On entend souvent dire que notre époque serait en « perte
de repères » et ne saurait plus distinguer le Bien du mal. Qu’elle ne
sache pas distinguer le Bien du mal
me semble une évidence ; mais dire qu’elle ne saurait plus le faire ou que nous serions en « perte de repères »
impliquerait qu’avant, nous avions des
repères qui nous permettaient justement d’établir cette distinction, et que
nous les aurions perdus.
Cette thèse est la plupart du temps l’apanage de
réactionnaires nostalgique d’un passé perdu, contre lesquels ceux qui se
revendiquent du « progressisme » n’ont aucun mal à démontrer que ce
passé est en fait idéalisé, et que les « repères » perdus étaient éminemment
critiquables. Il est vrai que dans le passé, un certain nombre d’idées
faisaient très largement consensus dans nos sociétés, et formaient donc des « repères »
communs. Reiser s’en était moqué dans une planche sur la famille où il parlait
de la première communion, cet important rituel ou l’enfant « apprend les grandes
vérités qui règleront sa vie d’adulte » : on y voyait, devant un
gamin tout ouïe, une grande tablée d’adultes bâfrant proclamer doctement que « les
nègres sont plus francs que les arabes », « les juifs se tiennent pas
la patte », « si t’es trop bon, les autres te chient sur la gueule »…
Il aurait pu en ajouter d’autres : « les pédés c’est dégueulasse »,
« les femmes sont quand même pas faites pour la mécanique », etc.
Ces prétendus « repères », pour lesquels vous
aurez compris que je ne nourris aucune nostalgie, sont effectivement en train, peut-être
pas de disparaître, mais du moins de s’effacer. Cependant, le processus est
très loin d’être achevé, ce qui explique que notre société n’ait plus d’élément
de culture commune. Ce qu’on appelle la « perte de repères » de nos
sociétés, c’est cette situation d’être au milieu du gué, entre un système de
valeurs qui s’effondre, mais qui n’est pas mort, et un autre, qui n’est encore
ni pleinement structuré, ni surtout accepté par une grande majorité de la population.
Il en résulte une véritable fracture – plus encore, une haine – entre ceux qui,
foncièrement, regrettent les anciennes représentations, et qu’on peut regrouper
sous l’étiquette de « réactionnaires », et ceux qui au contraire
voudraient finir de les abattre, et qu’on peut regrouper sous l’étiquette de « progressistes ».
Nous sommes donc à un moment critique de notre histoire, car il s’agit de bâtir
et de choisir le système de valeurs qui peut devenir celui de l’humanité pour des
siècles – autant ne pas se tromper.
Moi qui ne me revendique ni de l’un ni de l’autre camp, je
ne peux que constater deux choses. D’une part, nous n’avons pas à regretter le
monde raciste, sexiste et homophobe d’hier ; et en cela, je donne raison
aux progressistes. Mais d’autre part, le système moral que nous proposent les
progressistes pour remplacer l’ancien me semble mauvais, incohérent et
liberticide – et en cela, je donne raison aux réactionnaires.
L’illustration
principale en est pour moi l’immense confusion morale dans laquelle nous sommes
plongés, et dont nous avons des illustrations tous les jours. Cette confusion
réside essentiellement dans le fait d’avoir perdu toute idée de la hiérarchie des valeurs et des problèmes.
Les chroniqueurs, les journalistes, mais aussi le commun des mortels sur les
réseaux sociaux, mettent ainsi dans le même sac un carnaval espagnol, où des
gens déguisés en nazis accompagnent des gosses portant l’étoile jaune, un
couple gay brûlé en effigie en Croatie, le fait de se déguiser en membre du Ku
Klux Klan, les blackfaces, et j’en passe.
Mon
but n’est pas ici de juger chacun de ces faits, ce qui nécessiterait une longue
analyse (et qui est, fondamentalement, le travail de la justice, si elle est
saisie, plus que d’un blog ou des réseaux sociaux). Ce que je voudrais, c’est
montrer qu’entre ces événements, qui sont traités par les médias et le peuple rigoureusement de la même manière, il y
a en réalité un gouffre. Brûler en effigie un couple homosexuel avec un enfant,
c’est indéniablement un appel à la violence. Danser sur du Rihanna devant de
fausses cheminées de chambres à gaz est de mauvais goût, mais n’a de toute façon
pas la même gravité. Enfin, faire une blackface ou se déguiser en membre du KKK, c’est
un déguisement, autrement dit ça ne
présente aucun problème moral – je l’ai
déjà démontré ailleurs.
On en arrive donc à une situation où règne la confusion la
plus totale et où, sans que personne ne le reprenne, un journaliste met dans le
même sac un appel au meurtre et un déguisement ; donc ce qui est un délit
pénal et ce qui relève, au pire, du mauvais goût, et ne saurait donc faire l’objet
d’un procès. Ce qui fait ici défaut, ce sont les critères objectifs qui permettent d’établir ces hiérarchies morales
pourtant indispensables. On peut trouver d’autres exemples, en particulier autour
de la notion d’appropriation culturelle. Là encore, on nage en plein délire !
Il ne serait pas possible pour un blanc de porter un costume amérindien, voire
des dreadlocks ? La pauvreté, l’inanité des arguments avancés sont
révélatrices. Certains parlent de « moquerie » ; je ne crois
pas, mais quand bien même, la moquerie est légale et doit le rester ! On
exige d’historiciser des tenues, des maquillages ; mais au nom de quoi ?
