Commençons par l’évidence : la série de romans Harry Potter est, pour l’essentiel, une
œuvre profondément morale. Je ne fais pas partie de ces chrétiens intégristes
qui voient dans cette débauche de magie et de sortilèges dans un univers
apparemment areligieux une œuvre du démon (oui oui, il y en a, ici ou là). Bien
au contraire, J. K. Rowling, auteur qui revendique son appartenance au christianisme,
a réalisé une œuvre profondément inspirée par cette religion. Harry est à bien
des égards une figure christique ; les références aux Évangiles sont de plus
en plus présentes à mesure qu’on avance dans le récit ; quant aux valeurs
exaltées par l’histoire, elles sont, là encore, très largement chrétiennes :
supériorité de l’Amour, sens du sacrifice, acceptation de la mortalité, etc.
Les romans sont d’ailleurs truffés de questionnements explicites
sur ce qui est moral et ce qui ne l’est pas, même si ce n’est pas toujours forcément
formulé en ces termes – on sait à quel point le concept de « morale »
est rejeté aujourd’hui, y compris d’ailleurs par des gens qui, tout en refusant
le mot, font grand usage de ce qu’il recouvre. Ainsi, certains sortilèges y sont
considérés comme « impardonnables » (comprendre que leur usage vous
vaut, en théorie du moins, d’aller directement en prison, qui pis est à
Azkaban, c’est-à-dire plutôt la version « prison turque des années 1980 »
que la version « prison finlandaise des années 2010 »). Il y en a
trois, ceux qui permettent de tuer, de torturer ou de forcer quelqu’un à obéir.
Là encore, on retrouve des valeurs chrétiennes : le refus du meurtre, la
condamnation de la violence physique, le respect de la liberté et du
libre-arbitre de chacun.
Harry Potter est
donc très loin d’être une œuvre qui exalterait la puissance, le pouvoir, ou
leur utilisation débridée ; c’est même plutôt le contraire[1].
Il est donc d’autant plus surprenant de constater que, très localement,
certaines énormités morales passent crème.
J’en ai compté trois. La première n’est pas directement un
sortilège, c’est la Carte du Maraudeur, objet magique qui apparaît dans le tome
3 (Harry Potter et le prisonnier d’Azkaban)
et qui permet à son possesseur de connaître l’emplacement, au sein du château de
Poudlard, de toute personne, esprit ou animal, pourvu qu’il ait un nom. Rien
que ça.
Deux minutes de réflexion devraient suffire pour montrer
toute l’horreur de l’objet. Poudlard, c’est l’équivalent d’un village, ou d’un
quartier d’une ville. Remplacez le morceau de parchemin par un écran, et
imaginez qu’on puisse y voir, en temps réel, la position et les déplacements de
toute personne qui y serait présente : qui ne crierait au scandale ?
Quel outil de rêve pour n’importe quel totalitarisme ! Plus de cachette,
plus de réunions secrètes, plus de rendez-vous discrets… Hitler en aurait rêvé ?
James Potter, Sirius Black, Remus Lupin et Peter Pettigrew l’ont fait.
Or, il ne me semble pas que la chose suscite le moindre questionnement
moral au sein du roman. Les personnages utilisent la carte à tire-larigot sans
le moindre scrupule tant qu’ils y ont accès, et personne ne fait la moindre
remarque sur le fait qu’elle rende parfaitement vaines des idées comme celle de
vie privée ou d’intimité. Même dans l’article consacré à l’objet sur le Pottermore, Rowling fait état de questionnements
littéraires (il est difficile à gérer pour un auteur, car il permet à un personnage
d’avoir accès à trop d’informations – je ne te le fais pas dire !) ;
mais rien sur les dangers qu’il présenterait d’un point de vue intradiégétique
(interne à la narration, à l’histoire, espèces de béotiens).
La seconde est une capacité, la légilimancie, liée à un
sortilège, « legilimens », le tout permettant de lire dans l’esprit
des gens. Là, on passe à un degré supérieur de l’immoralité : on n’a plus
seulement accès à la position physique des gens au sein d’un espace donné ;
on pénètre carrément dans ce qui devrait normalement constituer l’ultime
forteresse de chacun, le refuge impénétrable du plus profond de son intimité :
ses sentiments, ses émotions, ses pensées et ses souvenirs. Là encore, on a
donc un outil dont tout totalitarisme rêverait.
Or, une fois de plus, à l’intérieur de l’histoire, ce
sortilège est vu comme dangereux, mais pas comme intrinsèquement mauvais. Il
convient d’apprendre à s’en protéger – c’est que Snape tente d’inculquer à
Harry –, mais son usage n’est pas condamné en soi. Plusieurs personnages éminemment
positifs, en particulier Snape et Dumbledore, sont d’ailleurs des legilimens
connus, actifs et efficaces. Et une fois de plus, le Pottermore est muet sur les problèmes moraux que pose ce sortilège.
