jeudi 27 février 2020

Le confusionnisme ou les habits neufs de l’esprit revanchard


On entend souvent dire que notre époque serait en « perte de repères » et ne saurait plus distinguer le Bien du mal. Qu’elle ne sache pas distinguer le Bien du mal me semble une évidence ; mais dire qu’elle ne saurait plus le faire ou que nous serions en « perte de repères » impliquerait qu’avant, nous avions des repères qui nous permettaient justement d’établir cette distinction, et que nous les aurions perdus.

Cette thèse est la plupart du temps l’apanage de réactionnaires nostalgique d’un passé perdu, contre lesquels ceux qui se revendiquent du « progressisme » n’ont aucun mal à démontrer que ce passé est en fait idéalisé, et que les « repères » perdus étaient éminemment critiquables. Il est vrai que dans le passé, un certain nombre d’idées faisaient très largement consensus dans nos sociétés, et formaient donc des « repères » communs. Reiser s’en était moqué dans une planche sur la famille où il parlait de la première communion, cet important rituel ou l’enfant « apprend les grandes vérités qui règleront sa vie d’adulte » : on y voyait, devant un gamin tout ouïe, une grande tablée d’adultes bâfrant proclamer doctement que « les nègres sont plus francs que les arabes », « les juifs se tiennent pas la patte », « si t’es trop bon, les autres te chient sur la gueule »… Il aurait pu en ajouter d’autres : « les pédés c’est dégueulasse », « les femmes sont quand même pas faites pour la mécanique », etc.

Ces prétendus « repères », pour lesquels vous aurez compris que je ne nourris aucune nostalgie, sont effectivement en train, peut-être pas de disparaître, mais du moins de s’effacer. Cependant, le processus est très loin d’être achevé, ce qui explique que notre société n’ait plus d’élément de culture commune. Ce qu’on appelle la « perte de repères » de nos sociétés, c’est cette situation d’être au milieu du gué, entre un système de valeurs qui s’effondre, mais qui n’est pas mort, et un autre, qui n’est encore ni pleinement structuré, ni surtout accepté par une grande majorité de la population. Il en résulte une véritable fracture – plus encore, une haine – entre ceux qui, foncièrement, regrettent les anciennes représentations, et qu’on peut regrouper sous l’étiquette de « réactionnaires », et ceux qui au contraire voudraient finir de les abattre, et qu’on peut regrouper sous l’étiquette de « progressistes ». Nous sommes donc à un moment critique de notre histoire, car il s’agit de bâtir et de choisir le système de valeurs qui peut devenir celui de l’humanité pour des siècles – autant ne pas se tromper.

Moi qui ne me revendique ni de l’un ni de l’autre camp, je ne peux que constater deux choses. D’une part, nous n’avons pas à regretter le monde raciste, sexiste et homophobe d’hier ; et en cela, je donne raison aux progressistes. Mais d’autre part, le système moral que nous proposent les progressistes pour remplacer l’ancien me semble mauvais, incohérent et liberticide – et en cela, je donne raison aux réactionnaires.

L’illustration principale en est pour moi l’immense confusion morale dans laquelle nous sommes plongés, et dont nous avons des illustrations tous les jours. Cette confusion réside essentiellement dans le fait d’avoir perdu toute idée de la hiérarchie des valeurs et des problèmes. Les chroniqueurs, les journalistes, mais aussi le commun des mortels sur les réseaux sociaux, mettent ainsi dans le même sac un carnaval espagnol, où des gens déguisés en nazis accompagnent des gosses portant l’étoile jaune, un couple gay brûlé en effigie en Croatie, le fait de se déguiser en membre du Ku Klux Klan, les blackfaces, et j’en passe.

