J’écoutais l’autre jour un épisode de l’émission Répliques d’Alain Finkielkraut, intitulé
« La nuit nous appartient » et qui mettait face à face un membre des
Veilleurs et un de Nuit Debout. Pour ceux qui ne connaîtraient pas les deux
mouvements, petite présentation. Le mouvement des Veilleurs est apparu en avril
2013 dans le sillage de la Manif Pour Tous et de l’opposition à la loi
Taubira ; il rassemble des individus qui se réunissent la nuit pour
protester, encore et toujours, contre ladite loi (ils « ne lâchent
rien », souvenez-vous) de manière pacifique, chaque intervenant pouvant
parler librement ou lire un texte littéraire, philosophique, historique etc.
Nuit Debout, née en mars 2016 et qui n’a pas survécu à l’été de la même année,
est un mouvement de protestation contre la loi El-Khomri qui s’est élargi en
une protestation plus large portant sur le système politique et économique
actuel.
Aucun des deux participants, à mon sens, n’a brillé par son
intelligence ou sa pertinence. Mais le Veilleur, dans une tentative assez
maladroite et ratée de justifier son opposition au mariage homosexuel, a eu une
réflexion fort révélatrice. Pour lui, la loi Taubira violerait l’intérêt
général au profit de celui d’une communauté restreinte en niant l’altérité
hommes-femmes qui serait, selon lui, la forme d’altérité la plus profonde et la
plus fondamentale de toutes celles qui constituent l’humanité.
Passons rapidement sur le fait qu’une analyse un tout petit
peu fouillée révèle à l’évidence que ni le mariage pour tous, ni les études de
genre (également mises en cause par ce brillant causeur) ne nient l’altérité
hommes-femmes, ce qui, en soi, suffirait à invalider ce
pseudo-raisonnement ; et arrêtons-nous plus précisément sur cette idée selon
laquelle l’altérité – et donc la complémentarité – entre les sexes serait la
plus essentielle de celles qui structurent l’humanité. Cette idée mérite
examen, puisqu’elle est en effet une de celles qu’on a le plus entendues depuis
2013 parmi les opposants aux évolutions sociétales en cours.
Commençons par admettre que cette intuition d’une altérité
hommes-femmes qui dépasserait et en quelque sorte transcenderait toutes les
autres n’est pas a priori
absurde ; elle est même soutenue par une réalité biologique, celle de la
naissance. L’être humain qui naît est homme ou femme et cette répartition est
binaire : on est l’un ou l’autre. En ce sens, la différence des sexes
semble en effet primer celle des cultures ou des catégories sociales –
puisqu’un bébé né dans les bidonvilles de New Dehli et placé immédiatement
après sa naissance dans une riche famille de Neuilly en prendrait tous les
traits culturels – ainsi que les différences de couleur de peau[1]
– puisqu’on n’est pas « blanc », « noir » ou
« jaune », mais que les possibilités de métissage sont infinies.
Mais une analyse plus poussée permet de montrer que cette
intuition n’est en réalité qu’un préjugé infondé. D’abord parce que l’apparent
caractère binaire du sexe à la naissance ne l’est pas absolument toujours :
les cas d’intersexuation sont évidemment infiniment rares par rapport au
métissage des couleurs de peau, mais ils existent ; à la question
traditionnelle « alors, c’est un garçon ou une fille ? », il
arrive que la réponse soit « les deux », ou « on ne sait pas
bien ».
Ensuite, et surtout, parce que, même si on ne tient pas
compte des cas très rares d’ambiguïté sexuelle, cette vision des choses repose
sur un primat démesuré accordé au biologique sur le social, à l’inné sur
l’acquis. Certes, à la naissance, on peut voir clairement – la plupart du temps
– si un enfant est mâle ou femelle, alors qu’on ne voit pas, ou pas toujours
bien, s’il est riche ou pauvre, noir ou blanc, de culture occidentale ou de
culture orientale.
