C’est devenu habituel : avant d’écrire, je mets des
gants.
Première paire. Non, je ne pense pas que ceux qui critiquent
la remise à Polanski du César du meilleur réalisateur fassent preuve d’antisémitisme.
Ceux qui affirment le contraire font même usage d’un bien mauvais argument,
facile à démonter.
Deuxième paire. Non, je ne pense pas qu’un artiste soit
au-dessus des lois, ou que Polanski doive ne pas être jugé. J’invite à une
certaine prudence : Polanski ne doit pas être au-dessus des lois, mais il
ne doit pas non plus faire l’objet d’un acharnement. S’il n’est pas extradé, ce
n’est pas par régime spécial, mais parce que la France refuse la plupart du temps
l’extradition de ses citoyens. De même, si les faits qu’on lui reproche sont
prescrits, il est logique qu’il ne soit pas condamné, parce que la prescription
vaut pour tout le monde, et qu’elle est une nécessité – on ne peut pas la supprimer,
ça reviendrait à mettre sur un pied d’égalité un viol et la participation à un
génocide. Mais ne pas être condamné
ne signifie pas qu’il ne doive pas être jugé :
oui, la justice doit faire son travail.
Troisième paire. Non, je n’invite pas, comme le prétend Maïa Mazaurette, à « passer à autre chose » ou à « tourner la page ».
Là encore, je suis évidemment favorable au travail de la justice. Encore
faut-il examiner les faits. Pour la
seule affaire dans laquelle Polanski a reconnu sa culpabilité, le viol de
Samantha Geimer, née Gailey, en 1977, il
a déjà été jugé, il a effectué une partie de sa peine, puis a été libéré dans le
cadre de la procédure légale. Certes, il a ensuite fui les États-Unis, mais c’est
parce que le juge s’était ravisé et le menaçait d’un emprisonnement qui pouvait
légalement durer cinquante ans, et ce alors que, de l’aveu même du procureur,
la peine effectuée par le réalisateur correspondait à la sentence déjà
prononcée.
Quant aux autres affaires, je ne vais pas en faire le détail
ici : 140 avocates pénalistes se revendiquant féministes viennent de rappeler que « Roman Polanski a fait l’objet de plusieurs accusations
publiques, parmi lesquelles une seule plainte judiciaire qui n’a donné lieu à
aucune poursuite : il n’est donc pas coupable » des crimes dont il a
été accusé postérieurement à l’affaire de 1977. Les avocates rappellent également,
et très opportunément, qu’il « est urgent de cesser de considérer la
prescription et le respect de la présomption d’innocence comme des instruments
d’impunité : en réalité, ils constituent les seuls remparts efficaces
contre un arbitraire dont chacun peut, en ces temps délétères, être à tout
moment la victime ». Et de constater enfin « qu’une inquiétante et
redoutable présomption de culpabilité s’invite trop souvent en matière
d’infractions sexuelles. Ainsi devient-il de plus en plus difficile de faire
respecter le principe, pourtant fondamental, selon lequel le doute doit
obstinément profiter à l’accusé ». Ne m’écoutez pas moi :
écoutez-les, elles.
Je ne suis donc pas en train d’appeler à « passer à
autre chose » au nom du pardon accordé officiellement et de manière
répétée à Polanski par sa victime. J’incite en revanche à ne pas tout mélanger
et à établir les distinctions qui s’imposent, et tout particulièrement, n’en
déplaise à Maïa Mazaurette, la distinction entre l’œuvre et l’artiste, dont j’avais
déjà parlé ici ou là.
La chroniqueuse du Monde
refuse cette distinction et joue de l’humour : « quand on veut nous
découper en morceaux, c’est toujours une mauvaise nouvelle ». Fragile,
comme argument. Elle développe : « la sociologie démontre depuis des
décennies à quel point […] notre sexualité est une éponge […] : elle
éponge le contexte, et le contexte l’éponge en retour. Vous pouvez fermer votre
chambre à coucher à triple tour, elle demeurera ouverte à tous les vents. Vous
pouvez éteindre la lumière, vous serez rattrapé(e) par les écrans noirs et les
salles obscures. » Des métaphores verbeuses et confuses, à mon avis, avec
une question : quelle conclusion pratique
en tirer ?
