samedi 1 octobre 2016

Avortement : la polémique de tous les dangers

Il est des polémiques qui témoignent de l’inefficacité complète du débat public et de l’absence totale d’élévation du niveau des idées : on cause, on cause, et rien n’avance ; chacun reste sur ses positions, souvent simplistes et réductrices, sans se demander aucunement quelle pourrait bien être la part de vérité dans ce que dit l’adversaire. La question de l’avortement en est l’archétype.

Elle refait en ce moment les choux gras des commentateurs, entre découverte de manuels chelous dans des lycées catholiques, proposition abolitionniste en Pologne et délires gouvernementaux français. Et, comme d’habitude, pas une position qui cherche un peu à s’étayer rationnellement.

Je l’ai dit, re-dit et re-re-dit, la position officielle de l’Église – je précise « position officielle » puisqu’elle n’est plus, et depuis longtemps, celle d’un grand nombre de fidèles – me semble bien difficile à tenir. En postulant qu’il y a un être humain dès lors qu’il y a fécondation, elle définit l’humanité, de fait, exclusivement par son génome. Or, considérer qu’il n’y a pas de différence de nature entre une cellule-œuf fraîchement fécondée, ou même un tas de cellules encore indifférenciées, et un être humain pleinement formé, heurte le sens commun. Bien sûr, on m’oppose généralement le fait que la cellule-œuf est un être humain en devenir ; mais justement, dire cela, c’est dire qu’elle n’est pas encore un être humain : on ne peut devenir que ce qu’on n’est pas encore.

Par conséquent, la proposition de loi polonaise, qui vise à interdire purement et simplement l’avortement, quels qu’en soient la date et le motif, me semble une aberration. Ce n’est pas tant qu’elle constitue un retour en arrière – même si, en effet, il serait inquiétant de constater qu’on peut si facilement revenir sur des avancées sociétales – ; c’est surtout qu’elle ne se justifie pas et va donc plonger de nombreux couples et de nombreuses femmes dans une galère noire pour rien du tout. Empêcher des gens de se débarrasser de ce qui n’est encore qu’un amas de cellules, et donc les forcer, quelques semaines plus tard, à accueillir un enfant qu’ils ne veulent ou ne peuvent pas accueillir, est foncièrement injuste – et probablement pas dans l’intérêt de l’enfant à naître.

Dans le même ordre d’idées, le manuel récemment pointé du doigt, édité par la fondation Jérôme Lejeune et distribué dans des lycées privés catholiques, accumule les simplismes et évite soigneusement toute réflexion sérieuse ou approfondie sur le sujet. Ainsi, quand Brunor, il est vrai peu connu pour son intelligence, représente un fœtus qui proteste de sa vie en rappelant qu’il entend tout ce qui se dit à l’extérieur du ventre de sa mère, il omet prudemment de rappeler que le petit amas de cellules qui se développe tranquillou-quillou dans l’utérus quelques heures après la fécondation n’entend, lui, pas le moindre son, et que cette différence objective entre les deux pourrait quand même mériter qu’on réfléchisse à une différence de traitement.

Mais à l’inverse, les pro-avortements font preuve de la même absence de pensée quand ils réduisent cette question au droit des femmes à disposer de leur corps. Comme le rappelaient récemment une série de caricatures espagnoles, le corps de la mère n’a pas deux têtes, quatre bras, quatre jambes et deux cœurs. C’est donc qu’à partir d’un certain stade, il n’y a pas seulement le corps de la mère, il y a deux corps, celui de la mère, et celui de l’enfant, que la mère abrite mais qui n’est pas le sien pour autant. Malgré sa dimension hautement symbolique, il est donc impossible en raison de tout réduire à la naissance ; un bébé quelques heures après sa naissance n’est que peu différent du fœtus quelques heures avant.

Il faut donc déterminer un stade à partir duquel on considère que l’amas de cellules devient un être humain. Je précise tout de suite que, même là-dessus, il faut de la nuance ; et je suis tout prêt à reconnaître – car c’est ce qu’indiquent toutes les données de la biologie – que l’embryon ne devient pas un humain tout soudain, pouf ! comme par un coup de baguette magique. Il s’agit très probablement d’un processus progressif, d’une transition entre ce qui n’encore qu’un amas de cellules et ce qui est un humain à part entière, quoi que pas encore né.

Seulement voilà, du point de vue de la loi, cette réalité biologique ne peut pas être prise en compte, puisqu’il faut bien fixer un seuil légal au-delà duquel l’avortement n’est plus possible, sauf risque pour la vie de la mère – puisque, rappelons-le, s’il est nécessaire de choisir entre la vie de la mère et celle de l’enfant, la première ne vaut pas moins que la seconde.

