samedi 4 avril 2020

L’avenir hongrois


La Hongrie de 2020, c’est la France de 1940 : le covid-19 a eu le même effet pour eux que la débâcle pour nous. Pouvoirs illimités sans durée déterminée pour le premier ministre, possibilité de revenir sur des lois établies ou d’en instaurer de nouvelles sans contrôle du parlement ou de la justice, fin de la liberté d’expression. Depuis 10 ans, le Fidesz au pouvoir affaiblit les droits fondamentaux ; mais là, une étape de plus a clairement été franchie – sans qu’apparemment ça ne trouble trop l’Union européenne, qui s’apprête visiblement, une fois de plus, à faire la preuve de son manque d’efficacité.

Je ne vais pas écrire des heures sur le sujet, ça fait 20 ans que je répète les mêmes choses et franchement, je suis lassé d’avance. Deux mots seulement, donc.

Depuis ce coup de maître du premier ministre Viktor Orbán, on entend monter la musique : « ohlàlà, quel salaud, il a aboli la démocratie ! » Non, mes loulous ! Il abolit les droits de l’homme, c’est pas pareil ! Et c’est tellement pas pareil que les droits de l’homme, il les abolit démocratiquement. Dé-mo-cra-ti-que-ment.

Bien sûr, j’entends déjà les cris de protestation. « Démocratiquement, mais comment ça ? La Hongrie n’est pas une démocratie ! Et nous non plus d’ailleurs ! Le parlementarisme, c’est le pouvoir des riches, c’est la ploutocratie, ça n’a rien à voir avec la démocratie ! Élire c’est abdiquer, relis Reclus ! » Refrain connu.

Là-dessus, deux choses simples.

1. Dire que « nous ne sommes pas en démocratie », c’est un raccourci tellement simpliste qu’il en devient complètement faux. Par-delà les différences qui séparent tous ces régimes, la monarchie de Louis XIV n’est pas une démocratie. L’empire romain n’est pas une démocratie. La dictature de Pinochet n’est pas une démocratie. Le totalitarisme hitlérien n’est pas une démocratie.

Maintenant, Athènes au Ve siècle av. J.-C. est-elle une démocratie ? Si elle l’est, nous sommes, nous Français et Hongrois de 2020, infiniment plus proches de son régime que de la monarchie de Louis XIV. Bien sûr, nous ne sommes pas la même chose que l’Athènes de Périclès. Mais ce régime n’était guère plus égalitaire que le nôtre. Sans même parler des femmes et des esclaves, dont on peut mettre l’exclusion de la vie politique sur le compte de contingences culturelles, les citoyens pauvres n’avaient aucun moyen d’accéder aux réels postes de pouvoir, qui non seulement n’étaient pas rémunérés, mais étaient même fort coûteux, une fois qu’on y était désigné.

Alors de deux choses l’une. Soit Athènes était bien une démocratie, et alors, étant bien plus proches d’eux que de Staline, nous pouvons aussi appeler qualifier notre régime de « démocratique » – et plus encore le régime hongrois, où le parlement est élu avec une part de proportionnelle. Soit Athènes ne l’était pas, et la démocratie n’a jamais existé nulle part, tous les régimes de l’Histoire étant non-démocratiques à des degrés divers. Pourquoi pas ? Je ne suis pas d’accord, mais ça renforcerait mon idée que décidément la « vraie » démocratie est un régime qui n’est pas pour demain.

2. Au fond, cette question de savoir si oui ou non nous sommes en démocratie, et si la démocratie serait bonne ou mauvaise, est sans aucun intérêt. C’est un piège et un attrape-nigaud.

D’abord parce que, contrairement à ce que beaucoup pensent, la démocratie n’est pas une fin en soi. Elle est un moyen, ni plus ni moins : un moyen d’atteindre le bonheur. Les libertés fondamentales, elles, sont un fin en soi, parce qu’elles sont une condition du bonheur. Mais la démocratie n’est qu’un outil, pas un but. Et comme tout outil, parfois elle est adaptée, parfois elle ne l’est pas. Un marteau, c’est super pour enfoncer un clou, c’est nul pour retirer une vis. La démocratie, c’est pareil ! En 1792 et en 1940, il fallait être démocrate. La démocratie était l’outil adapté pour répondre aux crises de cette époque.

La seule question qui compte, c’est donc de savoir si la démocratie est un outil adapté à la crise que nous devons affronter, nous, maintenant. Pour y répondre, une question simple : les mauvaises décisions, celles qui contribuent à détruire la planète ou à abolir les libertés, sont-elles oui ou non démocratiques ? En d’autres termes, si on donnait vraiment le pouvoir au peuple, qu’en ferait-il ?