La troisième est aussi la pire de toutes : c’est l’ensemble
des sortilèges agissant sur la mémoire, en particulier le sortilège d’amnésie
et le sortilège de faux souvenirs. Ils permettent soit de supprimer des
souvenirs, soit de les modifier pour implanter chez la victime de faux
souvenirs. Le caractère définitif de ces sortilèges n’est pas clairement établi
dans les romans. L’amnésie semble être plus ou moins irrémédiable, puisque, s’il
est possible de la briser, l’opération a généralement pour résultat de briser
également la victime dans son esprit ou son corps. D’après une interview de
Rowling, en revanche, les faux souvenirs peuvent être effacés et remplacés à nouveau
par les vrais.
Il n’en reste pas moins qu’on monte encore d’un cran par
rapport à la légilimancie. Cette fois, non seulement on pénètre le for
intérieur d’une personne, mais encore on le modifie contre sa volonté. On ne
saurait trop insister sur l’immense violence intrinsèque à une telle action.
Nos souvenirs sont une de nos caractéristiques majeures, un des éléments les
plus constitutifs de ce que nous sommes. Et pourtant, à l’intérieur de l’histoire,
violer ainsi ce qu’une personne a de plus intime semble ne poser aucun problème
moral à personne.
Ces sorts sont évidemment pratiqués par des personnages plus
ou moins négatifs, au premier rang desquels Voldemort et Gilderoy Lockhart, qui
s’en servent à des fins de domination. Mais ils le sont aussi de manière
officielle et assumée par des personnages ordinaires, voire positifs. Au sein
du Ministère de la magie, un département entier, celui des « obliviators »,
est chargé de le pratiquer sur les Muggles (les humains dénués de pouvoirs
magiques) qui auraient découvert l’existence du monde des sorciers. Hermione,
une des principales héroïnes de la série, le pratique sur ses propres parents
pour les faire déménager en Australie et leur faire oublier leur propre nom et
jusqu’à l’existence de leur fille. Certes, elle le fait pour les protéger de
Voldemort, pour se protéger elle-même et protéger ses amis ; mais elle le
fait sans leur demander leur avis, et si cette décision est présentée comme
très douloureuse, elle n’est pas présentée comme moralement scandaleuse.
Ce qu’elle est pourtant ! Comment peut-on justifier
moralement de prendre, sans l’aval des principaux intéressés, une décision
aussi radicale, même en admettant qu’elle soit réversible ? De toute
évidence, le sortilège de légilimancie, et a
fortiori ceux d’amnésie et de modification des souvenirs, devraient faire
partie des sortilèges impardonnables ! Donnez-moi le choix entre me faire
subir le cruciatus et effacer de mon
esprit tout souvenir de mes enfants, mon choix sera vite fait…
Dernier point intéressant : ces trois éléments magiques
peuvent très facilement être ramenés à des choses bien réelles ou qui
pourraient prochainement le devenir. La Carte du Maraudeur, elle est déjà en
place, entre la vidéo-surveillance (oups, pardon, la « vidéo-protection »
je veux dire) et la géolocalisation via
les portables, les GPS, etc. Pour ce qui est de lire dans l’esprit des gens, et
plus encore de le modifier, évidemment, on en est plus loin. Mais les progrès
des neurosciences sont si fulgurants que, malheureusement, l’un et l’autre
pourraient bien être des réalités à moyen terme.
Entendons-nous bien : je n’accuse nullement
Rowling d’avoir consciemment promu, ni même banalisé, des réalités perverses
qui paveraient la voie aux prochains totalitarismes. En revanche, je crois qu’elle
est le reflet de son époque. En ce sens, ses livres traduisent le fait que ces
idées-là (surveiller les gens en permanence, lire et modifier leur esprit) sont
en fait déjà banalisées. On le savait
déjà, bien sûr. La vidéo-surveillance non seulement ne pose de problème qu’à
une petite minorité d’individus, mais encore elle est réclamée à cors et à cris
par les foules. Quant à la possibilité de modifier l’esprit des gens, j’ai déjà
lu des articles très sérieux espérant qu’on pourrait à terme, grâce aux progrès
des neurosciences, déradicaliser des fanatiques religieux terroristes. Cette
banalisation d’idées ou de réalités qui, personnellement, me terrifient, Rowling
ne la promeut pas, mais, sans probablement en avoir conscience d’ailleurs, elle
la prouve. C’est encore plus inquiétant.
[1]
Ceux qui veulent s’en convaincre liront avec profit la thèse de Florent Hébert
intitulée Défense de la décroissance –
Savoir, pouvoir et autorité dans la fantasy anglophone contemporaine et présentée en septembre 2017 à l’université
Toulouse 2 – Jean Jaurès, accessible gratuitement sur le site de Tol Ardor.
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