Oubliant pour un court instant Notre-Dame-des-Landes, la
casse du statut des cheminots et les autres joyeusetés macroniennes, la
cathosphère s’est récemment passionnée pour un sujet moins terre-à-terre :
l’enfer existe-t-il ? Et surtout, le pape a-t-il prétendu le contraire ?
Pour le pape, franchement, je ne sais pas. Je crois que c’est
un homme habile et intelligent, qui maîtrise remarquablement une communication
qui n’est brouillonne qu’en apparence. Et donc, je suis assez convaincu que s’il
a laissé écrire par un journaliste pas franchement catholique, à l’issue d’un
entretien qui était le second du genre, qu’il n’y avait pas d’enfer, c’est
parce qu’il pense qu’il n’y a pas d’enfer. Les démentis du Vatican sont, je
crois, une formalité nécessaire, mais à mon sens, il n’y a là ni raté, ni dérapage :
bien au contraire, il me semble que le pape a pleinement atteint son but.
Mais bon, malgré mon amour du personnage, je ne suis pas là
pour vous parler de François, je suis là pour vous parler de l’enfer – et
surtout pour essayer de vous montrer qu’il n’y en a effectivement pas.
L'enfer selon Giovanni da Modena |
La question de l’existence de l’enfer taraude le
christianisme depuis ses origines. Le problème logique est en effet bien
simple : l’enfer et la damnation, surtout s’ils sont éternels, semblent en
contradiction directe avec l’Amour infini de Dieu. Comment, en effet, un Dieu
infiniment bon pourrait-Il laisser certains de Ses enfants souffrir en enfer
pour l’éternité ? Quel père pourrait se résoudre à cela ?
Ainsi, le théologien du IIIe siècle Origène et
l’école d’Alexandrie affirmaient que, les châtiments ayant pour but de purifier
des péchés, ils ne pouvaient avoir qu’une durée limitée, et que même les
méchants placés en enfer finiraient par bénéficier du salut. Cette doctrine fut
(malheureusement) condamnée par le deuxième Concile de Constantinople en 553.
La croyance en un enfer et une damnation éternels fut ensuite appuyée par
Augustin d’Hippone et Thomas d’Aquin, qui allait jusqu’à affirmer que la
souffrance des damnés en Enfer contribuait à la joie des élus au Paradis.
L’enfer semble en effet nécessaire à beaucoup dans leur soif
de justice, comme rétribution des mauvais comportements sur terre. Ils
n’acceptent pas que ceux qui ont mal agi – que ce soit objectivement ou selon
leurs propres critères – puissent entrer avec eux au Royaume des Cieux. Paolo
Coelho, dans le Manuel du Guerrier de la
Lumière, a une belle page sur ces défenseurs de la morale :
« Une foule de
gens se tient au milieu de la route, barrant le chemin qui mène au Paradis.
Le puritain
demande : “Pourquoi les pécheurs ?”
Et le moraliste
crie : “La prostituée veut faire partie du banquet !”
Le gardien des valeurs
sociales s’exclame : “Comment pardonner à la femme adultère, si elle a
péché ?”
Le pénitent arrache
ses vêtements : “Pourquoi soigner un aveugle qui ne pense qu’à sa
souffrance et ne remercie jamais ?”
L’ascète dit en
s’agitant : “Tu laisses la femme répandre sur tes cheveux une huile
précieuse ! Pourquoi ne pas la vendre et acheter de la nourriture ?”
En souriant, Jésus
tient la porte ouverte. Et les guerriers de la lumière entrent, malgré les cris
d’hystérie. »
En réalité, cette théorie de l’enfer comme punition ou
rétribution des mauvaises actions peut être invalidée très facilement. Dieu
seul étant infini, Lui seul peut agir de manière infinie. Par conséquent, une
créature, quelle qu’elle soit, ne peut commettre qu’une faute finie, limitée.
Le pire criminel de l’Histoire n’a jamais pu et ne pourra jamais qu’infliger
une quantité limitée de souffrance, de douleur, de haine, de mal. Même Satan,
si l’on croit à son existence, n’a pu commettre, n’étant qu’une créature de
Dieu, qu’une quantité finie et limitée de fautes.
