John Ronald Reuel Tolkien a d’abord été pour moi un auteur
de génie, et celui qui a écrit l’œuvre littéraire qui me touche le plus au
monde ; et il est toujours avant tout cela. Je suis plongé en permanence
dans ses romans et ses poèmes : quand je vais mal, quand je vais bien,
quand j’ai besoin d’un conseil ou d’un soutien, ou tout simplement quand j’ai
besoin de m’évader et de penser à autre chose qu’aux barreaux et aux gardiens.
De cette passion, j’ai essayé de faire un objet d’étude, à ma modeste échelle.
Ce goût, je le partage avec des millions de personnes à
travers le monde. Sans entrer dans la querelle pour savoir quel livre ou quel
auteur est le plus vendu au monde, on ne s’avance pas trop en affirmant que Tolkien
est un des auteurs dont les livres ont été le plus diffusé à travers le monde.
Ce qui est plus intéressant, c’est la relation que ses lecteurs développent à
son œuvre : un rapport souvent passionnel, profond, intime et presque
dévorant. Ainsi se constitue une communauté d’admirateurs au comportement bien
étrange pour ceux qui n’en sont pas : des gens qui affichent sur leurs
murs des cartes de la Terre-du-Milieu, capables de discuter des heures durant
sur des forums pour savoir si Tom Bombadil est un maia ou non, si les orcs sont
d’origine humaine ou elfique, et qui explorent non seulement la moindre œuvre
de fiction du Maître, mais encore sa biographie et sa correspondance. À ma
connaissance, il n’existe pas de réel équivalent à cette ardeur dans le monde
de la littérature : même les fans d’Harry
Potter ne vont pas jusque-là. Pour trouver des attitudes comparables, il
faut aller chercher du côté des religions.
À cet égard, ceux qui me connaissent savent justement que
mon rapport à cet homme illustre va bien au-delà de l’amour littéraire et de la
passion universitaire pour un écrivain. La lecture des romans de J. R. R.
Tolkien a complètement bouleversé ma vision du monde et a façonné la Weltanschauung qui, plus de vingt ans
après, est toujours la mienne. C’est ce « dangereux mystique », pour
reprendre un mot de mon grand-père, qui m’a – et je crois que ça lui fait
encore bien plus plaisir que l’amour que je porte à son œuvre – donné la foi et
fait abandonner l’athéisme de mon enfance ; puis, il a très largement
contribué à faire évoluer ce théisme premier vers le christianisme et le
catholicisme. Un catholicisme très hérétique, j’en conviens, et qu’il
regarderait sans doute avec un certain effarement, mais un catholicisme tout de
même. Je ne serais pas croyant sans le Silmarillion,
et je ne serais sans doute pas chrétien sans l’Athrabeth Finrod ah Andreth. Et je ne parle même pas de mes
conceptions de la politique, de l’économie, de l’art, de l’histoire, du temps,
des mythes : je ne suis évidemment pas Tolkien en tout, mais tout a été
tolkienisé chez moi ; il n’y a pas un seul aspect de ma vie d’où Tolkien
soit complètement absent. La première fois que j’ai fait un chèque à mon
beau-frère, il m’a dit que je m’étais trompé et que j’avais fait ma signature
elfique, avant de comprendre que je n’en avais pas d’autre.
Or, qu’on en soit à mon stade ou qu’on aime seulement cette
œuvre littéraire, il y a quelque chose que tout le monde ne sait pas, et c’est
que ce n’est pas seulement à John Ronald que nous devons cette œuvre. Un autre
Tolkien a immensément fait pour que nous puissions en profiter : son
troisième fils, Christopher John Reuel Tolkien.
Né le 21 novembre
1924, alors que son père est âgé de 32 ans, Christopher a baigné toute sa vie
dans l’œuvre de son père, au point de dire que les villes du Silmarillion avaient plus de réalité
pour lui que Babylone ; et dès le début, il a joué un rôle actif dans la
formation de cette œuvre. Il ne s’est pas contenté de l’écouter, enfant et
adolescent, et d’en faire la critique : il a participé à son élaboration.
Son père le consulte sans arrêt, spécialement pour l’élaboration des cartes, si
essentielles à l’histoire. De 1943 à 1945, alors qu’il est engagé dans la
guerre, son père lui fait part de l’avancée du Seigneur des Anneaux, qu’il est en train d’écrire, non sans de
grandes difficultés.
