Avons-nous des raisons d’avoir peur ? Est-ce qu’on va
tous mourir ? Est-ce que le gouvernement en fait trop ou pas assez ?
Finalement ces questions ne sont pas très intéressantes. Au risque d’être accusé
de polémiquer, je préfère m’en poser d’autres. Par exemple, de quoi vont mourir ceux qui vont
mourir.
Pour ça, il faut savoir ce qu’est le covid-19. Gaël Giraud,
jésuite et directeur de recherches au CNRS, l’a rappelé dans un très bon article publié sur Reporterre : « une pandémie un peu plus virale et
létale que la grippe saisonnière, dont les effets sont bénins sur une vaste
majorité de la population mais très graves sur une petite fraction. » Tout
est là. Pour beaucoup de gens, ce coronavirus est visiblement moins grave que la grippe saisonnière ;
chez certains, il ne provoque qu’un rhume, souvent accompagné de fièvres. En
revanche, chez d’autres, heureusement beaucoup moins nombreux, les difficultés
respiratoires aiguës nécessitent l’intubation, la respiration artificielle et
la réanimation. L’un dans l’autre, le covid-19 est nettement plus mortel que la
grippe saisonnière : dans l’état actuel de nos (maigres) connaissances,
autour de 4% des personnes affectées meurent, contre moins de 1% pour la grippe.
L’écart de mortalité entre les deux maladies (de 1 à 5 ou de
1 à 10, encore une fois, les données sont pour le moment lacunaires et
imprécises) ne reflète à l’évidence pas l’écart entre ce que nous vivons en ce
moment et pendant une grippe saisonnière. Par ailleurs, certains pays s’en
sortent mieux que d’autres. L’Allemagne ou le Japon ont moins de morts que la France
ou l’Italie : il y a trois jours, quand la France enregistrait près de 200
nouveaux décès (sans compter ceux des EHPAD…), il y en avait moins de 30 en Allemagne,
qui compte pourtant 16 millions d’habitants de plus.
Pourquoi ? Sans prétendre que ce soit lié à un facteur
unique, il y en a un qui est prépondérant : l’Allemagne a bien plus de places
en réanimation que la France par habitant. Gaël Giraud donne les chiffres :
en France, 0,73 lit de réanimation pour 10 000 personnes ; en Italie,
0,53 ; en Allemagne, 1,25. Qu’on compare aux nombre de morts par personne infectée
dans chacun des droits pays, c’est sans appel. C’est encore Giraud qui en parle
le mieux : « nous n’avons plus de système de santé publique digne de
ce nom mais une industrie médicale en voie de privatisation ». Il n’est
pas rentable de maintenir des
centaines de lits de réanimation qui, en temps normal, ne servent pas ; du
coup on les supprime, et quand frappe une épidémie exceptionnelle, on ne les a
plus.
Alors bien sûr, certains
seraient morts même sans ça. Beaucoup de personnes à risques, particulièrement sensibles
au covid-19, auraient succombé même en réanimation et avec un respirateur
artificiel. Mais les médecins sont déjà
en train de trier les patients, c’est-à-dire de décider qui doit aller en
réanimation et qui n’y a pas droit, et cela ne va faire que s’accroître jusqu’au
pic de la vague. Ce qui signifie que beaucoup
seront tués non par le virus, mais par le fait de ne pas avoir de place en
réanimation ; en d’autres termes, beaucoup de ceux qui vont mourir mourront
non pas du covid-19, mais de la politique néo-libérale menée en France depuis
au moins quarante ans. Et mourir quand on a, mettons, 45 ans et qu’on est père
de trois enfants, parce que votre pays a fait le choix de supprimer des lits d’hôpital alors qu’il avait les moyens techniques et financiers de les
maintenir, c’est vraiment une des morts les plus con qui soient.
