La guerre des idées est toujours aussi celle des mots. Et
c’est encore plus vrai dans le régime politique qui est le nôtre, à savoir la
démocratie d’opinion – cette dégénérescence de la démocratie représentative
dans laquelle la vie politique devient essentiellement un spectacle et où les
politiciens cessent complètement de se préoccuper du bien commun mais se
contentent de suivre avant tout le pouvoir économique, et dans une moindre
mesure l’opinion publique, à la fois révélée et façonnée par le complexe
médias-sondages.
Dans ce cadre, la manière dont on qualifie l’adversaire
devient une arme redoutable permettant de le stigmatiser, de le décrédibiliser
sans le moindre début de réflexion ou de justification. Et en la matière, une
certaine droite (« décomplexée ») mène depuis quelques années un
assaut assez déterminé. Encore une bonne vieille application du stratagème 32
d’Arthur Schopenhauer :
« Lorsque l’on
est confronté à une assertion de l’adversaire, il y a une façon de l’écarter
rapidement, ou du moins de jeter l’opprobre dessus, en la plaçant dans une
catégorie généralement détestée, même si l’association n’est qu’apparente ou
très ténue. Par exemple dire que c’est du manichéisme, […] ou de l’idéalisme,
[…] de l’athéisme, du rationalisme, du spiritualisme, du mysticisme, etc. Nous
acceptons du coup deux choses :
1. Que l’assertion en question est apparentée ou
contenue dans la catégorie citée […] ;
2. Que le système auquel on se réfère a déjà été
complètement réfuté et ne contient pas un seul mot de vrai. »
Sauf que « manichéisme » et
« idéalisme » étant devenus un tantinet compliqués pour notre époque,
militants et politiciens savent qu’il leur faut se contenter de moins. Pour
qualifier quelqu’un qui est trop à droite à leurs yeux, un bon nombre de
militants de gauche a trouvé l’arme suprême en un seul adjectif :
« facho ! » Les gens visés n’ont la plupart du temps à peu près
rien à voir avec le fascisme, mais qui s’en soucie ? La pertinence de l’argument
fait toujours mouche, et c’est bien ce qui compte.
Du coup, de l’autre côté, ils se sont dit qu’il leur fallait
trouver la parade. Et comme ils ont quand même une ou deux belles plumes dans
leurs rangs, ils ont répliqué par quelques qualificatifs bien sentis. Parmi
ceux qui reviennent le plus souvent, on a « bobo »,
« bisounours », « bien-pensants » (oui, ils doivent aimer
les allitérations en « b ») et « droit-de-l’hommiste ». Et
ces termes, on les retrouve chez Zemmour, chez Sarkozy, chez Marine Le Pen et j’en
passe. Ils sont même en train de devenir une sorte de marqueur de l’absence de
pensée : quand quelqu’un les emploie, vous pouvez être sûr qu’il quitte le
domaine de la raison et de l’analyse pour verser dans l’anathème et l’injure à
peine déguisée. D’ailleurs, certaines personnalités, aussi conspuées par une
certaine gauche que celles que je viens de citer, mais qui pensent vraiment,
elles, ne les utilisent pas – ainsi d’Alain Finkielkraut.
Il y a donc un enjeu très concret ici : il s’agit, pour
les gens qu’on essaye de faire taire en les gratifiant de ces injures à la
mode, de savoir quoi répondre, bref de parer ces attaques pour ne pas laisser
la victoire à l’adversaire. Et pour cela, il faut les analyser une par une.
« Bobo »,
d’abord, souvent suivi de son épithète préféré : « parisien ».
Ici, l’accusation porte sur l’appartenance à un milieu économique,
socio-professionnel et culturel (voire géographique). L’idée, c’est que nous
serions des privilégiés déconnectés de la dure réalité du quotidien des gens
simples, de la « France d’en bas » pour reprendre une autre
expression fameuse. Pour ma part, que je sois un privilégié, je n’ai aucun mal
à le reconnaître ; c’est même une évidence. Mais je ne vois pas en quoi
cela discréditerait ma parole. D’abord parce que – et c’est la première réponse
qui doit venir à tout accusé de boboïsme – l’accusateur est souvent issu du
même milieu social, voire d’un milieu plus riche encore. Quand Marine Le Pen,
héritière de Saint-Cloud, ou Nicolas Sarkozy, riche avocat d’affaires qui se
fait payer des centaines de milliers d’euros pour chacune de ses conférences,
se permet de qualifier ses adversaires de « bobos », on peut
doucement rigoler.
Et si c’est non pas le lieu de vie ou le niveau de richesse
qui est attaqué, mais plutôt un mode de vie ou de pensée, il ne faut pas
hésiter à répondre que manger du quinoa ou privilégier les circuits courts et
les légumes de saison n’a jamais rendu quelqu’un plus stupide ou moins lucide.
« Bien-pensant », ensuite. Ici l’accusation est
différente : on critique celui qui adopte l’avis majoritaire, ou plus
exactement l’avis dominant, en particulier dans les médias. Il y a une
accusation de suivisme, mais aussi d’une certaine hypocrisie, dans l’idée de
bien-pensance : serait « bien-pensant » celui qui adopterait
sans examen réel les opinions exprimées par les journalistes les plus en vue,
mais aussi qui se donnerait bonne conscience à peu de frais en défendant des
principes très jolis sur le papier, mais inapplicables dans la réalité. Ceux
qui accusent leurs adversaires de bien-pensance les accusent aussi,
implicitement, de ne faire que penser, justement, et de refuser d’agir, ce qui
impliquerait de plonger les mains dans le cambouis, forcément pas aussi propre
que leurs idéaux.