Mais son rôle a été bien plus grand encore après la mort de
J. R. R. Tolkien. Car en 1973, ce dernier laisse inachevée la majeure partie de
son œuvre. La partie publiée de son Légendaire,
à ce moment, se limite à peu près au Hobbit
et au Seigneur des Anneaux, auxquels
il faut ajouter quelques poèmes. L’œuvre qui lui tenait le plus à cœur, le Silmarillion, n’est encore qu’un
ensemble de brouillons plus ou moins aboutis. Christopher devient alors son
exécuteur testamentaire, et c’est à lui que nous devons tout le reste :
d’abord le Silmarillion en 1977, pour
lequel il reçoit l’aide de Guy Gavriel Kay ; ensuite les Contes inachevés, en 1980 ; l’année
suivante, les lettres de son père, une source inestimable pour la connaissance
et la compréhension tant de Tolkien lui-même que de son Légendaire ; entre 1983 et 1996, l’immense travail éditorial
en 12 volumes de l’History of
Middle-Earth (HoME) ; puis,
une série d’autres textes : Les
Enfants de Húrin en 2007, Beren et
Lúthien en 2017, La Chute de Gondolin
en 2018 – sans compter les publications non liées au Légendaire, et les œuvres qu’il a lui-même écrites ou traduites.
Autant dire qu’il a travaillé jusqu’à la fin de sa vie au dévoilement de l’œuvre
de son père.
En d’autres termes, sans l’exécuteur littéraire que fut
Christopher pour l’œuvre de Tolkien, nous n’aurions qu’un Légendaire amputé, mutilé. Christopher a réalisé un des vœux les
plus chers de son père ; et à nous, il a ouvert et offert un monde qui,
sans lui, nous serait à tout jamais resté très largement fermé. Nous profitons,
pour certains, comme moi, chaque jour, d’un univers dont, sans lui, nous ne
soupçonnerions qu’à peine l’existence. Pour tout cela, qu’il était seul à
pouvoir accomplir, il a ma reconnaissance infinie.
Christopher Tolkien est mort à Draguignan, le 16 janvier
dernier, à l’âge de 95 ans.
Lors d’une rencontre avec Alan Lee organisée autour de la
magnifique exposition consacrée à Tolkien à la Bibliothèque nationale de
France, Vincent Ferré, un des meilleurs spécialistes de cet auteur dans le
monde francophone, lui a rendu un poignant hommage. Visiblement ému – je ne le
connais pas, et je ne sais pas si c’est sa manière ordinaire de parler, mais il
m’a semblé à plusieurs reprises qu’il n’était pas très loin des larmes –, il a
cité une lettre qui m’avait effectivement beaucoup touché la première fois que
je l’avais lue, et qui résonne encore plus en moi depuis que je suis père moi-même.
Dans cette lettre du 30 avril 1944, J. R. R. Tolkien écrit à son fils, alors
engagé dans la guerre :
« Tu as été un
présent si spécial pour moi, à une période de chagrin et de souffrance morale,
et ton amour, se déployant immédiatement, presque au moment où tu es né, m’a
prédit comme si tu m’avais parlé que je serais toujours consolé par la
certitude que cela ne connaîtra jamais de fin. Il est probable que nous nous
retrouverons sous l’œil de Dieu, “tout entiers et unis”, dans peu de temps, mon
cher petit ; et il est certain que nous avons un lien spécial qui durera
au-delà de cette vie. »
Il y a quelques années, j’avais écrit à Christopher Tolkien
une lettre pour le remercier de tout ce que devais à son père et à lui. Je ne
saurai probablement jamais s’il l’a ne serait-ce que reçue – son adresse
n’était évidemment pas dans le bottin –, mais je suis heureux d’avoir fait le
geste.
Nous, catholiques, n’attendons pas toujours que l’Église ait
canonisé quelqu’un pour le considérer comme saint. Une religieuse que j’avais
rencontrée et avec laquelle j’avais beaucoup échangé à une époque où mon chemin
vers le christianisme n’était pas encore achevé m’avait parlé un jour de la « communion
des saints », et m’avait dit que les saints ne se limitaient pas à la
liste officiellement reconnue par l’Église, mais étaient tous ceux qui étaient
parvenus auprès de Dieu et vivaient dans Sa communion. Elle-même s’adressait
comme à une sainte à sa grand-mère, morte des années auparavant. Dans ma
spiritualité quotidienne et personnelle, pourtant peu portée sur les saints, John
Ronald Reuel Tolkien est un des rares que je prie – mon Dieu, que la phrase
peut sembler étrange à qui n’est pas catholique ! Et je pense que, d’ici
quelque temps, il en sera de même pour son fils, le second Tolkien.
Christopher Tolkien (1924-2020). |
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