Mon but n’est pas ici de juger chacun de ces faits, ce qui nécessiterait une longue analyse (et qui est, fondamentalement, le travail de la justice, si elle est saisie, plus que d’un blog ou des réseaux sociaux). Ce que je voudrais, c’est montrer qu’entre ces événements, qui sont traités par les médias et le peuple rigoureusement de la même manière, il y a en réalité un gouffre. Brûler en effigie un couple homosexuel avec un enfant, c’est indéniablement un appel à la violence. Danser sur du Rihanna devant de fausses cheminées de chambres à gaz est de mauvais goût, mais n’a de toute façon pas la même gravité. Enfin, faire une blackface ou se déguiser en membre du KKK, c’est un déguisement, autrement dit ça ne présente aucun problème moral – je l’ai déjà démontré ailleurs.

On en arrive donc à une situation où règne la confusion la plus totale et où, sans que personne ne le reprenne, un journaliste met dans le même sac un appel au meurtre et un déguisement ; donc ce qui est un délit pénal et ce qui relève, au pire, du mauvais goût, et ne saurait donc faire l’objet d’un procès. Ce qui fait ici défaut, ce sont les critères objectifs qui permettent d’établir ces hiérarchies morales pourtant indispensables. On peut trouver d’autres exemples, en particulier autour de la notion d’appropriation culturelle. Là encore, on nage en plein délire ! Il ne serait pas possible pour un blanc de porter un costume amérindien, voire des dreadlocks ? La pauvreté, l’inanité des arguments avancés sont révélatrices. Certains parlent de « moquerie » ; je ne crois pas, mais quand bien même, la moquerie est légale et doit le rester ! On exige d’historiciser des tenues, des maquillages ; mais au nom de quoi ? On parle de reprise de stéréotypes et de méconnaissance ; peut-être ! Et alors ? Le discours vrai n’est pas le seul qui soit permis par la liberté d’expression, tout le principe est là ! Par ailleurs, qui, quelle autorité, viendrait valider l’historicité d’un discours sur un costume ?

Ce qu’on appelle l’appropriation culturelle a toujours existé ; seulement, pendant longtemps, on a appelé cela du syncrétisme, et tout le monde se rendait compte qu’il n’y avait pas de problème. Les Romains adoraient Isis à Rome : une culture dominante s’appropriait la religion d’une culture dominée, oouuuuh ! Inversement, les Gaulois soumis à l’Empire ont adopté leurs thermes et en ont été plutôt contents ; de la même manière que curieusement, ceux que j’ai entendu critiquer l’appropriation culturelle des blancs au nom des minorités qu’ils représentaient parlaient français et étaient habillés à l’occidentale sans apparemment ressentir le besoin d’historiciser tout cela.

J’ai lu des articles et regardé des vidéos sur le sujet. Ce qui frappe, c’est d’abord que ceux qui s’opposent à l’appropriation culturelle partagent une vision communautariste à l’extrême de la société : chacun doit rester dans son coin et surtout ne pas se mélanger aux autres. Ainsi, même les membres d’une minorité (par exemple turque musulmane) sont sommés de ne pas, mettons, porter un kimono, ce qui serait de l’appropriation culturelle aussi. On sent que les gens sont un peu gênés, que c’est quand même moins grave pour eux que si un chrétien blanc le faisait ; mais la réponse reste néanmoins la même. Je le dis tout net : ce n’est pas la société dans laquelle j’ai envie de vivre.

Ce qui est extraordinaire, c’est que ces gens, au nom de l’antiracisme, de la lutte contre les anciennes dominations, de la « décolonisation des imaginaires », etc., sont précisément en train de reconstruire une vision communautariste de la société, c’est-à-dire une conception où la question de l’identité est au cœur des débats : chacun est appelé à défendre son identité et à ne surtout pas la métisser avec l’identité de l’autre. Poser l’identité comme première valeur, c’est très exactement le socle de la pensée d’extrême-droite.

