« Si un royaume
est divisé contre lui-même, ce royaume ne peut se maintenir », disait
le Christ d’après Marc (3, 24). Toute nation est forcément le lieu de multiples
désaccords et même de conflits qui se règlent par des rapports de force ; il
n’y a rien d’inquiétant à cela, et vouloir les faire totalement disparaître est
une chimère qui ne peut mener qu’au totalitarisme – c’était par exemple le
projet de Mussolini, qui était obsédé par l’unité de la nation italienne. Mais
comme toujours, les différences de degré finissent pas faire des différences de
nature : il existe un seuil à partir duquel les désaccords et les conflits
cessent d’être normaux et se transforment en de véritables lignes de fracture
qui rendent le vivre-ensemble impossible.
Il me semble que la nation française offre plusieurs
exemples de telles fractures : des sujets sur lesquels les visions de ce
que doit être ou devenir le pays sont radicalement incompatibles. Il m’en vient
au moins deux – et on pourrait sans doute en trouver d’autres. Le premier est
la place de l’islam et des musulmans dans la société française. Le second est
celui du mariage homosexuel et plus généralement de la politique familiale. Dans
une certaine mesure, d’autres questions sont en train de devenir presque aussi
polémiques : ainsi de l’équilibre à construire, en lien avec la montée du
terrorisme, entre respect des libertés et meilleure sécurité ; ou encore
de la manière de traiter les inégalités économiques, en accroissant ou au
contraire en réduisant le contrôle de l’État sur l’économie.
Sur tous ces sujets, en particulier les deux premiers,
qu’observe-t-on ? D’abord, que le dialogue est de plus en plus impossible.
Ce qui ne signifie pas que les différents camps ne se parlent plus : bien
au contraire, les partisans de chaque bord sont bien souvent avides de déverser
la bonne parole sur leurs adversaires. Mais il ne suffit pas de parler à
l’autre pour qu’il y ait dialogue : il faut aussi écouter ce qu’il a à
dire. Si chacun se contente d’assener à l’autre ce qu’il considère comme la
vérité, il n’y a pas de dialogue véritable : il n’y a qu’un dialogue de
sourds.
Sur la place de l’islam en France ou sur la loi Taubira, il
y a longtemps que c’est le cas : il n’y a plus de dialogue, de débat
d’idées, il n’y a plus que des anathèmes. Un signe fort en est qu’au sein de
chaque camp, on parle d’ailleurs de plus en plus pour ceux qui pensent comme
nous, et pas pour les adversaires. Chacun crie des slogans simplistes destinés
à souder les troupes et à renforcer leur moral, mais on produit bien peu
d’argumentaires pour faire valoir son point de vue.
Ensuite, on constate une forte polarisation des opinions,
avec peu de place laissée à l’entre-deux. Les avis s’articulent de plus en plus
autour de camps nettement découpés et entre lesquels les compromis ne sont plus
possibles. Sur la question de l’islam, on entend de plus en plus de gens dire
soit que cette religion ne pose pas le moindre problème en France, soit qu’elle
n’est pas compatible du tout avec nos valeurs fondamentales ; les opinions
intermédiaires, nuancées, sont de plus en plus inaudibles. Il semble en fait
que, sur ces questions, tout compromis soit devenu impossible.
Non pas que je sois systématiquement partisan d’un milieu
qui serait toujours juste : autant je me situe dans cet espace
intermédiaire sur la question de l’islam (ce qui se traduit par le fait que je
me fais autant traiter d’islamophobe et de raciste que d’idiot utile de la conquête
musulmane…), autant sur la question du mariage homo je serais incapable de me
contenter d’une union civile, ni même d’un mariage sans possibilité d’adoption.
Ce constat de la polarisation des opinions ne vaut donc pas jugement de valeur ;
mais il n’en est pas moins valide pour autant.