Or, rétribuer une faute limitée par une punition illimitée
serait fondamentalement injuste. Conçus comme une punition, l’enfer et la
damnation éternels ne seraient donc pas seulement en contradiction avec l’Amour
de Dieu : ils seraient en contradiction avec Sa justice et feraient de Lui
un Dieu injuste. Sauf à croire en un tel Dieu, on ne peut donc logiquement que
les rejeter.
La bouche de l'enfer - Enluminure médiévale |
Ayant bien saisi le caractère imparable de ce raisonnement,
les défenseurs de l’existence de l’enfer se rabattent sur une autre
explication. Dans ce nouveau schéma, l’enfer ne serait plus un lieu, mais un
état ; et il ne serait plus une punition, mais la séparation de l’âme et
de Dieu. Cette séparation, enfin, ne serait pas imposée par Dieu, mais bien librement
choisie par la créature elle-même, Dieu ne faisant alors que respecter son
choix, son libre-arbitre, en la laissant s’éloigner de Lui si telle était sa
volonté.
C’est ainsi que les réflexions théologiques qu’on trouve ici
ou là sur le sujet sont pleines de réflexions apparemment sages, mais un peu
glaçantes, telles que « Dieu prend au sérieux notre liberté, même si c’est
pour nous perdre », voire « Dieu nous aime assez pour nous laisser
nous damner ». On reste un peu songeur.
Ceux qui croient à l’enfer s’arrêtent évidemment là dans le
raisonnement. Ainsi, ils ont l’impression d’avoir tout sauvé : à la fois
l’idée d’un Dieu d’Amour et le dogme de l’existence de l’enfer, professé depuis
le VIe siècle par l’Église catholique romaine. Et en effet, à ce stade,
on peut leur donner partiellement raison et énoncer cette conséquence logique
des croyances chrétiennes : oui, la créature n’étant jamais contrainte par
Dieu, il serait possible d’imaginer qu’elle fasse le choix radical et définitif
de la séparation d’avec Dieu et se place ainsi dans un état qu’on peut nommer –
pourquoi pas – « enfer ».
Toutefois, s’arrêter là, c’est commettre une erreur de
raisonnement, car on peut, en réalité, aller beaucoup plus loin. Cette vérité
d’étape appelle en effet deux remarques.
La première, c’est que même en voyant les choses ainsi, la
doctrine officielle de l’Église pose encore un problème absolument insoluble. En
effet, elle affirme le caractère définitif, éternel et irrévocable de l’état
dans lequel se trouve l’homme au moment de sa mort, ou l’ange au moment de sa
chute. À propos des hommes, le Catéchisme
affirme (nous soulignons) :
« Mourir en péché
mortel sans s’en être repenti et sans accueillir l’amour miséricordieux de Dieu
signifie demeurer séparer de Lui pour
toujours par notre propre choix libre. Et c’est cet état d’auto-exclusion définitive de la communion avec Dieu et
avec les bienheureux qu’on désigne par le mot “enfer”. […]
L’enseignement de
l’Église affirme l’existence de l’enfer et son
éternité. Les âmes de ceux qui meurent en état de péché mortel descendent
immédiatement après la mort dans les enfers, où elles souffrent les peines de
l’enfer […]. La peine principale de l’enfer consiste dans la séparation
éternelle d’avec Dieu […].[1] »
Et concernant les anges :
« Cette “chute”
consiste dans le choix libre de ces esprits créés, qui ont radicalement et irrévocablement refusé Dieu et Son Règne. […]
C’est le caractère irrévocable du choix des anges, et non un défaut de l’infinie miséricorde divine,
qui fait que leur péché ne peut être pardonné.[2] »
Et, citant Jean Damascène, le Catéchisme ajoute :
« Il n’y a pas de
repentir pour eux après la chute, comme il n’y a pas de repentir pour les
hommes après la mort.[3] »
Or, cela n’est ni logique, ni cohérent. On ne voit pas
quelle nécessité ferait du rejet de Dieu (qu’il vienne des hommes ou des anges)
un choix irrévocable et définitif, quelles qu’en soient les circonstances. De
deux choses l’une : soit c’est la créature qui décide que son choix est
irrévocable, mais comme les créatures n’ont aucun pouvoir de rendre un choix
irrévocable, elle pourrait toujours changer d’avis plus tard ; soit c’est
Dieu qui rend son choix irrévocable, qui interdit de changer d’avis à l’homme
après la mort, ou à l’ange après la chute, mais alors il s’agit bel et bien d’un
défaut dans la miséricorde divine, ce qui est contradictoire avec l’idée d’un
Dieu infiniment bon. Pourquoi un Dieu éternel et infini, surtout s’Il nous
aime, voudrait-Il absolument que nous ayons réussi à L’accepter en 50 ou 80
ans ? Pourquoi diable nous imposerait-Il de faire forcément les bons choix
ici-bas et nous refuserait-Il toute possibilité de rédemption après ?