Claude Monet, La Japonaise -
Portrait de Camille Doncieux en kimono
, 1876

Reste à savoir d’où vient tout cela. Pourquoi cette grande confusion ? Pourquoi ces thèmes sont-ils si sensibles ? Pourquoi polarisent-ils autant la société ? Pourquoi des gens me retirent-ils de leurs amis sur Facebook quand je ne suis pas d’accord avec eux sur ce point, alors que sur des questions bien plus importantes (l’écologie, les inégalités…) je peux bien dire autre chose qu’eux sans qu’ils s’en offusquent ? Je crois que cela tient à deux choses.

La première, c’est que cette confusion est entretenue à dessein par des gens qui cherchent à brutaliser les débats. Ces questions sont ainsi utilisées, de manière stratégique, pour polariser systématiquement la société en camps opposés, parce que touchant à l’intime, elles peuvent plus facilement être transformées en armes. Ainsi, toutes les nuances de la pensée sont effacées au profit de réductions simplistes : si je refuse de condamner les blackfaces, alors les progressistes me renvoient immédiatement au même niveau que Zemmour. Si inversement je défends l’adoption pour les couples homosexuels, alors je suis immédiatement catégorisé par les réactionnaires comme un homme sans morale et qui refuse toute forme de limite à la réalisation des désirs individuels. De cette manière, chaque camp constitue le groupe non pas même de ses adversaires, mais carrément de ses ennemis. L’objectif, généralement non assumé, est la guerre civile et l’élimination de cet ennemi (parfois c’est assumé : voyez par exemple de nombreux discours du PIR).

La seconde, c’est que cette confusion tient à la fois d’une paranoïa et d’un esprit revanchard. Tous ceux qui ont été opprimés, dominés, soumis, brimés hier utilisent leurs libertés nouvelles pour chercher à se venger aujourd’hui de leurs oppresseurs. La logique est simple : puisque les blancs ont opprimé dans le passé les populations d’Afrique, et les oppriment toujours dans une moindre mesure, ils doivent le payer à présent par une perte de leurs libertés. Puisque les musulmans ont été et sont toujours discriminés, alors un chrétien ou un athée ne doit plus avoir le droit de critiquer l’islam.

Je ne nie pas la responsabilité de l’Occident dans cette situation : l’esprit de revanche est certainement très compréhensible ; les souffrances que nous avons infligées dans le passé sont infinies ; la mentalité qui en est à l’origine est toujours à l’œuvre, et le racisme, le sexisme et l’homophobie continuent à tuer ; et naturellement, chercher à empêcher les blancs de se déguiser en noirs est sans commune mesure avec ce qu’a été l’esclavage. Mais l’esprit revanchard des Français contre les Allemands après la guerre de 1870 était certainement compréhensible aussi. Il n’en a pas moins mené à la Première Guerre mondiale.

jeudi 13 février 2020

Humanæ vitæ 2 : le retour


Dans les années 1960, le monde et l’Église sont en ébullition. En France, la pilule est autorisée en 1967 ; l’année suivante, mai 68 enclenche une révolution dans les mentalités qui balaye les représentations traditionnelles. Alors qu’Yvonne de Gaulle ne recevait pas les divorcés remariés à sa table, garçons et filles vont pouvoir partager les mêmes bancs à l’école, avant l’autorisation de l’IVG en 1975. Aux États-Unis, en 1969, le festival de Woodstock illustre la libération sexuelle. Derrière ces symboles, une véritable révolution des mœurs et des représentations est en cours : les femmes affirment leur égalité par rapport aux hommes, s’émancipent et gagnent davantage d’autonomie, sexuelle mais aussi politique ou sociale. L’homosexualité cesse peu à peu d’être considérée comme une maladie, puis est de mieux en mieux acceptée et normalisée socialement. La sexualité est progressivement détachée de la procréation, puis du mariage, enfin du sentiment amoureux lui-même.

