En 2012, puis en 2013, j’avais déjà regretté qu’une vaste
majorité de la population française semble ne pas comprendre l’importance des principes
fondamentaux sur lesquels notre droit et notre justice sont pour le moment
(pour combien de temps encore ?) assis. Les choses n’ont pas l’air de s’être
arrangées depuis.
Souvent, c’est en cours d’éducation civique qu’on s’aperçoit
du problème. Que les élèves ne connaissent pas ces grands principes au début du cours est logique ; ce
qui est grave, c’est que nous semblions incapables de les faire changer d’avis, et qu’une fois adultes,
ils les regardent avec le même mépris qu’à leur entrée en 4e – je l’ai
encore vu, récemment, à l’occasion de l’affaire Polanski. Pire encore : même
ceux qui sont censés avoir reçu une formation de haut niveau, y compris des
juristes, laissent fréquemment leurs combats militants et idéologiques prendre
le dessus sur ces grands principes.
Commençons peut-être par les rappeler.
1. L’indépendance de la justice. La séparation du pouvoir
judiciaire et du pouvoir exécutif ou législatif est essentielle : ceux qui
décident des lois ou les font appliquer ne peuvent pas être les mêmes que ceux
qui sanctionnent leur non-respect. Par ailleurs, les juges ne doivent pas pouvoir
être inquiétés pour leurs jugements ; leur carrière et leur avancement ne
doivent donc pas dépendre du gouvernement.
2. L’isonomie, c’est-à-dire l’égalité devant la loi. La loi doit
s’appliquer à tous, elle doit être la même pour tous, tous doivent y être soumis.
Principe sans cesse bafoué de facto :
comme à l’époque de Balzac, « les lois sont des toiles d’araignées
à travers lesquelles passent les grosses mouches et où restent les petites ».
3. Le droit à la défense, c’est-à-dire à un
procès contradictoire. Toute personne, même accusée des pires crimes, a droit à
un avocat. Ça implique le fait pour l’État de payer un avocat à ceux qui ne
peuvent pas se le permettre.
4. L’impartialité du juge, qui ne doit pas être
le porteur de l’accusation, ni être de parti pris dans l’affaire jugée.
5. La présomption d’innocence : tout homme est présumé
innocent tant qu’un tribunal indépendant et impartial ne l’a pas reconnu
coupable. C’est un principe concret : il faut que chacun se comporte en tout comme si le prévenu était
innocent, pas comme s’il était coupable. Ça implique
aussi qu’un homme ne doit pas être maintenu en détention s’il n’a pas été jugé :
s’il est potentiellement dangereux, il faut le juger rapidement ; s’il ne
l’est pas, il doit être laissé libre dans l’attente de son jugement – autre principe
sans cesse bafoué.
6. La non-rétroactivité de la loi : on ne peut pas être
condamné pour avoir fait quelque chose qui n’était pas illégal au moment où on
l’a fait, même si ça l’est devenu ensuite.
7/ La proportionnalité de la peine par rapport à
l’infraction commise. Et là pour le coup, on est d’accord : la peine qu’a
effectuée Polanski est ridiculement basse (même si celle dont on le menaçait
avant sa fuite était ridiculement haute).
8. La prescription : chaque délit ou crime est prescrit au bout d’un certain temps, c’est-à-dire qu’on ne peut plus être condamné pour l’avoir commis. C’est un double principe de réalisme : d’une part parce qu’avec le temps, les preuves d’une infraction sont plus difficiles à établir, ce qui augmente le risque d’erreur judiciaire ; d’autre part, et surtout, en reconnaissant qu’après un certain temps, l’auteur d’un crime ou d’un délit n’est tout simplement plus le même homme, et qu’il y a moins de sens à lui faire subir une condamnation. Ce point, le moins bien compris en général, et certainement le moins accepté, est un pont entre la justice et d’autres principes, d’autres valeurs, différentes d’elle mais qui, en la contrebalançant, lui sont indispensables, même si notre société a de plus en plus tendance à les oublier, voire à les mépriser et à les refuser : la miséricorde, la pitié, le pardon, l’oubli. Autant de valeurs qui, non moins que la justice, sont nécessaires pour faire société.