Mais l’humain ne se réduit pas à cet état premier, ni à
cette apparence. Or, quand il grandit, que constate-t-on ? Que la
différence des sexes est finalement la moindre des différences. Moi qui suis
mâle, catholique, professeur et issu d’une famille aisée et cultivée de culture
française, je suis infiniment plus proche, dans à peu près tous les aspects de
ma vie, d’une prof catholique issue du même milieu social que moi mais femme
que, mettons, d’un ouvrier métallurgiste musulman de Dunkerque ou que d’un
cireur de chaussures bouddhiste de Djakarta, et ce même si tous les deux sont
des hommes. Ma manière de penser, ma vision du monde, mes loisirs, mon mode de
vie, et même, à bien des égards, ma sexualité, tout me rapprochera de la prof
du même milieu que moi infiniment plus que des deux hommes que j’ai pris en
exemple.
On peut aller plus loin et montrer que ça a toujours été
plus ou moins le cas, même dans les sociétés les plus machistes que nous ayons
connues. Ainsi, chez les Romains, les femmes étaient effectivement privées de
tout droit politique ou presque, alors qu’un citoyen, même pauvre, pouvait
s’exprimer et voter lors des comices ; il n’empêche que le mode de vie et
la manière de penser d’une femme de sénateur était infiniment plus proches de
ceux de son sénateur de mari que de ceux d’un petit paysan pauvre du Latium –
et je ne parle même pas de ceux d’un esclave mâle. Finalement,
l’humanité, si elle est bel et bien coupée en deux selon la frontière des
sexes, est donc d’abord et avant tout
découpée en grandes aires géoculturelles et, en leur sein, en classes
socio-culturelles.
Et c’est ce qui met à mal le postulat des adversaires
des études de genre ou du mariage homosexuel : finalement, dans tous les
aspects de la vie ou presque, l’altérité d’origine entre hommes et femmes est
écrasée, surtout dans nos sociétés devenues sur ce point moins inégalitaires,
par toutes les altérités acquises et sociales, en particulier celles du milieu
social, économique, professionnel et culturel. Si vraiment le mariage devait
n’unir que des gens séparés par la plus fondamentale des barrières, ce ne sont
pas des hommes et des femmes qu’il faudrait faire s’épouser, mais des chrétiens
et des hindous, des bourgeois et des prolétaires, des lettrés et des analphabètes.
[1]
J’emploie « couleur de peau » plutôt que « race » puisque
ce terme a été complètement banni du langage courant pour ce qui concerne les
hommes, et ce même si je ne suis pas tout à fait convaincu du bien-fondé de ce
bannissement.
Il n'est écrit nulle part que le mariage doit être établi sur l'altérité la plus profonde. On dit seulement que l'altérité sexuelle a une signification particulière, parce qu'elle est celle d'une certaine fécondité, et que c'est cette fécondité qui est concernée par le mariage.
RépondreSupprimerL'alterite homme-femme est "fondamentale" au sens ou, a mon avis, elle est a la base de notre constitution biologique. Tous nus aux fond du lit, le sexe va conditionner "l'emboitement" (a des fins de fecondite ou pas). Par contre, pour moi elle n'est pas fondamentale dans le rapport de l'humain avec le monde social et les codes ethnologiques qui l'entourent. C'est sur ce "fondamental" que je differe completement des veilleurs. Et te rejoins sur ton analyse...
RépondreSupprimerje crois qu'il y a surtout un problème de vocabulaire. Nous naissons mâle ou femelle sauf accident c'est le domaine biologique. L'éducation nous fait femme ou homme c'est le domaine culturelle. Le langage emploie le masculin et le féminin (dans certaines langues le neutre) C'est le domaine rhétorique…Il y a sans doute nombre de passerelles entre ces trois domaines mais parfois il n'y en a pas…
RépondreSupprimerje crois qu'il y a surtout un problème de vocabulaire. Nous naissons mâle ou femelle sauf accident c'est le domaine biologique. L'éducation nous fait femme ou homme c'est le domaine culturelle. Le langage emploie le masculin et le féminin (dans certaines langues le neutre) C'est le domaine rhétorique…Il y a sans doute nombre de passerelles entre ces trois domaines mais parfois il n'y en a pas…
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