Pour une fois, l’Église a une toute petite avance sur la société. Les grandes révolutions sociales, on l’a vu, commencent plutôt à la fin des années 1960. L’Église a entamé la sienne en 1958, lorsque Jean XXIII ouvre le Concile de Vatican II, qui fait naître un immense espoir chez de nombreux catholiques, et de grandes peurs chez d’autres – c’est peu après que Marcel Lefebvre fonde son mouvement schismatique traditionaliste, la FSSPX, qui existe toujours.

Mais en 1968, justement, la tendance s’inverse. Confronté à la question de la contraception, le pape Paul VI, qui a pourtant conclu le Concile, fulmine une encyclique restée célèbre, Humanæ vitæ. Contre toute attente, et contre l’avis de ses propres conseillers et experts, il y interdit tout moyen de contraception considéré comme « non naturel », c’est-à-dire notamment le préservatif, la pilule et le stérilet. Ce jour-là, l’Église a manqué une occasion historique de faire un pas dans la bonne direction ; et cela pour rien. Comprenons-nous bien : je ne suis pas en train de dire que l’Église aurait dû « écouter l’esprit du monde » ou « vivre avec son temps », ce qui n’est jamais un gage de bonne conduite (à l’époque de l’esclavage ou de la Shoah, fallait-il « vivre avec son temps » ?). Non, je dis qu’en l’occurrence, le monde avait raison et que l’Église avait tort. En témoigne le vide abyssal et la pauvreté intellectuelle des « arguments » (les guillemets s’imposent) déployés par l’encyclique. Car autant la question de l’avortement est effectivement complexe et n’a pas de réponse simpliste, autant rien, absolument rien, ne vient étayer un tant soit peu solidement l’idée que la sexualité doive forcément être liée à la procréation, ni la séparation complètement arbitraire entre régulation des naissances « naturelle » ou « non naturelle ».

Dans la pratique, ce document a d’ailleurs été très largement ignoré par les catholiques, donc rejeté par le sensus fidelium : une grande majorité continue à utiliser la contraception stigmatisée par l’encyclique. En revanche, il a contribué à décourager beaucoup d’entre eux, en leur faisant perdre l’espoir que l’Église pouvait évoluer vers une meilleure compréhension de la Vérité ; en ce sens, il porte une lourde responsabilité dans l’effondrement du nombre de fidèles précisément à partir des années 1970.

Si je rappelle cette vieille histoire, c’est parce que j’ai le sentiment que l’Église vient de connaître le même genre de moment. François a publié l’exhortation apostolique Querida Amazonia, qui fait suite au Synode sur l’Amazonie de 2019. Ce Synode a été porteur d’un immense espoir, car il a touché à trois questions cruciales pour l’Église d’aujourd’hui : d’une part la possibilité d’instaurer des « rites particuliers », c’est-à-dire différents de ceux de l’Église romaine, en communion avec elle, mais adaptés à la réalité d’un espace et d’une culture particuliers ; ensuite la possibilité d’ordonner prêtres des hommes mariés ; enfin la possibilité d’instaurer un ministère ordonné pour les femmes – ministère de diaconat, pas de sacerdoce, faut pas rêver, mais ça aurait été mieux que rien.

Or, rien, c’est à peu près ce qu’on a eu. Les rites particuliers : oui, mais en ne faisant que rappeler ce que disait déjà Vatican II ; les prêtres mariés : non ; le diaconat féminin : non. Pour François, la solution face au manque de prêtres en Amazonie, c’est de demander aux évêques d’inciter les prêtres à y aller. Voilà. Il a dû s’inspirer de la stratégie de l’État français pour envoyer plus de profs à Mayotte. Vu l’enjeu, c’est quand même bien pauvre, et fondamentalement, c’est du rêve. Le texte est largement une suite de vœux pieux, et apporte très peu de réponses concrètes à nos problèmes pourtant douloureusement concrets.