Sentant se refermer sur eux le piège, à ce stade les partisans de la démocratie hurlent : « On peut pas savoir ! Rien ne nous dit ce que ferait le peuple s’il avait le pouvoir ! » Ben si, cocotte. Quand une décision gouvernementale soulève une vague de protestation (comme c’est le cas pour la réforme des retraites, pour la taxe carbone, etc.), on peut se dire qu’elle est non démocratique, et que le peuple au pouvoir ferait autrement. Un doute peut subsister, bien sûr ; les partisans du gouvernement peuvent toujours s’appuyer sur la bonne veille « majorité silencieuse » pour dire que leur réforme est quand même populaire ; mais enfin, on a un élément pour dire qu’elle ne l’est pas.

Mais dans le cas contraire ? Quand une réforme passe comme une lettre à la poste, quand elle ne soulève aucune protestation populaire, voire quand elle est plébiscitée ? Alors sauf à être d’une mauvaise foi débordante, la conclusion s’impose : cette réforme est démocratique.

Du coup, si on ouvre les yeux, on doit reconnaître que :

1. Oui, le peuple est entièrement d’accord pour supprimer des libertés fondamentales si ça accroît sa sécurité (ou même son sentiment de sécurité). Non seulement il est d’accord, mais même il le réclame ! Regardez la popularité des mesures liberticides de tous les gouvernements dans tous les pays : nous sommes une poignée à protester. Nous protestons contre le peuple, certainement pas avec lui. C’est spécialement vrai en Hongrie, où le Fidesz n’a pas caché son jeu ou avancé masqué. Ne nous y trompons pas : ça n’a rien à voir avec le FN français, il n’y a pas eu de « dédiabolisation », et les Hongrois ont voté en toute connaissance de cause.

2. De même, le peuple veut que son niveau de vie augmente, même si ça bousille la nature. Les gens ne veulent pas tuer les riches, ils veulent vivre comme eux.

La sénatrice Amidala, dans une réplique devenue culte, disait : “So this is how liberty dies: with thunderous applause.” Notez qu’elle ne parlait pas de la démocratie, mais bien de la liberté. Déjà c’était le Sénat (instance démocratique de la République) qui confiait à son chef les pleins pouvoirs. Vision prophétique ; c’est ainsi que meurt la liberté : sous les applaudissements du peuple.

Certains s’imaginent que le capitalisme est le seul problème de notre société, et que tout le reste en découle. Ils pensent que seuls les riches aspirent au mode de vie qu’ils ont, et qu’en supprimant la bourgeoisie et en donnant le pouvoir au peuple, on supprimera du même coup la crise sociale et la crise écologique. C’est très noble, très généreux, très beau, mais c’est faux. Le capitalisme est un problème, bien sûr ; il ne peut pas être réformé et doit être supprimé, j’en conviens ; mais il n’est pas le seul problème, ni même le principal. Ceux qui croient le contraire se sont choisi une illusion magnifique. C’est néanmoins une illusion.


4 commentaires:

  1. 1/2
    Relis Reclus ! :-P
    Bon, quelques annotations marginales (liées à la forme surtout, et puis il faut bien que quelqu'un se fasse l'avocat formaliste des anges) au fil de la lecture.
    a)Je veux bien reconnaître une certaine valeur rhétorique à la tournure, voire à l'extrême rigueur concéder pour l'argumentation une transmission atavique des qualités morales de mes grands-parents et arrière-grands-parents, mais j'ai du mal à pousser l'empathie jusqu'à me confondre dans le "nous" des Français de 1940.
    b)Pourquoi chercher des parallèles passés quand les gouvernements français contemporains s'adonnent, avec moins d'éclat, aux mêmes entreprises de destruction des libertés que Fidesz (j'ai même cru que tu évoquais l'état d'urgence sanitaire avec l'énumération des mesures d'Orbán) ? Peur de la polémique, toi?
    c)Quel rapport avec l'UE ? Elle est occupée ailleurs de toute façon : à sauver vaille que vaille l'euro d'une part, à s'élargir de l'autre et à sauver les apparences d'union de manière générale. Tant que les résultats sont là, on ne va pas faire des vagues pour si peu.
    d)Reductio ad Athenam et fausse alternative du soit soit ou ni ni d'autant plus regrettable que le raisonnement fait intervenir un gradient avant de l'absolutiser quand il dessert le propos. Dans cette optique de la fausse alternative, il ne faut pas oublier que "non-démocratiques à des degrés divers" implique "démocratiques à des degrés divers", ce qui a la fâcheuse tendance de rappeler que ladite alternative est fausse ou, à tout le moins, forcée.
    e)Ca veut dire quoi concrètement, donner le pouvoir au peuple ? Remplacer le parlement par l'Ipsos ou l'Ifop avec boîtes aux lettres servant de boîtes à idées ? Vote par texto ? Mandat impératif pour les représentants ? République de Communes ? J'ai l'impression que le modèle sous-entendu est l'extension de la logique du sondage d'opinion, et donc tout le raisonnement est exposé aux mêmes critiques que les sondages, l'opinion publique et ce que j'appelle plus bas la ventriloquie.
    f)Une définition du concept qui fait l'objet de la plupart des remarques aurait le mérite de rendre clair ce dont il est question : qu'est-ce qui constitue cette fameuse démocratie ? Des formes d'organisation politique ? Des principes ? Des procédés ? Ce mot n'est dans ce texte comme partout ailleurs ces temps-ci qu'un signifiant sans signifié, grigri ou repoussoir. Le lecteur est invité à le remplir de sa propre évidence. C'est de bonne guerre, le texte joue de ce flou (démocratique veut-il dire "désiré in petto par le plus grand nombre" ? "Soutenu activement par les plus bruyants" ? "Toléré puisqu'on n'entend aucun groupe significatif râler" ? "Exprimé par des représentants désignés selon des procédés déclarés démocratiques car basés sur le nombre de suffrages recueillis selon certaines règles" ? On sent qu'il est question de nombres, de visibilité et de popularité au sens anglais, mais pas plus.), mais ça l'affaiblit.
    [...]