Pour ma part, il me semble que les avancées récentes de la neurobiologie indiquent que, s’il y a dans notre corps un organe qui peut être considéré comme le siège de notre âme, de notre humanité et de notre individualité, c’est le cerveau ; et donc je considère que l’embryon devient un être humain à mesure que son système nerveux central devient fonctionnel, c’est-à-dire à peu près autour de la douzième semaine de grossesse. Par conséquent, le seuil légal français (12 semaines de grossesse, soit 14 semaines d’aménorrhée) me semble raisonnable. Il présente un double avantage, théorique et pratique : théorique, parce qu’il est conforme à la position morale que j’essaye de défendre, et pratique, parce qu’il fait de l’IVG une possibilité réelle – la plupart des femmes étant au courant de leur grossesse bien avant sa douzième semaine.

Cette position semble prudente ; elle constitue cependant déjà une ligne de crête. Rien qu’en disant cela, je me fais taper dessus des deux côtés : les catholiques fidèles à la doctrine officielle de l’Église me traitent d’assassin et considèrent que j’appelle au meurtre des enfants, quand beaucoup de féministes ou de gauchistes me voient comme un affreux conservateur, pour ne pas dire un sale réac. Et pourtant, il faut aller plus loin encore dans la nuance et la précision.

Car si je considère qu’avant la douzième semaine de grossesse, l’utérus de la femme n’abrite pas un être humain, et qu’il n’est donc nullement immoral de pratiquer une IVG à ce stade, cela ne signifie pas pour autant qu’il s’agisse d’un acte anodin. Un acte peut être tout à fait moral, et représenter malgré tout un traumatisme pour ceux qui le pratiquent. Je ne crois pas qu’une femme qui avorte dans le délai légal tue son enfant ; mais on ne peut pas nier qu’elle l’empêche de naître et d’exister. À mon sens, pratiquer une IVG avant la douzième semaine de grossesse n’est pas plus immoral que de pratiquer la contraception ; mais cela ne signifie pas que ce soit la même chose pour autant. D’un point de vue éthique, je crois que les deux choses se valent ; mais d’un point de vue psychologique, il n’en va pas du tout de même.

C’est pourquoi il me semble que la loi ne devrait pas sortir des grands équilibres qui avaient été mis en place en 1975. Or, ce sont ces grands équilibres qui sont aujourd’hui menacés. La suppression, en 2015, du délai de réflexion d’une semaine était une mauvaise chose, et je crois qu’il devrait être rétabli – plus généralement, l’État doit tout mettre en œuvre pour que l’avortement ne devienne jamais, et pour personne, un moyen de contraception.

Et, plus près de nous dans l’actualité, la proposition gouvernementale d’élargir le délit d’entrave à l’avortement à l’Internet en créant un « délit d’entrave numérique à l’avortement » me semble extrêmement dangereuse. Faut-il le rappeler ? La liberté d’expression, ça ne couvre pas que la vérité, ni surtout que la vérité officielle. La liberté d’expression, ça veut dire aussi qu’on est libre de mentir, de dire des conneries, ou des choses avec lesquelles ces messieurs du gouvernement ne sont pas d’accord. Tant qu’on n’appelle pas à la haine ou à la violence, tant qu’on n’injurie ou ne diffame pas, tant qu’on ne harcèle ni ne dévoile la vie privée d’autrui, on dit ce qu’on veut. Quand Saint-Just disait « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté », la seule chose qu’il disait vraiment, c’était « Pas de liberté ».

Voilà pourquoi l’avortement est la polémique de tous les dangers : parce qu’elle est celle de tous les simplismes, de toutes les réductions, de tous les raccourcis ; parce qu’elle est celle du triomphe des idées toutes faites et des idéologies sur la pensée, et donc celle de l’absence de toute forme de pensée. La proposition de loi polonaise est une dangereuse aberration ; malheureusement, la proposition de loi française l’est tout autant.

1 commentaire:

  1. Une fois sur mon blog, un commentaire outre me disait "mais j'espere que vous n'etes pas pour l'avortement et la pretrise des femmes"? (euhhh si...). Bref, merci pour ton article, je me sens moins seule.
    Pour en revenir au debat technique et a ton article, pour ma part j'ai deplace le debat. Je suis convaincue que le pour/contre l'avortement n'aboutira jamais a rien, notamment pour toutes les raisons medicales, techniques, psychologiques deployees partout quand on aborde le sujet. Par contre, aborder le sujet par l'angle du droit me semble permettre d'apporter plus de reponses. Est-ce qu'on donne le droit a l'avortement? Est-ce qu'on donne le droit a des femmes d'avoir acces a un service medical qu'elles n'utilisent que dans des conditions qui sont en general extremes? Est-ce que'on donne le droit a du personnel medical de pratiquer de tels actes et dans quelles conditions? Meme dans le cas ou l'on pense que l'amas de cellule est un etre humain que l'on tue, quelles sont les conditions de cette pratique et ce droit? Et enfin, toute question sur l'avortement ne saurait etre dissociee de celle du droit a la contraception, du devoir de l'education nationale de faire une education sur les questions de sexualite ainsi que sur les questions "de genre" *(ouh le gros mot!".

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