Pire encore, le texte pose des problèmes sérieux. Il vient en particulier confirmer l’inquiétante tendance de l’Église à dire que les hommes doivent se conformer au Christ, et les femmes à Marie. Cette idée est théologiquement doublement aberrante : d’une part elle radicalise et exagère à l’extrême la différence entre hommes et femmes, qui ne peut pas être niée, mais qu’il ne faut pas faire suivre de conséquences disproportionnées ; d’autre part, elle introduit une inquiétante symétrie entre le Christ et Sa mère, qui ne sont pourtant pas sur le même plan (ou alors, c’est qu’elle renforce l’idée d’une infériorité des femmes par rapport aux hommes – dans tous les cas, c’est absurde). Il faut au contraire rappeler que le Christ est venu comme être humain avant de venir comme homme ; et qu’Il est venu comme homme comme Il est venu comme Juif, parce qu’il n’y a pas d’homme qui soit hors des sexes ou hors des peuples.

Pour ne pas voir que les quatre cinquièmes vides du verre, qu’y a-t-il à sauver dans Querida Amazonia ? D’abord, ses ambiguïtés. La première se trouve dès le §3, dans lequel le pape « présente officiellement » le Document final du Synode sur l’Amazonie, celui qu’avaient rédigé les évêques pour conclure le Synode et qui devait servir de base de travail pour l’exhortation. Accrochez-vous, c’est technique. Il se trouve que ce Document final était beaucoup plus audacieux que ce que le pape a finalement accepté, ce qui donne l’impression que la montagne a accouché d’une souris. Mais ! il se trouve aussi qu’en 2018, le pape a publié la Constitution apostolique Episcopalis communio selon laquelle (art. 18) un document synodal final fait partie du Magistère si le pape le publie et l’approuve expressément. La publication sur le site du Saint-Siège et la « présentation officielle » du §3 valent-elles approbation ? Disons que la porte, sans être vraiment ouverte, n’est pas non plus complètement fermée. François ne tranche pas, mais laisse la possibilité à ses successeurs de s’appuyer sur cette ambiguïté.

Il y en a une autre au §87, qui affirme, pour faire simple, qu’un laïc ne peut pas faire la même chose qu’un prêtre. Bon, rien de bien neuf. À la première lecture, on se dit que c’est une manière pour le pape de refuser l’ordination des hommes mariés. Mais en réalité, le pape ne ferme jamais cette porte non plus. Il écrit même : « La manière de configurer la vie et l’exercice du ministère des prêtres n’est pas monolithique, et acquiert diverses nuances en différents lieux de la terre. » Une fois de plus, pas d’autorisation donnée, mais pas non plus explicitement refusée, et un successeur moins conservateur que lui pourrait prendre appui sur ce genre de phrase pour changer la discipline. François est ici fidèle à sa méthode : pas de coup d’éclat, pas de coup de tonnerre, pas de révolution, rien qui puisse immédiatement déclencher un gros schisme, mais la mise en place progressive de petites points de passage discrets qui pourront être élargis plus tard. Seulement, on se demande quand même s’il ne finit pas par se perdre dans cette méthode. Amoris lætitia autorisait la communion pour les divorcés remariés dans une note de bas de page, mais elle l’autorisait explicitement, sans l’ombre d’un doute. Querida Amazonia déverrouille peut-être encore quelques serrures, mais n’ouvre plus aucune porte.

