Il est des polémiques qui témoignent de l’inefficacité
complète du débat public et de l’absence totale d’élévation du niveau des
idées : on cause, on cause, et rien n’avance ; chacun reste sur ses
positions, souvent simplistes et réductrices, sans se demander aucunement
quelle pourrait bien être la part de vérité dans ce que dit l’adversaire. La
question de l’avortement en est l’archétype.
Elle refait en ce moment les choux gras des commentateurs,
entre découverte de manuels chelous dans des lycées catholiques, proposition
abolitionniste en Pologne et délires gouvernementaux français. Et, comme
d’habitude, pas une position qui cherche un peu à s’étayer rationnellement.
Je l’ai dit, re-dit et re-re-dit, la position officielle de
l’Église – je précise « position officielle » puisqu’elle n’est plus,
et depuis longtemps, celle d’un grand nombre de fidèles – me semble bien
difficile à tenir. En postulant qu’il y a un être humain dès lors qu’il y a
fécondation, elle définit l’humanité, de fait, exclusivement par son génome.
Or, considérer qu’il n’y a pas de différence de nature entre une cellule-œuf
fraîchement fécondée, ou même un tas de cellules encore indifférenciées, et un
être humain pleinement formé, heurte le sens commun. Bien sûr, on m’oppose
généralement le fait que la cellule-œuf est un être humain en devenir ;
mais justement, dire cela, c’est dire qu’elle n’est pas encore un être humain : on ne peut devenir que ce qu’on
n’est pas encore.
Par conséquent, la proposition de loi polonaise, qui vise à
interdire purement et simplement l’avortement, quels qu’en soient la date et le
motif, me semble une aberration. Ce n’est pas tant qu’elle constitue un retour
en arrière – même si, en effet, il serait inquiétant de constater qu’on peut si
facilement revenir sur des avancées sociétales – ; c’est surtout qu’elle
ne se justifie pas et va donc plonger de nombreux couples et de nombreuses
femmes dans une galère noire pour rien du
tout. Empêcher des gens de se débarrasser de ce qui n’est encore qu’un amas
de cellules, et donc les forcer, quelques semaines plus tard, à accueillir un
enfant qu’ils ne veulent ou ne peuvent pas accueillir, est foncièrement injuste
– et probablement pas dans l’intérêt de l’enfant à naître.
Dans le même ordre d’idées, le manuel récemment pointé du
doigt, édité par la fondation Jérôme Lejeune et distribué dans des lycées
privés catholiques, accumule les simplismes et évite soigneusement toute
réflexion sérieuse ou approfondie sur le sujet. Ainsi, quand Brunor, il est
vrai peu connu pour son intelligence, représente un fœtus qui proteste de sa
vie en rappelant qu’il entend tout ce qui se dit à l’extérieur du ventre de sa
mère, il omet prudemment de rappeler que le petit amas de cellules qui se
développe tranquillou-quillou dans l’utérus quelques heures après la
fécondation n’entend, lui, pas le moindre son, et que cette différence
objective entre les deux pourrait quand même mériter qu’on réfléchisse à une
différence de traitement.
Mais à l’inverse, les pro-avortements font preuve de la même
absence de pensée quand ils réduisent cette question au droit des femmes à
disposer de leur corps. Comme le rappelaient récemment une série de caricatures
espagnoles, le corps de la mère n’a pas deux têtes, quatre bras, quatre jambes
et deux cœurs. C’est donc qu’à partir d’un certain stade, il n’y a pas
seulement le corps de la mère, il y a deux corps, celui de la mère, et celui de
l’enfant, que la mère abrite mais qui n’est pas le sien pour autant. Malgré sa
dimension hautement symbolique, il est donc impossible en raison de tout
réduire à la naissance ; un bébé quelques heures après sa naissance n’est
que peu différent du fœtus quelques heures avant.
Il faut donc déterminer un stade à partir duquel on
considère que l’amas de cellules devient un être humain. Je précise tout de
suite que, même là-dessus, il faut de la nuance ; et je suis tout prêt à reconnaître
– car c’est ce qu’indiquent toutes les données de la biologie – que l’embryon
ne devient pas un humain tout soudain, pouf ! comme par un coup de
baguette magique. Il s’agit très probablement d’un processus progressif, d’une
transition entre ce qui n’encore qu’un amas de cellules et ce qui est un humain
à part entière, quoi que pas encore né.
Seulement voilà, du point de vue de la loi, cette réalité
biologique ne peut pas être prise en compte, puisqu’il faut bien fixer un seuil
légal au-delà duquel l’avortement n’est plus possible, sauf risque pour la vie
de la mère – puisque, rappelons-le, s’il est nécessaire de choisir entre la vie
de la mère et celle de l’enfant, la première ne vaut pas moins que la seconde.
