Dans les années 1960, le monde et l’Église sont en
ébullition. En France, la pilule est autorisée en 1967 ; l’année suivante,
mai 68 enclenche une révolution dans les mentalités qui balaye les
représentations traditionnelles. Alors qu’Yvonne de Gaulle ne recevait pas les
divorcés remariés à sa table, garçons et filles vont pouvoir partager les mêmes
bancs à l’école, avant l’autorisation de l’IVG en 1975. Aux États-Unis, en
1969, le festival de Woodstock illustre la libération sexuelle. Derrière ces symboles,
une véritable révolution des mœurs et des représentations est en cours : les
femmes affirment leur égalité par rapport aux hommes, s’émancipent et gagnent
davantage d’autonomie, sexuelle mais aussi politique ou sociale. L’homosexualité
cesse peu à peu d’être considérée comme une maladie, puis est de mieux en mieux
acceptée et normalisée socialement. La sexualité est progressivement détachée
de la procréation, puis du mariage, enfin du sentiment amoureux lui-même.
Pour une fois, l’Église a une toute petite avance sur la
société. Les grandes révolutions sociales, on l’a vu, commencent plutôt à la
fin des années 1960. L’Église a entamé la sienne en 1958, lorsque Jean XXIII ouvre
le Concile de Vatican II, qui fait naître un immense espoir chez de nombreux catholiques,
et de grandes peurs chez d’autres – c’est peu après que Marcel Lefebvre fonde
son mouvement schismatique traditionaliste, la FSSPX, qui existe toujours.
Mais en 1968, justement, la tendance s’inverse. Confronté à
la question de la contraception, le pape Paul VI, qui a pourtant conclu le
Concile, fulmine une encyclique restée célèbre, Humanæ vitæ. Contre toute attente, et contre l’avis de ses propres
conseillers et experts, il y interdit tout moyen de contraception considéré
comme « non naturel », c’est-à-dire notamment le préservatif, la
pilule et le stérilet. Ce jour-là, l’Église a manqué une occasion historique de
faire un pas dans la bonne direction ; et cela pour rien. Comprenons-nous bien : je ne suis pas en train de
dire que l’Église aurait dû « écouter l’esprit du monde » ou « vivre
avec son temps », ce qui n’est jamais un gage de bonne conduite (à l’époque
de l’esclavage ou de la Shoah, fallait-il « vivre avec son temps » ?).
Non, je dis qu’en l’occurrence, le monde avait raison et que l’Église avait
tort. En témoigne le vide abyssal et la pauvreté intellectuelle des « arguments »
(les guillemets s’imposent) déployés par l’encyclique. Car autant la question
de l’avortement est effectivement complexe et n’a pas de réponse simpliste,
autant rien, absolument rien, ne vient étayer un tant soit peu
solidement l’idée que la sexualité doive forcément être liée à la procréation,
ni la séparation complètement arbitraire entre régulation des naissances « naturelle »
ou « non naturelle ».
Dans la pratique, ce document a d’ailleurs été très
largement ignoré par les catholiques, donc rejeté par le sensus fidelium : une grande majorité continue à utiliser la
contraception stigmatisée par l’encyclique. En revanche, il a contribué à
décourager beaucoup d’entre eux, en leur faisant perdre l’espoir que l’Église pouvait
évoluer vers une meilleure compréhension de la Vérité ; en ce sens, il
porte une lourde responsabilité dans l’effondrement du nombre de fidèles
précisément à partir des années 1970.
Si je rappelle cette vieille histoire, c’est parce que j’ai
le sentiment que l’Église vient de connaître le même genre de moment. François a
publié l’exhortation apostolique Querida Amazonia, qui fait suite au Synode sur l’Amazonie de 2019. Ce Synode a été
porteur d’un immense espoir, car il a touché à trois questions cruciales pour l’Église
d’aujourd’hui : d’une part la possibilité d’instaurer des « rites
particuliers », c’est-à-dire différents de ceux de l’Église romaine, en
communion avec elle, mais adaptés à la réalité d’un espace et d’une culture
particuliers ; ensuite la possibilité d’ordonner prêtres des hommes mariés ;
enfin la possibilité d’instaurer un ministère ordonné pour les femmes –
ministère de diaconat, pas de sacerdoce, faut pas rêver, mais ça aurait été
mieux que rien.