C’est bien sûr une simplification, et ces huit
points pourraient être développés sur des pages et des pages. Mais chacun d’entre eux
reste une condition sine qua non de
notre bonheur à tous, parce qu’ils sont tous des conditions sine qua non de la justice, et plus
précisément d’une institution judiciaire juste.
En cela, ces sept points nous protègent tous. Ce que ne voient pas ceux qui voudraient que Polanski soit
condamné au mépris des règles de prescription, par exemple, c’est qu’eux aussi
sont protégés par ces principes. Ceux qui refusent un avocat aux pédophiles ne
voient pas qu’eux aussi peuvent avoir un jour besoin que la justice leur
reconnaisse, à eux, le droit à un avocat, même s’ils n’ont commis aucun crime.
C’est pour cela que ces sept points sont essentiels : parce qu’ils
constituent une garantie, une sécurité. Leur respect vous apporte, à
tous, une sérénité et une protection contre l’arbitraire, contre l’acharnement,
contre les fausses accusations, contre la calomnie, contre l’injustice.
Et c’est pour cela que ces sept points sont des principes – étymologiquement, des choses
qui passent en premier. Et ça aussi, c’est très concret ! Concrètement, ça
signifie que si la douleur d’une victime dont le criminel est impuni à cause de
la prescription est une tragédie, une société dans laquelle la prescription
cesserait d’exister serait pire que
cette tragédie. Si un homme n’est pas condamné pour viol faute de preuves,
alors qu’il est coupable, c’est terrible ; mais une société qui ferait
reposer la charge de la preuve sur la défense serait plus terrible encore.
La sagesse est ici une vertu bien difficile : elle
consiste à dépasser l’immédiateté d’une souffrance présente, celle de la
victime, souffrance légitime et que tout pousse à chercher à apaiser, pour
contempler ce que deviendrait notre société si, pour ce faire, nous violions
ces principes qui nous protègent tous et toujours. La sagesse, c’est ici de
voir qu’un remède peut être pire que
le mal, et doit donc être rejeté. C’est accepter le caractère nécessairement imparfait du monde et de
la société en comprenant que le mieux peut
être l’ennemi du bien. C’est de cela que la grande majorité, aujourd’hui,
se montre incapable.
Les totalitarismes du XXe siècle avaient appris, peut-être,
aux générations qui les avaient connus de près ou de loin, ou à une large part
de ces générations, la valeur de ces principes. Mais force est de constater qu’elles
ont échoué à les transmettre, et que nous, professeurs, avons échoué de même.
Mes élèves les plus âgés sont nés 25 ans après la mort de Mao, 50 ans après
celle de Staline et près de 60 ans après celle de Hitler. Peut-être ont-ils
besoin de voir de leurs yeux ce qu’est une société sans présomption d’innocence
pour en comprendre le prix.
Pour approfondir la réflexion, que l'aspiration à la justice soit transcendante ou pas (et en faisant attention à la polysémie du mot qui recouvre à la fois l'idée d'une situation correspondant en tout point aux exigences de la logique et de la morale et l'institution chargée de se prononcer sur la conformité des actes aux règles), il convient de se confronter au fait que les formes qu'elle prend sont immanentes et socialisées et qu'elles se doivent toutes de répondre à la question : à quoi bon la justice ? Des différentes réponses à cette question découlent des principes différents et des problèmes pratiques différents, et il semblerait que si les principes de cette forme-ci sont au mieux ignorés, c'est que les réponses à cette question ont changé. La justice est devenue à certains égards l'équivalent psychique du plaisir physique de la démangeaison une fois grattée : personnelle, subjective, indifférente à tout sauf à la disparition de la gêne quels qu'en soient les moyens et les formes, fondée sur le sentiment, voire la sensation.
RépondreSupprimerUn autre développement inquiétant, mais qui intéresse la justice en tant qu'institution, est la légitimation de plus en plus ouverte de la diffusion du pouvoir de dire le droit (juger) et de réécrire le droit (légiférer) en dehors de l'institution qui est censée en avoir l'exclusivité : en marche vers Judge Dredd.
A.