Que répondre ? D’abord, que même si on peut
généralement douter des lumières de la plèbe, penser comme tout le monde n’est
pas en soi un signe qu’on se trompe. Ce n’est pas parce que les médias dominant
le disent que j’affirme que Trump est un crétin : c’est parce qu’une
analyse rationnelle ne peut nous conduire qu’à l’idée qu’il est un crétin. Et donc, je ne vais pas cesser de dire que
c’est un crétin juste parce que des journalistes (ou des gens de gauche) le
disent.
Répondre plus avant à cette accusation va nécessiter de nous
pencher aussi sur les deux qui restent, car elles sont liées :
« bisounours » et « droit-de-l’hommiste ». L’accusation
derrière le premier terme est celle d’angélisme : le
« bisounours » est en fait celui qui s’imagine vivre dans le monde
des bisounours, qui croit que tout peut se régler par la gentillesse – ou, pour
être plus précis, en respectant des principes. Pour ses adversaires, le
bisounours n’a pas compris que le monde était dur et que les gens étaient
méchants ; il est naïf et refuse d’admettre que le respect de ses
principes ne peut le conduire qu’à l’échec et in fine à l’élimination –
politique ou même physique.
Or, les choses sont beaucoup plus simples que cela. Nous
savons bien, merci, que la plupart des gens sont bêtes et méchants, et qu’on ne
va pas arrêter les terroristes avec des idées. Si donc nous refusons l’usage de
certaines armes – la torture, la peine de mort, l’enfermement sans jugement, la
surveillance de masse, la justification des violences policières etc. –, ce
n’est ni par angélisme, ni par naïveté. Ce peut être pour deux raisons.
La première, c’est que ces armes n’offrent parfois que
l’illusion de l’efficacité. On me traite de bisounours quand je suis contre la
peine de mort, mais elle ne fait pas diminuer la criminalité. On me traite de
bisounours quand je refuse catégoriquement la torture ; mais la torture
est une arme inefficace, car sous la torture on avoue n’importe quoi. On me
traite de bisounours quand je refuse que les policiers puissent utiliser leur
arme hors-service, ou quand je refuse des idées comme la présomption de
légitime défense dès lors qu’ils en ont fait usage ; mais ces pratiques ne
rendent pas la société plus sûre : ceux qui ne sont pas convaincus n’ont
qu’à regarder ce qui se passe aux États-Unis. Plus généralement, ceux qui
citent les États-Unis, la Russie ou l’Arabie saoudite comme des modèles où les
flics et les honnêtes gens ont enfin des droits peuvent prendre un aller simple
pour ces petits coins de paradis sur Terre, et il ne faut pas hésiter à le leur
rappeler.
La seconde, c’est que même quand ces mesures sont efficaces,
et je reconnais que certaines d’entre elles le sont, je les refuse non par naïveté,
mais parce que si je veux survivre, je ne veux pas survivre à n’importe quel
prix. Ça, c’est le point que la plupart des gens ont le plus grand mal à
comprendre, parce qu’ils identifient la survie à la survie du corps. Mais si,
pour faire survivre mon corps, je fais mourir mes principes, alors je ne survis
pas : je deviens quelqu’un d’autre. Pire encore : je deviens
exactement celui qu’auparavant je combattais. Et dans ce cas, pourquoi survivre ?
Si nous cessons d’appliquer nos principes, nous ne sommes pas meilleurs que les
terroristes ou les criminels que nous prétendons combattre, car le respect de
ces principes est la seule et unique chose qui nous sépare d’eux. Et si nous
cessons d’être meilleurs que l’État islamique, il m’est indifférent de savoir
qui gagne, d’eux ou de nous.
C’est pourquoi il est, quand on s’y arrête sérieusement,
absolument sidérant que certains osent nous traiter de « droits-de-l’hommistes ».
L’accusation est la même que celle de bisounours : angélisme et naïveté.
Mais cette fois-ci, ce qu’on nous reproche de chercher à faire respecter, ce
sont les droits de l’homme. Les droits de l’homme ! Mais c’est oublier que
les droits de l’homme sont le socle de toutes les libertés qui font notre
bonheur, qui font que notre vie est digne d’être vécue. On peut discuter du
détail ; Tol Ardor ne reconnaît pas exactement les mêmes que ceux de 1789
ou de 1948, et ce n’est d’ailleurs pas pour rien qu’il y a eu tant de versions
de ce texte. Mais sur le fond, renoncer aux droits de l’homme, c’est nous
renier nous-mêmes, et donc précisément ne pas survivre en tant que culture, en
tant que civilisation ; et c’est aussi nous jeter volontairement dans les chaînes
de l’esclavage et de l’arbitraire.
L’accusation de « droit-de-l’hommisme » salit donc
davantage celui qui l’utilise que celui à qui elle s’adresse – à dire vrai,
elle devrait être infamante. Et là encore, il ne faut pas se priver de le dire !
Non seulement il faut assumer la défense des droits de l’homme, mais il faut
retourner contre eux l’arme de ceux qui nous le reprochent et les dévoiler pour
ce qu’ils sont : les fossoyeurs de notre civilisation.
Je ne pense évidemment pas que ce combat soit bien parti ;
nous dépendons d’un système politico-médiatique qui joue contre nous, et la
crise que nous commençons tout juste à traverser va faire ressortir les pires
instincts des gens. Mais ce n’est qu’une raison de plus pour nous battre. Notre
survie individuelle n’est peut-être pas d’une immense importance, mais celle de
notre civilisation est à ce prix.
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