islam
fondamentaliste ; aucun pour l’homosexualité. Rien que ça devrait suffire
à invalider l’équivalence.
Ensuite parce qu’il faut n’avoir rien compris au concept de totalitarisme pour croire qu’il y ait
quoi que ce soit de totalitaire dans la banalisation de l’homosexualité ou dans
les études de genre. Le totalitarisme est un concept essentiel pour comprendre
certaines réalités de notre histoire (et peut-être – Dieu nous en garde – de
notre avenir) ; on ne gagne rien à le galvauder et à l’utiliser pour tout
et n’importe quoi. Le totalitarisme est un régime politique (pas n’importe
quelle idéologie, déjà…) qui vise à établir un contrôle total de l’État non
seulement sur tous les aspects de la société (politique, économie, culture
etc.), mais également sur tous les aspects de la vie des individus, ce qui
implique la surveillance de masse de leur vie privée. Rien, absolument rien de
tel dans les études de genre ou l’homosexualité.
À ce stade, quelques élèves du fond de la classe se dressent
et me disent : « mais non, vous n’avez rien compris, le cardinal Sarah
comparait seulement les deux parce que ce sont deux menaces ! ».
Rasseyez-vous, jeune homme, on va s’occuper de vous. Quand bien même l’homosexualité
serait une menace (ce que je réfute), la comparaison n’en serait pas plus
valide pour autant. En effet, il ne suffit pas que deux choses puissent être qualifiées
de la même manière pour pouvoir être comparées ; encore faut-il qu’elles
soient de grandeur comparable. Ainsi, le père Sarah est clairement une menace
pour nous, de même que Hitler était une menace en 1939 ; mais il ne me
viendrait pas à l’esprit de les mettre en balance, parce que de toute évidence,
même un crétin de son calibre n’est pas une menace équivalente à ce qu’était Adolf Hitler. Quand une différence de
degré devient trop importante, elle induit une différence de nature : la
mer, ce n’est pas une très-très-très grande bassine d’eau.
Mais tout ça, à la rigueur, ce n’est pas le plus
intéressant. S’il ne s’était agi que de démontrer l’absurdité des propos de ce
triste prélat, je n’aurais pas pris la peine d’écrire. Non, ce qui m’intéresse,
moi, ce sont les réactions des gens, en particulier sur les réseaux sociaux.
Face à une connerie aussi manifeste, en effet, même le plus
irréductible adversaire de l’homosexualité, de l’avortement ou des études de
genre devrait avoir la sagesse de dire : « ok, d’habitude je suis d’accord
avec le cardinal Sarah, et je suis d’accord avec lui pour dire que l’homosexualité
est une menace, mais là, il a merdé, sa comparaison ne tient pas la route ».
Moi, par exemple, je défends, dans certains cas de figure, la possibilité pour
les femmes d’avorter ; mais quand quelqu’un défend la même chose que moi
en disant « la femme c’est son corps elle en fait ce qu’elle veut d’abord ! »,
ça ne m’empêche pas de dire que c’est un argument débile et d’expliquer pourquoi.
Or, ici, c’est tout le contraire qui se passe : loin de
renier ces propos, tous ceux qu’on entend généralement hurler à la mort de la
civilisation pour cause de loi Taubira y vont de leur petite phrase – je n’ose
écrire « de leur argument » – pour défendre la comparaison établie par le père Sarah. Et cette défense
de ce qui est manifestement indéfendable n’est pas innocente ; au
contraire, elle est très révélatrice d’une évolution de ces gens : ils ne
sont plus dans une logique de débat d’idées, ni même dans une logique militante ;
ils sont dans une logique de guerre.
Ces trois stades doivent être bien distingués. Dans un débat
d’idées, on se contente de parler de théorie, sur le fond. Le militantisme s’appuie
sur le débat d’idées, mais c’est dans une perspective d’action concrète, pour
une transformation ou au contraire le maintien d’un état de choses. Dans l’un
et dans l’autre, il peut se constituer des camps (on est d’accord ou pas avec
une idée, on promeut une réforme ou on veut l’empêcher), mais ces camps sont toujours
plus ou moins souples : ainsi, on peut défendre une certaine réforme, mais
pas une autre, et donc passer d’un camp à l’autre selon les questions examinées.
Mais la logique de guerre est différente. Dans cette
perspective, on cherche d’une part à polariser le conflit, et de préférence en
le moins possible de pôles – l’idéal est qu’il n’y en ait plus que deux, « nous
et eux », « nous et les autres », « les gentils et les
méchants » –, et d’autre part à forcer les gens à choisir leurs camp :
« if you’re not with me, then you’re
my ennemy ». Et à partir du moment où les camps sont constitués, on
tire à vue sur l’ennemi, et on protège le camarade de combat le plus possible.
C’est très exactement ce qu’on observe. Le cardinal Sarah
peut proférer les plus énormes aberrations, il sera automatiquement défendu bec
et ongles par un très grand nombre de personnes pour la seule raison que, comme
elles, il s’oppose à toute évolution doctrinale ou même pastorale de l’Église sur
les questions de morale sexuelle et familiale.