J’ai aussi beaucoup aimé le §46, qui cite le poète et musicien Vinícius de Moraes : « Le monde souffre de la transformation des pieds en caoutchouc, des jambes en cuir, du corps en tissu et de la tête en acier […]. Le monde souffre de la transformation de la bêche en fusil, de la charrue en char de guerre, de l’image du semeur qui sème en celle de l’automate avec son lance-flammes, dont le semis germe en désert ». Le pape y appelle « à nous libérer du paradigme technocratique et consumériste qui détruit la nature et qui nous laisse sans existence véritablement digne » : Tol Ardor ne dirait pas autre chose, et je ne peux qu’applaudir à cette critique très tolkienienne, ou heideggérienne, de la société techno-industrielle qui s’inscrit dans la droite ligne de Laudato si’. Plus généralement, le pape cite des poètes à de très nombreuses reprises, et cela aussi est heideggérien : la fin de la citation de Vinícius (« Seule la poésie, grâce à l’humilité de sa voix, pourra sauver ce monde ») n’est pas sans rappeler le rôle que Heidegger attribuait à la poésie, et spécialement à celle de Hölderlin, dans un éventuel salut.

Chacun comprendra que ces points indéniablement positifs ne risquent pas de suffire à me consoler de la déception que j’ai à voir l’Église manquer une occasion pareille de s’améliorer. Finalement, que retiendrons-nous du pontificat de François ? Les avancées concrètes et réelles, il y en a pour l’instant eu deux : l’autorisation de l’accès aux sacrements pour les divorcés remariés, et surtout un discours presque entièrement juste sur la question écologique, avec en particulier l’appel explicite à la décroissance dont nous avons tant besoin. Ce n’est pas négligeable ; mais ce n’est pas suffisant pour un pontificat en période de crise aiguë, non seulement de l’Église, mais du monde.

À part ces avancées de fond, François semble être un pape d’avancées surtout symboliques : il fait accorder la communion au président argentin, qui vit en concubinage et promeut la dépénalisation de l’avortement dans son pays ; il fait exposer la Pachamama amazonienne au Vatican ; dans Querida Amazonia, la quasi-totalité du §44 est une citation de Pablo Neruda. Un quasi-paragraphe d’une exhortation apostolique post-synodale écrite par un poète membre du Parti communiste chilien, il fallait oser ! Tout cela est très bien, mais là encore, ce n’est pas à la hauteur de la Crise que nous commençons tout juste à traverser.


Quand, de 1545 à 1563, le Concile de Trente s’est attaqué à la question de la Réforme protestante, je suis très loin d’être sûr que ses décisions aient été majoritairement bonnes, d’un point de vue moral. Je suis même convaincu que beaucoup ont été très mauvaises. Mais elles étaient au moins adaptées, adaptées à la crise de ce temps-là, c’est-à-dire intelligentes. En 2020, nous n’en sommes même plus là : notre Église conserve des choix moralement mauvais et inadaptés à notre temps. Je ne sais pas combien de temps la hiérarchie de l’Église s’enferrera dans cette impasse ; mais tôt ou tard, les simples fidèles devront prendre des mesures fortes. For such if oft the course of deeds that move the wheels of the world: small hands do them because they must, while the eyes of the great are elsewhere.

mardi 11 février 2020

Hommage à Christopher, l’autre Tolkien


John Ronald Reuel Tolkien a d’abord été pour moi un auteur de génie, et celui qui a écrit l’œuvre littéraire qui me touche le plus au monde ; et il est toujours avant tout cela. Je suis plongé en permanence dans ses romans et ses poèmes : quand je vais mal, quand je vais bien, quand j’ai besoin d’un conseil ou d’un soutien, ou tout simplement quand j’ai besoin de m’évader et de penser à autre chose qu’aux barreaux et aux gardiens. De cette passion, j’ai essayé de faire un objet d’étude, à ma modeste échelle.