Enfin, et c’est d’ailleurs ce qui explique les deux premiers
points, on observe sur ces sujets un glissement de la logique militante vers la
logique de guerre. Conséquence logique de la polarisation des idées et de la
disparition des nuances, sur les sujets les plus polémiques, il y a aujourd’hui
moins des opinions que des camps, et on trie les gens en fonction de leur
appartenance ou non au même camp que soi. Si vous n’êtes pas d’accord avec tout
le corpus idéologique du camp, plus la peine de discuter : vous n’êtes même
pas un adversaire, mais un ennemi. Inversement, vous pouvez proférer les pires
inepties, défendre vos idées de la pire manière qui soit, les gens de votre
camp trouveront toujours le moyen de vous défendre corps et âme.
On ne cherche plus à convaincre des gens, ni même à faire
triompher concrètement un point de vue dans la loi : il semblerait plutôt qu’on
se prépare à… à quoi d’ailleurs ? Parfois, j’ai l’impression que c’est à la
guerre civile. Car si le vivre-ensemble n’est plus possible, mais que la
séparation ne l’est pas non plus, quelle autre issue ? On se demande ce qui
se passerait si certaines personnes arrivaient au pouvoir. Que ce soit le PIR
ou Robert Ménard, cela pourrait-il finir sans violence ?
Je ne sais pas si c’est exactement la même chose dans les
autres pays. J’ai tendance à penser que des fractures similaires existent dans la
plupart des pays développés, même si ce n’est pas forcément sur les mêmes sujets.
Ailleurs, au Royaume-Uni, en Belgique, en Espagne, d’autres questions peuvent être
leur servir de support : le maintien ou non du pays dans l’Union
européenne, l’évolution du modèle fédéral etc. Ces fractures sont en réalité créées
par la crise générale que nous commençons tout juste à traverser ; les questions
dans lesquelles elles s’incarnent concrètement n’en sont probablement que des
déclencheurs et des catalyseurs. Mais peut-être certaines nations sont-elles
plus unies et moins cassées que la nôtre. Je ne sais pas si le Japon, par
exemple, connaît de telles fractures.
Reste à dire ce qu’on pourrait faire pour les résorber – si
tant est que ce soit possible. La volonté de vivre ensemble est un des deux
piliers, avec la culture commune, qui fondent le concept de nation. Si nous
voulons survivre comme nation, il faut donc retrouver cette volonté de vivre
ensemble ; et pour cela, il faut impérativement retrouver le sens de la
mesure, sortir de la logique guerrière et donc ne plus considérer l’autre comme
un ennemi mais comme un adversaire politique.
Ce ne sont pas des mots vains ; ils ont une traduction
concrète. Il s’agit en particulier de retrouver le chemin du dialogue, ce qui
ne peut se faire qu’en bannissant ce qui le rend impossible. L’injure et l’anathème,
bien sûr ; qualifier l’adversaire d’homophobe ou d’islamophobe, même quand
on pense que c’est très justifié, ne fait pas avancer les choses et braque la personne
qu’on a en face de soi. Mais le recours aux arguments d’autorité bloque tout
autant la conversation : qu’il s’agisse de la Bible, du Magistère de l’Église
ou d’une étude sociologique, si l’un des participants prétend détenir une
vérité indiscutable, la discussion ne peut que s’arrêter. Il faut donc faire un
usage exclusif de la raison sur ces sujets les plus polémiques. Autant dire que
ce n’est pas gagné.
Enfin, puisque avec la volonté de vivre ensemble, un
des deux piliers fondateurs de la nation s’érode, il serait bon de compenser
cette faiblesse en renforçant parallèlement l’autre pilier : la culture
commune. Ce qui ne peut passer que par un renforcement du rôle de l’école et un
retour à son rôle de transmetteur de savoirs, de connaissances, d’œuvres d’art
et de valeurs qui proviennent, en dernière analyse, du passé. Là encore, c’est
loin d’être gagné.
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