jeudi 26 mars 2020

Ce dont nous mourrons


Avons-nous des raisons d’avoir peur ? Est-ce qu’on va tous mourir ? Est-ce que le gouvernement en fait trop ou pas assez ? Finalement ces questions ne sont pas très intéressantes. Au risque d’être accusé de polémiquer, je préfère m’en poser d’autres. Par exemple, de quoi vont mourir ceux qui vont mourir.

Pour ça, il faut savoir ce qu’est le covid-19. Gaël Giraud, jésuite et directeur de recherches au CNRS, l’a rappelé dans un très bon article publié sur Reporterre : « une pandémie un peu plus virale et létale que la grippe saisonnière, dont les effets sont bénins sur une vaste majorité de la population mais très graves sur une petite fraction. » Tout est là. Pour beaucoup de gens, ce coronavirus est visiblement moins grave que la grippe saisonnière ; chez certains, il ne provoque qu’un rhume, souvent accompagné de fièvres. En revanche, chez d’autres, heureusement beaucoup moins nombreux, les difficultés respiratoires aiguës nécessitent l’intubation, la respiration artificielle et la réanimation. L’un dans l’autre, le covid-19 est nettement plus mortel que la grippe saisonnière : dans l’état actuel de nos (maigres) connaissances, autour de 4% des personnes affectées meurent, contre moins de 1% pour la grippe.

L’écart de mortalité entre les deux maladies (de 1 à 5 ou de 1 à 10, encore une fois, les données sont pour le moment lacunaires et imprécises) ne reflète à l’évidence pas l’écart entre ce que nous vivons en ce moment et pendant une grippe saisonnière. Par ailleurs, certains pays s’en sortent mieux que d’autres. L’Allemagne ou le Japon ont moins de morts que la France ou l’Italie : il y a trois jours, quand la France enregistrait près de 200 nouveaux décès (sans compter ceux des EHPAD…), il y en avait moins de 30 en Allemagne, qui compte pourtant 16 millions d’habitants de plus.

Pourquoi ? Sans prétendre que ce soit lié à un facteur unique, il y en a un qui est prépondérant : l’Allemagne a bien plus de places en réanimation que la France par habitant. Gaël Giraud donne les chiffres : en France, 0,73 lit de réanimation pour 10 000 personnes ; en Italie, 0,53 ; en Allemagne, 1,25. Qu’on compare aux nombre de morts par personne infectée dans chacun des droits pays, c’est sans appel. C’est encore Giraud qui en parle le mieux : « nous n’avons plus de système de santé publique digne de ce nom mais une industrie médicale en voie de privatisation ». Il n’est pas rentable de maintenir des centaines de lits de réanimation qui, en temps normal, ne servent pas ; du coup on les supprime, et quand frappe une épidémie exceptionnelle, on ne les a plus.

Alors bien sûr, certains seraient morts même sans ça. Beaucoup de personnes à risques, particulièrement sensibles au covid-19, auraient succombé même en réanimation et avec un respirateur artificiel. Mais les médecins sont déjà en train de trier les patients, c’est-à-dire de décider qui doit aller en réanimation et qui n’y a pas droit, et cela ne va faire que s’accroître jusqu’au pic de la vague. Ce qui signifie que beaucoup seront tués non par le virus, mais par le fait de ne pas avoir de place en réanimation ; en d’autres termes, beaucoup de ceux qui vont mourir mourront non pas du covid-19, mais de la politique néo-libérale menée en France depuis au moins quarante ans. Et mourir quand on a, mettons, 45 ans et qu’on est père de trois enfants, parce que votre pays a fait le choix de supprimer des lits d’hôpital alors qu’il avait les moyens techniques et financiers de les maintenir, c’est vraiment une des morts les plus con qui soient.

La question du nombre de places dans les hôpitaux n’est d’ailleurs qu’un aspect de la question. On peut aussi l’illustrer, comme je l’ai dit dans mon précédent billet, par la confiance aveugle accordée par nos dirigeants à la mondialisation, censée pourvoir ad vitam à tous nos besoins via les délocalisations et la « nouvelle division internationale du travail ». Les Chinois devaient nous fournir en masques ; à présent, le gouvernement est obligé d’appeler à l’aide les entreprises et les particuliers pour couvrir son incurie et son imprévoyance !

Même « appel à l’aide » de la part de Martin Hirsch, directeur général de l’Assistance publique – Hôpitaux de Paris. On appelle les soignants au secours en leur demandant de venir prêter main-forte ; les particuliers sont appelés à donner de l’argent. Eh ! Si les budgets des hôpitaux n’avaient pas été amputés depuis si longtemps, si le nombre de nos médecins n’étaient pas en chute libre, nous aurions tout ce dont nous avons besoin ! Un système pour financer la santé publique, on en avait un, ça s’appelait la Sécurité sociale. On la démantèle à un point où même en temps normal, elle a du mal à assurer sa mission ; forcément qu’en période de crise, ça craque !

Bref, depuis 40 ans, on refuse de prendre l’argent là où il se trouve (dans les poches des plus riches, les dividendes des actionnaires et les paradis fiscaux), puis on nous dit qu’on n’a pas d’argent, enfin on coupe dans les budgets essentiels ; ceux qui vont mourir ne payent même pas le prix de ces politiques ; leur mort est le prix payé par nos politiciens pour avoir le droit de lécher le cul des plus riches, en toute connaissance de cause !

Les différents gouvernements français depuis 40 ans, et l’actuel au premier chef, auront donc sur la conscience une bonne partie des morts de l’épidémie. C’est ce qu’a souligné à sa manière Frédéric Lordon dans un article intitulé « Les connards qui nous gouvernent », qui reste, à l’heure actuelle, le meilleur de ceux que j’ai lus sur la situation présente. Alors je ne dis pas que les gouvernements allemands ont la conscience tranquille : eux aussi ont supprimé des lits d’hôpital, et l’Allemagne pourrait faire mieux qu’elle fait ; mais moins, en proportion de la population.

Sur le fond, rien de bien neuf. Nous avons ici la preuve et l’illustration de ce que bien des gens, moi compris, disent depuis des années ou des décennies : le capitalisme libéral tue. Il ne se contente pas de générer des injustices, des souffrances et des inégalités immenses, il tue. Je ne suis pas le premier à le voir.

En revanche, un point m’inquiète : c’est que même parmi les critiques de ces politiques gouvernementales, il s’en trouve (et Gaël Giraud en fait partie, je suis au regret de le dire) pour citer la Corée du Sud et Taïwan en exemple, y compris dans le traçage des malades. Or, il faut dire exactement de quoi il s’agit : accéder sans leur accord aux données des téléphones portables des personnes infectées, afin de pouvoir savoir avec qui ils ont eu des contacts, puis suivre leurs déplacements en temps réel et avertir la population du passage d’un malade dans un endroit précis qu’il s’agit d’éviter.

Ceux qui reprochent le confinement au gouvernement et promeuvent ce genre de moyens sont soit aveugles, soit complètement idiots (à moins qu’ils ne souhaitent la marche forcée vers le totalitarisme). De plus en plus de gens dénoncent, et c’est tant mieux, le fait que les attaques gouvernementales menées contre le Code du travail à l’occasion de la crise sanitaire vont être pérennisées. Et les attaques contre la vie privée, vous ne croyez pas qu’elles vont l’être ? Préférer le traçage des malades au confinement généralisé de la population, c’est tout simplement faire primer l’économie sur la défense des libertés fondamentales. Ça aussi, surtout de nos jours, c’est criminel.


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