La conclusion s’impose : même en admettant une
damnation qui soit la séparation, choisie par la créature, d’avec Dieu, cette
séparation ne pourrait en aucun cas être considérée comme irrévocable ou
définitive. Un homme peut donc bien être pardonné après la mort, et un ange
après la chute.
Allez, tu passes à la casserole ! |
L’idée que l’enfer et la damnation existent appelle
cependant une seconde remarque, plus complexe : c’est que la question de
savoir si l’enfer pourrait théoriquement exister n’a en fait que peu d’intérêt.
Oui, théoriquement, on pourrait imaginer un homme qui, même après sa mort,
continuerait à faire éternellement le choix de refuser Dieu. On pourrait aussi
imaginer, tout aussi théoriquement, que Dieu nous aurait créés avec des ailes
de papillon et une grande corne sur le front. Bien sûr, Dieu aurait pu nous créer ainsi ; mais Il ne
l’a pas fait. Et il n’y aurait strictement aucun intérêt à évoquer les infinies
possibilités selon lesquelles Dieu aurait pu nous faire : la seule chose
qui compte, c’est la manière dont nous sommes faits.
Il faut donc se demander si la question de l’existence de
l’enfer ne serait pas du même ordre ; et pour cela, il faut prendre le
problème dans l’autre sens. Plutôt que de nous placer du point de vue d’un
homme ou d’un ange qui refuserait éternellement Dieu, plaçons-nous du point de
vue des bienheureux et – soyons fous – de celui de Dieu.
Est-il possible que qui que ce soit goûte le moindre bonheur
au Paradis s’il sait qu’une seule âme est éternellement damnée ? N’en
déplaise à Thomas d’Aquin, non. Les bienheureux élus du Paradis ne pourraient
qu’éprouver une immense tristesse s’ils savaient qu’un seul de leurs frères
souffrait pour l’éternité la séparation d’avec Dieu. Ou alors, ils ne seraient
ni très bons, ni très aimants. De même pour Dieu : comment pourrait-Il
éprouver le moindre bonheur s’Il savait qu’un seul de Ses enfants était à
jamais séparé de Lui ?
Si l’enfer existe, les damnés connaîtront un malheur
éternel, les élus connaîtront un malheur éternel, Dieu connaîtra un malheur
éternel. En quel Dieu croyons-nous, si nous croyons cela ? Et donc,
l’enfer n’existe pas, la damnation éternelle n’existe pas. Ou plus exactement,
personne n’est en enfer ; mais si l’enfer n’est pas un lieu, mais un état,
dire que personne n’est en enfer, c’est exactement la même chose que de dire
qu’il n’existe pas.
Comment concilier cela avec la liberté des créatures ?
Si personne n’est en enfer, est-ce à dire que nous ne serions pas libres de
refuser Dieu pour l’éternité ? Si, bien sûr. Mais là encore, c’est dans
l’autre sens qu’il faut prendre le problème. Dieu nous laisse libres ;
mais Dieu est au-dessus même du temps. Par conséquent, s’Il ne détermine pas
les choix que nous faisons, Il les connaît tout de même, avant même que nous
les ayons faits. Je suis libre de choisir, mais Dieu, me laissant libre, sait
avant moi ce que je vais choisir.