La question du nombre de places dans les hôpitaux n’est d’ailleurs
qu’un aspect de la question. On peut aussi l’illustrer, comme je l’ai dit dans mon précédent billet, par la confiance aveugle accordée par nos dirigeants à la
mondialisation, censée pourvoir ad vitam
à tous nos besoins via les
délocalisations et la « nouvelle division internationale du travail ».
Les Chinois devaient nous fournir en masques ; à présent, le gouvernement est
obligé d’appeler à l’aide les entreprises et les particuliers pour couvrir son
incurie et son imprévoyance !
Même « appel à l’aide » de la part de Martin
Hirsch, directeur général de l’Assistance publique – Hôpitaux de Paris. On
appelle les soignants au secours en leur demandant de venir prêter main-forte ;
les particuliers sont appelés à donner de l’argent. Eh ! Si les budgets
des hôpitaux n’avaient pas été amputés depuis si longtemps, si le nombre de nos
médecins n’étaient pas en chute libre, nous aurions tout ce dont nous avons
besoin ! Un système pour financer la santé publique, on en avait un, ça s’appelait
la Sécurité sociale. On la démantèle à un point où même en temps normal, elle a
du mal à assurer sa mission ; forcément qu’en période de crise, ça craque !
Bref, depuis 40 ans, on refuse de prendre l’argent là où il
se trouve (dans les poches des plus riches, les dividendes des actionnaires et
les paradis fiscaux), puis on nous dit qu’on n’a pas d’argent, enfin on coupe dans
les budgets essentiels ; ceux qui vont mourir ne payent même pas le prix
de ces politiques ; leur mort est
le prix payé par nos politiciens pour avoir le droit de lécher le cul des plus
riches, en toute connaissance de cause !
Les différents gouvernements français depuis 40 ans, et l’actuel
au premier chef, auront donc sur la conscience une bonne partie des morts de l’épidémie.
C’est ce qu’a souligné à sa manière Frédéric Lordon dans un article intitulé « Les connards qui nous gouvernent », qui reste, à l’heure actuelle, le meilleur
de ceux que j’ai lus sur la situation présente. Alors je ne dis pas que les gouvernements
allemands ont la conscience tranquille : eux aussi ont supprimé des lits d’hôpital,
et l’Allemagne pourrait faire mieux qu’elle fait ; mais moins, en proportion
de la population.
Sur le fond, rien de bien neuf. Nous avons ici la preuve et
l’illustration de ce que bien des gens, moi compris, disent depuis des années
ou des décennies : le capitalisme libéral tue. Il ne se contente pas de générer des injustices, des
souffrances et des inégalités immenses, il tue.
Je ne suis pas le premier à le voir.
En revanche, un point m’inquiète : c’est que même parmi
les critiques de ces politiques gouvernementales, il s’en trouve (et Gaël
Giraud en fait partie, je suis au regret de le dire) pour citer la Corée du Sud
et Taïwan en exemple, y compris dans le traçage des malades. Or, il faut dire
exactement de quoi il s’agit : accéder sans
leur accord aux données des téléphones portables des personnes infectées,
afin de pouvoir savoir avec qui ils ont eu des contacts, puis suivre leurs
déplacements en temps réel et avertir la population du passage d’un malade dans
un endroit précis qu’il s’agit d’éviter.
Ceux qui reprochent le confinement au gouvernement et
promeuvent ce genre de moyens sont soit aveugles, soit complètement idiots (à
moins qu’ils ne souhaitent la marche
forcée vers le totalitarisme). De plus en plus de gens dénoncent, et c’est tant
mieux, le fait que les attaques gouvernementales menées contre le Code du travail
à l’occasion de la crise sanitaire vont être pérennisées. Et les attaques
contre la vie privée, vous ne croyez pas qu’elles vont l’être ? Préférer
le traçage des malades au confinement généralisé de la population, c’est tout
simplement faire primer l’économie sur la défense des libertés fondamentales. Ça
aussi, surtout de nos jours, c’est criminel.
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