Ce goût, je le partage avec des millions de personnes à travers le monde. Sans entrer dans la querelle pour savoir quel livre ou quel auteur est le plus vendu au monde, on ne s’avance pas trop en affirmant que Tolkien est un des auteurs dont les livres ont été le plus diffusé à travers le monde. Ce qui est plus intéressant, c’est la relation que ses lecteurs développent à son œuvre : un rapport souvent passionnel, profond, intime et presque dévorant. Ainsi se constitue une communauté d’admirateurs au comportement bien étrange pour ceux qui n’en sont pas : des gens qui affichent sur leurs murs des cartes de la Terre-du-Milieu, capables de discuter des heures durant sur des forums pour savoir si Tom Bombadil est un maia ou non, si les orcs sont d’origine humaine ou elfique, et qui explorent non seulement la moindre œuvre de fiction du Maître, mais encore sa biographie et sa correspondance. À ma connaissance, il n’existe pas de réel équivalent à cette ardeur dans le monde de la littérature : même les fans d’Harry Potter ne vont pas jusque-là. Pour trouver des attitudes comparables, il faut aller chercher du côté des religions.

À cet égard, ceux qui me connaissent savent justement que mon rapport à cet homme illustre va bien au-delà de l’amour littéraire et de la passion universitaire pour un écrivain. La lecture des romans de J. R. R. Tolkien a complètement bouleversé ma vision du monde et a façonné la Weltanschauung qui, plus de vingt ans après, est toujours la mienne. C’est ce « dangereux mystique », pour reprendre un mot de mon grand-père, qui m’a – et je crois que ça lui fait encore bien plus plaisir que l’amour que je porte à son œuvre – donné la foi et fait abandonner l’athéisme de mon enfance ; puis, il a très largement contribué à faire évoluer ce théisme premier vers le christianisme et le catholicisme. Un catholicisme très hérétique, j’en conviens, et qu’il regarderait sans doute avec un certain effarement, mais un catholicisme tout de même. Je ne serais pas croyant sans le Silmarillion, et je ne serais sans doute pas chrétien sans l’Athrabeth Finrod ah Andreth. Et je ne parle même pas de mes conceptions de la politique, de l’économie, de l’art, de l’histoire, du temps, des mythes : je ne suis évidemment pas Tolkien en tout, mais tout a été tolkienisé chez moi ; il n’y a pas un seul aspect de ma vie d’où Tolkien soit complètement absent. La première fois que j’ai fait un chèque à mon beau-frère, il m’a dit que je m’étais trompé et que j’avais fait ma signature elfique, avant de comprendre que je n’en avais pas d’autre.

Or, qu’on en soit à mon stade ou qu’on aime seulement cette œuvre littéraire, il y a quelque chose que tout le monde ne sait pas, et c’est que ce n’est pas seulement à John Ronald que nous devons cette œuvre. Un autre Tolkien a immensément fait pour que nous puissions en profiter : son troisième fils, Christopher John Reuel Tolkien.

 Né le 21 novembre 1924, alors que son père est âgé de 32 ans, Christopher a baigné toute sa vie dans l’œuvre de son père, au point de dire que les villes du Silmarillion avaient plus de réalité pour lui que Babylone ; et dès le début, il a joué un rôle actif dans la formation de cette œuvre. Il ne s’est pas contenté de l’écouter, enfant et adolescent, et d’en faire la critique : il a participé à son élaboration. Son père le consulte sans arrêt, spécialement pour l’élaboration des cartes, si essentielles à l’histoire. De 1943 à 1945, alors qu’il est engagé dans la guerre, son père lui fait part de l’avancée du Seigneur des Anneaux, qu’il est en train d’écrire, non sans de grandes difficultés.

Mais son rôle a été bien plus grand encore après la mort de J. R. R. Tolkien. Car en 1973, ce dernier laisse inachevée la majeure partie de son œuvre. La partie publiée de son Légendaire, à ce moment, se limite à peu près au Hobbit et au Seigneur des Anneaux, auxquels il faut ajouter quelques poèmes. L’œuvre qui lui tenait le plus à cœur, le Silmarillion, n’est encore qu’un ensemble de brouillons plus ou moins aboutis. Christopher devient alors son exécuteur testamentaire, et c’est à lui que nous devons tout le reste : d’abord le Silmarillion en 1977, pour lequel il reçoit l’aide de Guy Gavriel Kay ; ensuite les Contes inachevés, en 1980 ; l’année suivante, les lettres de son père, une source inestimable pour la connaissance et la compréhension tant de Tolkien lui-même que de son Légendaire ; entre 1983 et 1996, l’immense travail éditorial en 12 volumes de l’History of Middle-Earth (HoME) ; puis, une série d’autres textes : Les Enfants de Húrin en 2007, Beren et Lúthien en 2017, La Chute de Gondolin en 2018 – sans compter les publications non liées au Légendaire, et les œuvres qu’il a lui-même écrites ou traduites. Autant dire qu’il a travaillé jusqu’à la fin de sa vie au dévoilement de l’œuvre de son père.