On parle de reprise de stéréotypes et de méconnaissance ; peut-être !
Et alors ? Le discours vrai n’est
pas le seul qui soit permis par la liberté d’expression, tout le principe est
là ! Par ailleurs, qui, quelle autorité, viendrait valider l’historicité d’un
discours sur un costume ?
Ce qu’on appelle l’appropriation culturelle a toujours existé ;
seulement, pendant longtemps, on a appelé cela du syncrétisme, et tout le monde
se rendait compte qu’il n’y avait pas de problème. Les Romains adoraient Isis à
Rome : une culture dominante s’appropriait la religion d’une culture
dominée, oouuuuh ! Inversement, les Gaulois soumis à l’Empire ont adopté
leurs thermes et en ont été plutôt contents ; de la même manière que
curieusement, ceux que j’ai entendu critiquer l’appropriation culturelle des
blancs au nom des minorités qu’ils représentaient parlaient français et étaient
habillés à l’occidentale sans apparemment ressentir le besoin d’historiciser
tout cela.
J’ai lu des articles et regardé des vidéos sur le sujet. Ce
qui frappe, c’est d’abord que ceux qui s’opposent à l’appropriation culturelle
partagent une vision communautariste à l’extrême de la société : chacun
doit rester dans son coin et surtout ne pas se mélanger aux autres. Ainsi, même
les membres d’une minorité (par exemple turque musulmane) sont sommés de ne
pas, mettons, porter un kimono, ce qui serait de l’appropriation culturelle aussi. On sent que les gens sont un peu
gênés, que c’est quand même moins grave pour eux que si un chrétien blanc le
faisait ; mais la réponse reste néanmoins la même. Je le dis tout net :
ce n’est pas la société dans laquelle j’ai envie de vivre.
Ce qui est extraordinaire, c’est que ces gens, au nom de l’antiracisme,
de la lutte contre les anciennes dominations, de la « décolonisation des
imaginaires », etc., sont précisément en train de reconstruire une vision
communautariste de la société, c’est-à-dire une conception où la question de l’identité est au cœur des débats :
chacun est appelé à défendre son identité et à ne surtout pas la métisser avec
l’identité de l’autre. Poser l’identité comme première valeur, c’est très
exactement le socle de la pensée d’extrême-droite.
Claude Monet, La Japonaise - Portrait de Camille Doncieux en kimono, 1876 |
Reste à savoir d’où vient tout cela. Pourquoi cette grande confusion ?
Pourquoi ces thèmes sont-ils si sensibles ? Pourquoi polarisent-ils autant
la société ? Pourquoi des gens me retirent-ils de leurs amis sur Facebook quand
je ne suis pas d’accord avec eux sur ce point, alors que sur des questions bien
plus importantes (l’écologie, les inégalités…) je peux bien dire autre chose qu’eux
sans qu’ils s’en offusquent ? Je crois que cela tient à deux choses.
La première, c’est que cette confusion est entretenue à
dessein par des gens qui cherchent à brutaliser les débats. Ces questions sont
ainsi utilisées, de manière stratégique, pour polariser systématiquement la
société en camps opposés, parce que touchant à l’intime, elles peuvent plus
facilement être transformées en armes. Ainsi, toutes les nuances de la pensée
sont effacées au profit de réductions simplistes : si je refuse de condamner les blackfaces, alors les progressistes me renvoient immédiatement au même niveau
que Zemmour. Si inversement je
défends l’adoption pour les couples homosexuels, alors je suis immédiatement catégorisé par les réactionnaires comme
un homme sans morale et qui refuse toute forme de limite à la réalisation des
désirs individuels. De cette manière, chaque camp constitue le groupe non pas même
de ses adversaires, mais carrément de ses ennemis. L’objectif, généralement non
assumé, est la guerre civile et l’élimination de cet ennemi (parfois c’est
assumé : voyez par exemple de nombreux discours du PIR).
La seconde, c’est que cette confusion tient à la fois d’une paranoïa
et d’un esprit revanchard. Tous ceux qui ont été opprimés, dominés, soumis,
brimés hier utilisent leurs libertés nouvelles pour chercher à se venger aujourd’hui
de leurs oppresseurs. La logique est simple : puisque les blancs ont
opprimé dans le passé les populations d’Afrique, et les oppriment toujours dans
une moindre mesure, ils doivent le payer à présent par une perte de leurs
libertés. Puisque les musulmans ont été et sont toujours discriminés, alors un chrétien
ou un athée ne doit plus avoir le droit de critiquer l’islam.
Je ne nie pas la responsabilité de l’Occident dans cette
situation : l’esprit de revanche est certainement très compréhensible ;
les souffrances que nous avons infligées dans le passé sont infinies ; la
mentalité qui en est à l’origine est toujours à l’œuvre, et le racisme, le sexisme
et l’homophobie continuent à tuer ; et naturellement, chercher à empêcher
les blancs de se déguiser en noirs est sans commune mesure avec ce qu’a été l’esclavage.
Mais l’esprit revanchard des Français contre les Allemands après la guerre de
1870 était certainement compréhensible aussi. Il n’en a pas moins mené à la Première
Guerre mondiale.
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