Or, rien, c’est à peu près ce qu’on a eu. Les rites
particuliers : oui, mais en ne faisant que rappeler ce que disait déjà
Vatican II ; les prêtres mariés : non ; le diaconat féminin :
non. Pour François, la solution face au manque de prêtres en Amazonie, c’est de
demander aux évêques d’inciter les prêtres à y aller. Voilà. Il a dû s’inspirer
de la stratégie de l’État français pour envoyer plus de profs à Mayotte. Vu l’enjeu,
c’est quand même bien pauvre, et fondamentalement, c’est du rêve. Le texte est
largement une suite de vœux pieux, et apporte très peu de réponses concrètes à
nos problèmes pourtant douloureusement concrets.
Pire encore, le texte pose des problèmes sérieux. Il vient en
particulier confirmer l’inquiétante tendance de l’Église à dire que les hommes
doivent se conformer au Christ, et les femmes à Marie. Cette idée est
théologiquement doublement aberrante : d’une part elle radicalise et
exagère à l’extrême la différence entre hommes et femmes, qui ne peut pas être niée,
mais qu’il ne faut pas faire suivre de conséquences disproportionnées ; d’autre
part, elle introduit une inquiétante symétrie entre le Christ et Sa mère, qui
ne sont pourtant pas sur le même plan (ou alors, c’est qu’elle renforce l’idée
d’une infériorité des femmes par rapport aux hommes – dans tous les cas, c’est
absurde). Il faut au contraire rappeler que le Christ est venu comme être humain
avant de venir comme homme ; et qu’Il est venu comme homme comme Il est
venu comme Juif, parce qu’il n’y a pas d’homme qui soit hors des sexes ou hors
des peuples.
Pour ne pas voir que
les quatre cinquièmes vides du verre, qu’y a-t-il à sauver dans Querida Amazonia ? D’abord, ses
ambiguïtés. La première se trouve dès le §3, dans lequel le pape « présente
officiellement » le Document final du Synode sur l’Amazonie, celui qu’avaient
rédigé les évêques pour conclure le Synode et qui devait servir de base de travail
pour l’exhortation. Accrochez-vous, c’est technique. Il se trouve que ce Document
final était beaucoup plus audacieux que ce que le pape a finalement accepté, ce
qui donne l’impression que la montagne a accouché d’une souris. Mais ! il se trouve aussi qu’en
2018, le pape a publié la Constitution apostolique Episcopalis communio selon laquelle (art. 18) un document synodal
final fait partie du Magistère si le pape le publie et l’approuve expressément.
La publication sur le site du Saint-Siège et la « présentation officielle »
du §3 valent-elles approbation ? Disons que la porte, sans être vraiment
ouverte, n’est pas non plus complètement fermée. François ne tranche pas, mais
laisse la possibilité à ses successeurs de s’appuyer sur cette ambiguïté.
Il y en a une autre au §87, qui affirme, pour faire simple,
qu’un laïc ne peut pas faire la même chose qu’un prêtre. Bon, rien de bien neuf.