Comme souvent, Maïa Mazaurette reste dans le vague. D’un
côté, elle demande à remettre les œuvres d’art dans leur contexte pour pouvoir en profiter : « c’est
parce que le contexte est pris en compte que nous pouvons encore lire des
textes antisémites (Céline), contempler des peintures érotisant de très jeunes
filles (Thérèse rêvant, de Balthus, menacée en 2017 par une
pétition), ou conserver des statues de Thomas Jefferson (que plusieurs
universités américaines ont voulu déboulonner, en raison des opinions racistes
du troisième président des États-Unis). » De l’autre, elle critique le
prix remis à Polanski et s’interroge : « n’hésitons pas à demander
qui a intérêt à découper en morceaux les différentes facettes de notre
personne ».
Pardon, mais où est la cohérence ? En quoi la recontextualisation
devrait-elle profiter à Louis-Ferdinand Céline mais nous conduire à boycotter
Polanski ? Céline a publié des pamphlets violemment antisémites pendant la
Seconde Guerre mondiale, et a donc attisé les haines antisémites précisément au
moment où elles avaient les conséquences et les applications les plus
abominables. Dans le même ordre d’idées, de très nombreux artistes ont eu un
comportement ou des idées douteux, voire abjects. Voltaire était antisémite et
n’avait pas de mots assez durs contre l’islam ; Claudel a fait interner sa
sœur par peur du scandale ; André Gide était notoirement pédophile,
Gauguin aussi ; Schopenhauer prêtait ses fenêtres à la police pour tirer
sur des manifestants. Doit-on les mettre à l’index ? Un prix de cinéma
récompense un artiste, une réalisation, un montage, un jeu d’acteur. Ce n’est
pas un prix de moralité ou de bonne conduite. Si certains veulent instaurer des
prix de moralité, très bien, qu’ils le fassent ! Et si c’est Polanski qui
le décroche, là d’accord, ce sera un scandale. Mais depuis quand les Césars
sont-ils un tribunal des bonnes mœurs ?
Non seulement les charges proprement judiciaires pesant sur
Polanski sont, on l’a vu, assez fragiles à l’épreuve des faits, mais quand bien même elles seraient établies, essayer d’empêcher
des cinémas de diffuser ses films ou une académie de lui remettre un prix
relève d’une incroyable confusion. On accuse le public d’être complice, en
affirmant que la différence avec Céline, c’est que Polanski est vivant, et qu’aller
voir ses films lui rapporte de l’argent. Et alors ? S’il a commis des
actes pénalement répréhensibles et non prescrits, il doit être jugé et condamné ;
mais quel rapport avec l’argent rapporté par ses œuvres ? Si un artiste
est mis en prison pour viol, la peine, c’est la privation de liberté, et rien de plus. De la même manière qu’on
ne doit pas cesser de se préoccuper du bien-être des détenus en prison, parce
qu’ils ont été condamnés à de la prison, et pas
à une vie indigne, une condamnation à la prison ne serait pas une condamnation à ne plus toucher de droits d’auteur.
Je n’oblige évidemment personne à aller voir des films de
Polanski ou à apprécier la manière dont ils sont réalisés. On m’a dit : « si
Marc Dutroux sortait un livre, je n’aurais pas envie de le lire, quelle que
soit sa qualité littéraire ». Très bien ! Chacun est libre de faire
ses choix. Mais qu’on ne cherche pas à empêcher les autres de faire un autre
choix.
Ce qui est d’autant plus regrettable, c’est qu’à côté de
cela, la grande majorité des revendications des mêmes manifestations féministes
sont légitimes. Oui, les femmes sont moins payées que les hommes ; oui, un
plafond de verre les empêche souvent d’accéder aux responsabilités ; oui,
elles sont plus que les hommes victimes de violences, sexuelles ou autres. Mais
de nos jours, si, tout en reconnaissant cela, vous justifiez l’attribution à Polanski
du prix de la meilleure réalisation, c’est fini ! Pour beaucoup, vous devenez
illico celui avec qui il est impossible de dialoguer.
C’est très révélateur. Et ce qui est très inquiétant, dans cette
affaire, c’est que le refus de telles distinctions a toujours, historiquement,
été l’apanage des régimes politiques violents, souvent totalitaires ou à
tendance totalitaire. J’y vois une nouvelle illustration de la crise que
traversent nos sociétés : une montée des communautarismes et surtout des
haines entre communautés. La rage et l’esprit de revanche rendent les
raisonnements et les discussions posées de plus en plus impossibles. On agit de
plus en plus selon une logique de camps et chacun classe les autres entre
alliés et ennemis. Personne, logiquement, ne devrait s’en réjouir.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire