Les siècles passent, et le Royaume-Uni continue de nous
donner des leçons. Quels maîtres que les Anglais ! Dommage que nous soyons
de si mauvais élèves – et dommage aussi, il faut le dire, qu’ils tendent à
abandonner beaucoup de leurs propres principes.
Au XIIIe siècle, ils avaient déjà en quelque
sorte inventé la monarchie constitutionnelle avec la Magna Carta qui limitait le pouvoir du Roi, tenu à respecter la
loi. Ils avaient fait leur révolution près de 150 ans avant la nôtre, et mis
fin à l’absolutisme monarchique avant même qu’il ait pu vraiment dresser la tête.
Un siècle avant notre Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, l’Habeas Corpus et le Bill of Rights accordaient déjà des droits fondamentaux – certes
moins ambitieux que les principes de 1789 – aux citoyens et résidents. Ils ont
ordonné avant nous les femmes prêtres, puis évêques. Il n’y a guère que pour le
mariage homosexuel que nous les avons doublés – et encore, de quelques mois
seulement.
Le 26 octobre dernier, la Chambre des Lords a voté une
motion contre une réforme budgétaire proposée par le gouvernement, au motif qu’elle
serait trop dure pour les personnes les plus pauvres. Les conservateurs au
pouvoir et les médias à leur botte s’insurgent, évidemment. The Telegraph accuse les lords de « miner
la démocratie » et d’être « un obstacle considérable pour le gouvernement
qui, lui, a été élu de manière démocratique ». The Times parle de la « rébellion des lords » et leur reproche
d’avoir « défié la tradition, mais aussi la démocratie ».
Saurait-on être plus clair ? Même les médias le
reconnaissent, sans s’en rendre compte ! Le gouvernement élu de manière
démocratique, par le peuple et censé le représenter, cherche à imposer une
réforme qui feraient perdre à plus de 3 millions de ménages, dont beaucoup des
plus pauvres, en moyenne 1000 livres, soit l’équivalent de 1380 euros, par an ;
et une assemblée non élue, composée de nobles héréditaires, d’évêques de l’Église
d’Angleterre et de personnalités nommées par la reine, s’y oppose et protège
les plus démunis.
Il ne s’agit évidemment que d’un exemple, mais il montre, à
lui seul, qu’il ne suffit pas d’avoir été élu par le peuple pour agir
conformément à ses intérêts, et qu’inversement on peut avoir reçu un pouvoir de
manière héréditaire et se préoccuper sincèrement du bien des plus défavorisés.
Or, cela contrevient à l’un des principes fondateurs de l’idéologie démocrate,
à savoir que seuls les représentants du peuple peuvent travailler au mieux à
ses intérêts. Il n’est même pas besoin de se demander comment représenter au mieux le peuple (ainsi de l’ancienne
querelle entre élection et tirage au sort) : ce contre-exemple témoigne du
fait que, pour le protéger, il vaut parfois mieux ne pas le représenter du tout.
Il n’est évidemment pas question de rejeter toute forme de
représentation populaire dans le gouvernement ou, plus généralement, dans les
affaires publiques ; la Royauté participative proposée par Tol Ardor est même
fondée explicitement sur le contraire : l’implication des citoyens dans la
vie politique, même s’ils n’ont pas le pouvoir exécutif ou législatif en
dernier ressort à l’échelle nationale. Mais il est impératif aujourd’hui de
comprendre que confier la totalité, ou même l’essentiel, de ce pouvoir au
peuple ou à ses représentants, quel que soit leur mode de désignation, n’est
plus adapté aux enjeux de notre époque.
La démocratie n’a jamais su répondre à l’urgence de la crise
environnementale, et constitue un obstacle – des philosophes comme Heidegger ou
Hans Jonas l’avaient pressenti – à sa résolution, dans la mesure où elle est
encore possible. Mais jusqu’à présent, elle avait au moins su répondre à la
crise, humanitaire et sociale, des inégalités : c’était certes par la
démocratie que la bourgeoisie avait accédé au pouvoir suprême, mais c’était
aussi par la démocratie qu’elle avait dû faire d’importantes concessions au
prolétariat, puis aux classes moyennes.
Il semble qu’à présent, elle ait perdu même cet avantage :
elle joue à la fois contre l’environnement et contre l’égalité, les deux grands
défis auxquels nous sommes confrontés. Il fallait être démocrate en 1792, en 1848
ou en 1940 ; mais il est de plus en plus difficile de prétendre qu’il
faille encore l’être aujourd’hui.
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