La damnation éternelle, on l’a vu, ne peut conduire qu’au
malheur de tous ; si donc Dieu, qui connaît nos choix avant que nous les
ayons faits, savait qu’un de Ses enfants allait choisir de Le rejeter
éternellement, Il n’aurait pas créé ; et donc, puisque Dieu a créé, nous
pouvons être certains que c’est parce qu’Il savait qu’aucune de Ses créatures
ne ferait ce choix de le rejeter éternellement.
Est-ce à dire qu’après la mort, le méchant est traité comme
le bon ? On ne peut avancer sur cette question que si on sort de cette
vision binaire des choses ; car il n’y a pas « des bons » et
« des méchants ». Il y a évidemment des gens qui sont meilleurs que
d’autres en ce qu’ils sont plus aimants. Mais même le meilleur des hommes a
commis des fautes, et même le pire des monstres a accompli de bonnes actions[4].
Pour le chrétien, qui croit à la vie après la mort, sous
quelque forme que ce soit, la vie terrestre ne devrait donc pas être vue comme
un tout achevé, mais au contraire comme le début d’un parcours, d’un
cheminement bien plus long. À la fin de sa vie, personne n’est parfait, pas
même le plus grand des saints : il nous reste à tous des choses à
comprendre, à apprendre, à accepter, ne serait-ce que parce que nous avons vécu
dans les conditions particulières et limitées du lieu, du moment, de la culture
au sein desquels nous avons vécu.
Il n’y a donc qu’une seule possibilité logique : si
vraiment nos âmes sont immortelles et si vraiment Dieu nous aime, après la
mort, nous continuons tous notre cheminement en accomplissant ce que nous
n’avons pas réussi à accomplir sur Terre. Que ce cheminement soit plus ou moins
long et pénible selon ce que nous avons fait de notre vie terrestre ne change
rien au fait qu’il concerne forcément tout le monde. Ce qui revient à dire qu’à
notre mort, nous allons tous au Purgatoire, même si ce terme un peu désuet peut
prêter à sourire et devrait peut-être être remplacé[5].
Le Christ n’apporte donc pas la menace d’un châtiment éternel,
mais la bonne nouvelle de l’Amour infini de Dieu, et donc du salut universel et
inconditionnel. Cette bonne nouvelle ne peut apporter que de la joie à ceux qui
la reçoivent. Le christianisme n’est pas une religion de la peur ou de la
soumission. Elle est au contraire une religion de la libération de l’homme et
de son avancée vers l’âge adulte, la maturité de notre espèce, dont nous sommes
encore loin.
On peut comprendre ceux qui redoutent que, sans la peur de
l’enfer, les hommes agissent moins bien ; et bien agir dans la crainte de
la punition est, chez un enfant, un stade certes nécessaire de l’apprentissage
moral. Mais ce n’est qu’une étape, qui doit être dépassée. On n’agit vraiment
bien que quand on le fait par amour du Bien.
Les dogmes de l’enfer, de la damnation et de leur
éternité ne sont en réalité que des scories, au sein du christianisme, des
anciennes manières de penser Dieu, les hommes, le monde et leurs relations. Ils
font partie de ce que, dans ces idéologies préchrétiennes où tout n’était pas à
jeter, loin de là, le Christ a voulu détruire. Les abandonner est une partie
importante de la révolution chrétienne.
[1]
Catéchisme de l’Église catholique,
§1033 à 1035.
[2]
Idem, §392 et 393.
[3]
Jean Damascène, De Fide orthodoxa 2,
4.
[4]
Pour aller plus loin dans cette réflexion et l’appuyer sur un texte
évangélique, on peut se référer à cette homélie sur le Jugement dernier.
[5]
Une magnifique illustration littéraire de cette idée est développée dans le
conte de J. R. R. Tolkien Feuille, de
Niggle, qu’on peut trouver dans les recueils Faërie et Faërie et autres
textes.