Pour ma part, il me semble que les avancées récentes de la
neurobiologie indiquent que, s’il y a dans notre corps un organe qui peut être considéré
comme le siège de notre âme, de notre humanité et de notre individualité, c’est
le cerveau ; et donc je considère que l’embryon devient un être humain à
mesure que son système nerveux central devient fonctionnel, c’est-à-dire à peu
près autour de la douzième semaine de grossesse. Par conséquent, le seuil légal
français (12 semaines de grossesse, soit 14 semaines d’aménorrhée) me semble
raisonnable. Il présente un double avantage, théorique et pratique :
théorique, parce qu’il est conforme à la position morale que j’essaye de
défendre, et pratique, parce qu’il fait de l’IVG une possibilité réelle – la
plupart des femmes étant au courant de leur grossesse bien avant sa douzième semaine.
Cette position semble prudente ; elle constitue cependant
déjà une ligne de crête. Rien qu’en disant cela, je me fais taper dessus des
deux côtés : les catholiques fidèles à la doctrine officielle de l’Église me
traitent d’assassin et considèrent que j’appelle au meurtre des enfants, quand beaucoup
de féministes ou de gauchistes me voient comme un affreux conservateur, pour ne
pas dire un sale réac. Et pourtant, il faut aller plus loin encore dans la
nuance et la précision.
Car si je considère qu’avant la douzième semaine de
grossesse, l’utérus de la femme n’abrite pas un être humain, et qu’il n’est
donc nullement immoral de pratiquer une IVG à ce stade, cela ne signifie pas
pour autant qu’il s’agisse d’un acte anodin. Un acte peut être tout à fait
moral, et représenter malgré tout un traumatisme pour ceux qui le pratiquent.
Je ne crois pas qu’une femme qui avorte dans le délai légal tue son enfant ;
mais on ne peut pas nier qu’elle l’empêche de naître et d’exister. À mon sens, pratiquer
une IVG avant la douzième semaine de grossesse n’est pas plus immoral que de pratiquer
la contraception ; mais cela ne signifie pas que ce soit la même chose
pour autant. D’un point de vue éthique, je crois que les deux choses se valent ;
mais d’un point de vue psychologique, il n’en va pas du tout de même.
C’est pourquoi il me semble que la loi ne devrait pas sortir
des grands équilibres qui avaient été mis en place en 1975. Or, ce sont ces grands
équilibres qui sont aujourd’hui menacés. La suppression, en 2015, du délai de
réflexion d’une semaine était une mauvaise chose, et je crois qu’il devrait être
rétabli – plus généralement, l’État doit tout mettre en œuvre pour que l’avortement
ne devienne jamais, et pour personne, un moyen de contraception.
Et, plus près de nous dans l’actualité, la proposition
gouvernementale d’élargir le délit d’entrave à l’avortement à l’Internet en
créant un « délit d’entrave numérique à l’avortement » me semble extrêmement
dangereuse. Faut-il le rappeler ? La liberté d’expression, ça ne couvre
pas que la vérité, ni surtout que la vérité officielle. La liberté d’expression,
ça veut dire aussi qu’on est libre de mentir, de dire des conneries, ou des
choses avec lesquelles ces messieurs du gouvernement ne sont pas d’accord. Tant
qu’on n’appelle pas à la haine ou à la violence, tant qu’on n’injurie ou ne
diffame pas, tant qu’on ne harcèle ni ne dévoile la vie privée d’autrui, on dit ce qu’on veut. Quand Saint-Just
disait « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté », la seule
chose qu’il disait vraiment, c’était « Pas de liberté ».
Voilà pourquoi l’avortement est la polémique de tous les
dangers : parce qu’elle est celle de tous les simplismes, de toutes les
réductions, de tous les raccourcis ; parce qu’elle est celle du triomphe
des idées toutes faites et des idéologies sur la pensée, et donc celle de l’absence
de toute forme de pensée. La proposition de loi polonaise est une dangereuse
aberration ; malheureusement, la proposition de loi française l’est tout
autant.
Une fois sur mon blog, un commentaire outre me disait "mais j'espere que vous n'etes pas pour l'avortement et la pretrise des femmes"? (euhhh si...). Bref, merci pour ton article, je me sens moins seule.
RépondreSupprimerPour en revenir au debat technique et a ton article, pour ma part j'ai deplace le debat. Je suis convaincue que le pour/contre l'avortement n'aboutira jamais a rien, notamment pour toutes les raisons medicales, techniques, psychologiques deployees partout quand on aborde le sujet. Par contre, aborder le sujet par l'angle du droit me semble permettre d'apporter plus de reponses. Est-ce qu'on donne le droit a l'avortement? Est-ce qu'on donne le droit a des femmes d'avoir acces a un service medical qu'elles n'utilisent que dans des conditions qui sont en general extremes? Est-ce que'on donne le droit a du personnel medical de pratiquer de tels actes et dans quelles conditions? Meme dans le cas ou l'on pense que l'amas de cellule est un etre humain que l'on tue, quelles sont les conditions de cette pratique et ce droit? Et enfin, toute question sur l'avortement ne saurait etre dissociee de celle du droit a la contraception, du devoir de l'education nationale de faire une education sur les questions de sexualite ainsi que sur les questions "de genre" *(ouh le gros mot!".