Qu’il y ait, au sein même de l’Église catholique, une
fracture entre des camps – grosso modo
trois camps : les réformateurs qui veulent des évolutions, les traditionnalistes
qui veulent revenir à une situation antérieure, les conservateurs qui veulent
préserver le statu quo –, il y a
longtemps que nous le savons. Mais ce qui me semble nouveau, c’est que ces
trois camps soient apparemment en train d’évoluer d’une logique militante vers
une logique guerrière. Si cette évolution se confirme, les conséquences pour l’Église
ne pourront être que catastrophiques, car il sera bien plus difficile pour les
représentants de ces trois courants de continuer à se prétendre en communion,
et donc de continuer, tout simplement, à faire partie de la même institution.
Il faut donc lutter contre cette tendance. Mais cela
implique de renoncer aux attitudes guerrières, et donc à la solidarité
inconditionnelle entre membres d’un même camp. On peut être de Robert Sarah ou
de Hans Küng ; mais il faut savoir si l’on est d’abord de Robert Sarah ou de Hans Küng, ou d’abord du Christ.
Merci pour cet article dont j'apprécie le style et le contenu et avec lequel je suis en total accord.
RépondreSupprimerSans vouloir défendre le cardinal Sarah, il est, en tant que représentant des Africains, en butte à l'expansion de l'islam, guerrière dans certains cas (Boko Haram) et son inquiétude particulière peut se comprendre. Quant à la famille, la conception africaine de celle-ci, si cette généralisation a un sens, est sûrement différente de notre famille mononucléaire occidentale en proie aux évolutions du démariage (Irène Théry). Ce qu'a montré clairement André Paul dans son dernier livre, c'est que "la 'famille chrétienne" n'existe pas" et que donc ce synode aurait dû commencer par un état des lieux avant de discuter d'un objet aussi mythique qu'introuvable.
RépondreSupprimerCe cardinal ne représente que lui-même et surtout pas les Africains! En outre, l'Afrique est un continent avec des cultures multiples et multiformes. Personne ne lui accorde le droit de représenter les Africains. Que connaît-il des Africains et je dirai même des Guinéens de sa Guinée natale? Quand on pense à la souffrance des uns et des autres, il vaut mieux faire selon cette phrase de l'Evangile où on rapporte que face au jeune homme riche qui lui demandait de le suivre, Jésus le regarda et l'aima. Puissions-nous apprendre au moins de temps en temps à faire comme Jésus : sans un mot de réprimande et de moral il aime = prendre, rejoindre l'autre là où il est et faire chemin avec lui.
SupprimerComplètement d'accord avec cette analyse. Pour avoir vécu plusieurs années en Afrique équatoriale, j'ajouterai que sous cette latitude la famille, chrétienne ou non, n'a rien d'un idéal indépassable. Les problèmes des familles africaines ne sont certes pas exactement les mêmes que ceux des familles occidentales, mais les familles africaines ne sauraient être érigées en modèle. Enfin, les prélats africains ont-ils conscience que l'homosexualité existe en Afrique et qu'elle n'est en rien une "abomination" importée d'Occident. En revanche, la situation des gays en Afrique est véritablement dramatique. Ils sont emprisonnés voire menacés de mort dans plusieurs pays. Et j'aimerais mieux entendre le cardinal Sarah défendre les homosexuels persécutés plutôt que de se livrer à des comparaisons plus que douteuses.
RépondreSupprimer« L’idée d’une femme cardinal est aussi ridicule que celle d’un prêtre qui voudrait devenir religieuse ! »
RépondreSupprimerCette perle – trouvée dans le livre « Dieu ou rien » – est de nature à convaincre un public acquis d’avance aux arguments fallacieux.
Voir aussi d’autres extraits de ce recueil d’ « idées fixes » ultra-traditionalistes :
www.aquarelles-expert.be/Dieu_ou_rien_Robert_Sarah.pdf
La citation tirée de Revenge of the Sith est particulièrement bien vue sur ce papier : non seulement elle illustre sur le fond parfaitement bien la logique binaire (j'allais dire manichéenne mais warning hérésie) d'une partie des catholiques, mais la médiocrité du film colle plutôt pas mal à la stupidité de ce cardinal.
RépondreSupprimerCe qui m'effare, c'est moins le fait que ce genre de personnage puisse commettre de telles sorties - l'histoire est farcie de têtes à vent aussi méchantes que vaines - c'est qu'en face, ce que l'Eglise et la Curie compte de gens intellectuellement structurés ne reprenne pas le débat en main pour le recadrer avec des limites claires et saines.
On peut en effet ne pas vouloir cautionner l'homosexualité (après tout, un paquet de gens sur la planète voient les gauchers comme des gens infréquentables) tout en étant capable de tenir un raisonnement qui tient debout et en injectant de la nuance et de la subtilité dans sa pensée.
Là, on a juste un pauvre hère qui déclame sa bêtise en binaire et en face, un néant interstellaire.
Ca j'avoue, ça m'inquiete.
Bon, il manque deux "nt" au commentaire ci-dessus. Ils étaient à la bourre, le troupeau est parti en avant garde.
SupprimerLa prochaine fois je compterait mes brebis pour bien vérifier qu'aucune ne s'est égarée ... O:-)
M.
Le Magistère de l’Église catholique a beau prêcher qu’on ne doit discriminer personne, mais relativement aux homosexuel–le–s son Catéchisme reste d’une hypocrisie crasse.
RépondreSupprimerLa révision du CEC (qui date de 1992) sur ce point est une tâche urgente...
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