À la première lecture, on se dit que c’est une manière pour le pape de refuser
l’ordination des hommes mariés. Mais en réalité, le pape ne ferme jamais cette
porte non plus. Il écrit même : « La manière de
configurer la vie et l’exercice du ministère des prêtres n’est pas
monolithique, et acquiert diverses nuances en différents lieux de la terre. »
Une fois de plus, pas d’autorisation donnée, mais pas non plus explicitement
refusée, et un successeur moins conservateur que lui pourrait prendre appui sur
ce genre de phrase pour changer la discipline. François est ici fidèle à sa
méthode : pas de coup d’éclat, pas de coup de tonnerre, pas de révolution,
rien qui puisse immédiatement déclencher un gros schisme, mais la mise en place
progressive de petites points de passage discrets qui pourront être élargis
plus tard. Seulement, on se demande quand même s’il ne finit pas par se perdre dans
cette méthode. Amoris lætitia autorisait la communion pour les divorcés remariés dans une note de
bas de page, mais elle l’autorisait explicitement, sans l’ombre d’un doute. Querida Amazonia déverrouille peut-être encore
quelques serrures, mais n’ouvre plus aucune porte.
J’ai aussi beaucoup aimé le §46, qui cite le poète et
musicien Vinícius de Moraes : « Le monde souffre de la transformation
des pieds en caoutchouc, des jambes en cuir, du corps en tissu et de la tête en
acier […]. Le monde souffre de la transformation de la bêche en fusil, de la charrue
en char de guerre, de l’image du semeur qui sème en celle de l’automate avec
son lance-flammes, dont le semis germe en désert ». Le pape y appelle « à
nous libérer du paradigme technocratique et consumériste qui détruit la nature
et qui nous laisse sans existence véritablement digne » : Tol Ardor ne
dirait pas autre chose, et je ne peux qu’applaudir à cette critique très
tolkienienne, ou heideggérienne, de la société techno-industrielle qui s’inscrit
dans la droite ligne de Laudato si’. Plus
généralement, le pape cite des poètes à de très nombreuses reprises, et cela
aussi est heideggérien : la fin de la citation de Vinícius (« Seule
la poésie, grâce à l’humilité de sa voix, pourra sauver ce monde ») n’est
pas sans rappeler le rôle que Heidegger attribuait à la poésie, et spécialement
à celle de Hölderlin, dans un éventuel salut.
Chacun comprendra que ces points indéniablement positifs ne
risquent pas de suffire à me consoler de la déception que j’ai à voir l’Église manquer
une occasion pareille de s’améliorer. Finalement, que retiendrons-nous du
pontificat de François ? Les avancées concrètes et réelles, il y en a pour
l’instant eu deux : l’autorisation de l’accès aux sacrements pour les
divorcés remariés, et surtout un discours presque entièrement juste sur la
question écologique, avec en particulier l’appel explicite à la décroissance
dont nous avons tant besoin. Ce n’est pas négligeable ; mais ce n’est pas
suffisant pour un pontificat en période de crise aiguë, non seulement de l’Église,
mais du monde.
À part ces avancées de fond, François semble être un pape d’avancées
surtout symboliques : il fait accorder la communion au président argentin,
qui vit en concubinage et promeut la dépénalisation de l’avortement dans son
pays ; il fait exposer la Pachamama amazonienne au Vatican ; dans Querida Amazonia, la quasi-totalité du
§44 est une citation de Pablo Neruda. Un quasi-paragraphe d’une exhortation
apostolique post-synodale écrite par un poète membre du Parti communiste
chilien, il fallait oser ! Tout cela est très bien, mais là encore, ce n’est
pas à la hauteur de la Crise que nous commençons tout juste à traverser.
Quand, de 1545 à 1563, le Concile de Trente s’est attaqué à
la question de la Réforme protestante, je suis très loin d’être sûr que ses
décisions aient été majoritairement bonnes,
d’un point de vue moral. Je suis même convaincu que beaucoup ont été très
mauvaises. Mais elles étaient au moins adaptées,
adaptées à la crise de ce temps-là, c’est-à-dire intelligentes. En 2020, nous n’en
sommes même plus là : notre Église conserve des choix moralement mauvais et inadaptés à notre temps. Je ne sais
pas combien de temps la hiérarchie de l’Église s’enferrera dans cette impasse ;
mais tôt ou tard, les simples fidèles devront prendre des mesures fortes. For such if oft the course of deeds that move the wheels of the world:
small hands do them because they must, while the eyes of the great are
elsewhere.
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