En d’autres termes, sans l’exécuteur littéraire que fut Christopher pour l’œuvre de Tolkien, nous n’aurions qu’un Légendaire amputé, mutilé. Christopher a réalisé un des vœux les plus chers de son père ; et à nous, il a ouvert et offert un monde qui, sans lui, nous serait à tout jamais resté très largement fermé. Nous profitons, pour certains, comme moi, chaque jour, d’un univers dont, sans lui, nous ne soupçonnerions qu’à peine l’existence. Pour tout cela, qu’il était seul à pouvoir accomplir, il a ma reconnaissance infinie.

Christopher Tolkien est mort à Draguignan, le 16 janvier dernier, à l’âge de 95 ans.

Lors d’une rencontre avec Alan Lee organisée autour de la magnifique exposition consacrée à Tolkien à la Bibliothèque nationale de France, Vincent Ferré, un des meilleurs spécialistes de cet auteur dans le monde francophone, lui a rendu un poignant hommage. Visiblement ému – je ne le connais pas, et je ne sais pas si c’est sa manière ordinaire de parler, mais il m’a semblé à plusieurs reprises qu’il n’était pas très loin des larmes –, il a cité une lettre qui m’avait effectivement beaucoup touché la première fois que je l’avais lue, et qui résonne encore plus en moi depuis que je suis père moi-même. Dans cette lettre du 30 avril 1944, J. R. R. Tolkien écrit à son fils, alors engagé dans la guerre :

« Tu as été un présent si spécial pour moi, à une période de chagrin et de souffrance morale, et ton amour, se déployant immédiatement, presque au moment où tu es né, m’a prédit comme si tu m’avais parlé que je serais toujours consolé par la certitude que cela ne connaîtra jamais de fin. Il est probable que nous nous retrouverons sous l’œil de Dieu, “tout entiers et unis”, dans peu de temps, mon cher petit ; et il est certain que nous avons un lien spécial qui durera au-delà de cette vie. »

Il y a quelques années, j’avais écrit à Christopher Tolkien une lettre pour le remercier de tout ce que devais à son père et à lui. Je ne saurai probablement jamais s’il l’a ne serait-ce que reçue – son adresse n’était évidemment pas dans le bottin –, mais je suis heureux d’avoir fait le geste.

Nous, catholiques, n’attendons pas toujours que l’Église ait canonisé quelqu’un pour le considérer comme saint. Une religieuse que j’avais rencontrée et avec laquelle j’avais beaucoup échangé à une époque où mon chemin vers le christianisme n’était pas encore achevé m’avait parlé un jour de la « communion des saints », et m’avait dit que les saints ne se limitaient pas à la liste officiellement reconnue par l’Église, mais étaient tous ceux qui étaient parvenus auprès de Dieu et vivaient dans Sa communion. Elle-même s’adressait comme à une sainte à sa grand-mère, morte des années auparavant. Dans ma spiritualité quotidienne et personnelle, pourtant peu portée sur les saints, John Ronald Reuel Tolkien est un des rares que je prie – mon Dieu, que la phrase peut sembler étrange à qui n’est pas catholique ! Et je pense que, d’ici quelque temps, il en sera de même pour son fils, le second Tolkien.

Christopher Tolkien (1924-2020).