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  2. 2/2

    g)Marre des prosopopées et de la ventriloquie, surtout quand on les applique à des sociétés qui tendent à l'agrégat d'individus dressés à poursuivre leur intérêt et leur reproduction matérielle avec la marchandise pour fétiche et qu'on en fait "le peuple", "les [nationalité X]" ou simplement "les gens". Je sais bien que cette simplification ne déforme pas trop le tableau dressé (au contraire des prédicats qui suivent...), mais elle cache des enjeux de taille liés justement aux rapports de force politique et à leur codification dans le droit : accès aux informations, accès à la sphère publique, accès au temps libéré, accès aux décisions. Relire Bourdieu sur l'opinion publique par exemple.
    h)Tiens, je ne savais pas que "thunderous" et "du Sénat" voulaient dire "du peuple". On en apprend tous les jours.
    i)Le principal problème, c'est les autres qui à cause de leur bêtise irrémédiable conspirent à se nuire et à nuire à tout le monde. J'ai bon ? Faudrait l'écrire alors.
    j)Rappelle-moi de te priver de ton traité d'éristique. Il est temps d'entrer en cure ;-)
    A.

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    1. Meneldil Palantir7 avril 2020 à 10:24

      a) J’avoue que pour moi la communauté nationale a un sens qui en donne à au mot « nous » regroupant mon humble personne et les Français de 1940. Mais je comprends parfaitement qu’on ne ressente pas les choses comme moi sur ce point.

      b) Je ne crois pas être en manque de dénonciations de la politique liberticide du gouvernement français. Simplement, pour le moment, il se trouve que nos lois ne sont pas aussi liberticides que les leurs. Là encore, évitons les simplismes, les raccourcis et les confusions, personne n’a rien à y gagner, je crois.

      c) Parce que j’ai un cousin qui y bosse, j’ai plus le droit de balancer une pique sur l’UE ? ^^ Blague à part, la pique n’est pas gratuite : il me semble utile de rappeler, fût-ce au détour d’une phrase, que le mécanisme communautaire censé éviter les dérives liberticides ne fonctionne, deux États pouvant s’éviter mutuellement les sanctions, comme c’est actuellement le cas entre la Pologne et la Hongrie.

      d-e-f) Effectivement, je n’ai pas l’ambition ici de faire de la philosophie politique ; c’est mon blog, pas le site de Tol Ardor, ni une dissertation. ;-) Définir la démocratie et analyser ce régimes, ses avantages et ses inconvénients de manière plus poussée et systématique, je l’ai fait là-bas.

      Si je n’y reviens pas ici, c’est pour une raison bien simple : toutes les définitions qu’on m’a proposées de la démocratie jusqu’ici, toutes les méthodes, tous les procédés, tous les systèmes, toutes les organisations me semblent tomber devant la critique que j’en présente (sommairement) dans l’article. Si tu as un système démocratique dont tu estimes que ce n’est pas le cas, n’hésite pas, propose ! Je suis tout ouïe.

      g) Je vois bien où tu veux en venir. Mais c’est comme Vince sur Facebook, et j’ai d’ailleurs écrit d’autres articles là-dessus : m’expliquer que « les gens » (désolé) sont dressés à ceci et cela, qu’ils n’ont pas accès à l’information, et m’inviter à relire Bourdieu, ça ne prouve nullement que j’ai tort, ça explique pourquoi j’ai raison.

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